Le bout du chemin

Le parcours s’arrête ici.

Ce blog a aujourd’hui cinq ans d’existence.

Le 28 avril 2009, je l’ai commencé avec la photo d’un champ de coquelicots, ornée d’une citation de Sylvia Plath. Mais en fait, cela fait dix ans que je blogue, car Sédiments prenait la suite de mon premier blog, Sablier, commencé en mai 2004, je n’ai plus la date exacte. Il n’existait pas tant de blogs à l’époque, du moins dans le monde francophone. L’idée d’en créer un m’avait été inspirée par la lecture de celui de Sélian, dont les archives figurent encore en ligne (PS très tardif, janvier 21 : plus maintenant, bien sûr).

Pourquoi l’interrompre ?

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Les blogueurs de longue date connaissent bien le phénomène d’usure qui s’empare de vous à la longue. (Bernard M. a écrit des notes très pertinentes sur la question, mais je n’ai pas pu les retrouver, je soupçonne que c’était sur son ancien blog.) On a de moins en moins envie d’écrire. Les spectacles, phénomènes, évènements ne déclenchent plus l’idée, quasi automatique dans les débuts, d’en faire une note pour le blog. On se bat les flancs. Puis on se dit que si on doit se forcer pour écrire, c’est qu’on n’y prend plus plaisir.

On ruse quelque temps, on espace les publications, on ne visite même plus son propre blog. Et vient l’idée incontournable d’y mettre fin.

Comme l’esprit humain aime les chiffres ronds, dix ans m’ont semblé la juste mesure.

L’aventure fut passionnante ! J’ai croisé beaucoup de gens, à travers le blog, qui m’ont fait la grâce d’y déposer des commentaires élogieux. J’en ai rencontré certains, IRL, dans la vie réelle, comme on ne disait pas encore au début. Des amitiés en sont nées, et certaines de mes activités actuelles – je pense à l’APA – en sont indirectement issues.

Alors voilà, aujourd’hui, je tire le rideau. Cela me fait plaisir de constater que la dernière note (vieille déjà d’un mois), consacrée au film La Grande Bellezza, se termine par le mot beauté. Je voudrais croire, comme François Cheng et après Dostoïevski, que la beauté sauvera le monde.

PS. Je laisse pour le moment les archives de ce blog en ligne. Si je décide de les enlever, cette destruction sera préalablement annoncée.

PPS. Texte très drôle à lire sur Le Machin à écrire, blog québécois : Le blogue est mort

PPPS du 12 janvier 2018. Le blog ancien, Sablier, n’est plus accessible, non de mon propre fait… Le lien figurant dans la colonne de droite conduit (ne me demandez pas comment) à un blog de même titre qui n’est pas à moi et qui est chez un autre hébergeur (le mien était Hautetfort).

Trop de beauté ?

 

La Grande Bellezza… J’ai mis plusieurs mois avant d’aller voir ce film, sorti si je ne me trompe il y a déjà presque un an. J’avais vu la bande-annonce et cela m’avait attirée ; ensuite, voyant qu’il s’agissait d’un film de Paolo Sorrentino, encore plus. Le premier film que j’avais vu de lui était Les Conséquences de l’amour, en 2005 (déjà avec son acteur fétiche Toni Servillo -pas compris grand-chose…) ensuite il y avait eu Le Caïman l’année suivante (bien apprécié !) et enfin This must be the place, film bizarre mais stimulant.

 

Avec ce nouvel opus, Sorrentino est revenu en Italie et nous offre une célébration exceptionnelle de la ville de Rome, en même temps qu’une satire féroce de la vie mondaine. Mélange détonant ! Chaque fois qu’on est transporté par tant de beauté déployée (monuments, palais, jardins…) on trébuche soudain sur la séquence suivante où on se trouve ahuri devant tant de bruit et de fureur, de vulgarité et d’argent jeté par les fenêtres (l’Italie de Berlusconi dans toute sa splendeur). Et ainsi de suite, alternant l’extase et le dégoût, la sensibilité la plus exquise et le cynisme le plus corrosif.

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Synopsis Allociné

Rome dans la splendeur de l’été. Les touristes se pressent sur le Janicule : un Japonais s’effondre, foudroyé par tant de beauté. Jep Gambardella – un bel homme au charme irrésistible malgré les premiers signes de la vieillesse – jouit des mondanités de la ville. Il est de toutes les soirées et de toutes les fêtes, son esprit fait merveille et sa compagnie recherchée. Journaliste à succès, séducteur impénitent, il a écrit dans sa jeunesse un roman qui lui a valu un prix littéraire et une réputation d’écrivain frustré : il cache son désarroi derrière une attitude cynique et désabusée qui l’amène à poser sur le monde un regard d’une amère lucidité. Sur la terrasse de son appartement romain qui domine le Colisée, il donne des fêtes où se met à nu « l’appareil humain » – c’est le titre de son roman – et se joue la comédie du néant. Revenu de tout, Jep rêve parfois de se remettre à écrire, traversé par les souvenirs d’un amour de jeunesse auquel il se raccroche, mais y parviendra-t-il ? Surmontera-t-il son profond dégoût de lui-même et des autres dans une ville dont l’aveuglante beauté a quelque chose de paralysant…

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Sorrentino a l’élégance de proposer aussi une fin ouverte : on ne sait pas ce qu’il adviendra de Jep par la suite. Si l’on veut absolument trouver des défauts au film, disons qu’il y a quelques longueurs, et personnellement je ne suis pas très emballée par le personnage de la Santa qui occupe largement les vingt dernières minutes (encore qu’entre le cardinal gastronome et l’accompagnateur confit dans l’adoration, il y a quelques moments magnifiques). Côté positif, il faut mentionner aussi une bande sonore absolument renversante avec de purs joyaux de chant choral baroque. Et la présence en guest star d’une girafe très sympathique. Un film, vraiment, d’une grande beauté.

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La splendeur d’Anderson

Il faut aller voir The Grand Budapest Hotel parce que c’est un très beau film, magnifiquement joué, qu’on rit beaucoup et qu’on admire une virtuosité rare. Le cinéma est un langage et diverses voix s’y font entendre ; celle de Wes Anderson (dans ce film en tout cas, car je n’en ai pas vu d’autre…) est un mélange de fantaisie délirante, de mélancolie sombre, de délicatesse, de lucidité, mixées avec une capacité d’invention impressionnante et suivant un rythme effréné.

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Je ne vais pas raconter l’histoire, je rappellerai seulement qu’elle se passe dans un pays imaginaire, la Zubrowka ( !) et que le personnage central est le concierge (en français dans le texte) du Grand Budapest Hotel, un immense palace en montagne, rose comme un gâteau baroque, accessible uniquement par un funiculaire. Monsieur Gustave, tel est son nom, porte au plus haut niveau qui soit l’amour du travail bien fait, et dans une Europe en proie aux démons totalitaires, il entretient l’illusion d’un monde qui nous apparaît comme déjà disparu. Wes Anderson a d’ailleurs indiqué s’être inspiré des romans de Stefan Zweig.

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Je noterai simplement aussi qu’un tableau de maître joue un rôle important, le Garçon à la pomme de Johannes van Hoytl (ci-dessus), et qu’on trouvera dans un article passionnant du très érudit Alain Korkos toutes les sources d’inspiration ayant abouti à cette peinture mystérieuse.

Le site officiel du film

L’article enthousiaste du Nouvel Obs

Cimes et abîmes surréalistes

« Là, tout flotte et s’en va dans un naufrage obscur. »
(Victor Hugo, Ce que dit la bouche d’Ombre)

C’est peut-être par la « matière noire » de Victor Hugo qu’il faut passer pour percevoir ses affinités avec le surréalisme. C’est en tout cas par son œuvre picturale qu’on accède à cette rencontre dans l’exposition actuellement (jusqu’au 16 février) montrée à la maison de Hugo, place des Vosges, et intitulée La Cime du rêve.

V. Hugo, Taches en forme de paysage (DR)

V. Hugo, Taches en forme de paysage (DR)

À travers un cheminement thématique – les châteaux, l’amour, la nuit, la mer, la forêt, le ciel, le bestiaire – mais aussi technique – l’empreinte, le pochoir, la tache, le rébus… – l’exposition La Cime du rêve juxtapose une cinquantaine de dessins de Hugo et des œuvres de Max Ernst, André Masson, Yves Tanguy, Francis Picabia, René Magritte, Unica Zürn, Brassaï, Hans Bellmer, Oscar Dominguez, Marcel Jean, Robert Desnos, Toyen, Wilfredo Lam, Georges Malkine… Valentine Hugo, aussi, qui n’était pas apparentée directement au grand Victor, mais avait épousé son arrière-petit-fils, le peintre Jean Hugo.

Oscar Dominguez, Décalcomanie (DR)

Oscar Dominguez, Décalcomanie (DR)

Il faut rendre justice à André Breton (même si Rimbaud et Lautréamont avaient déjà reconnu le poète comme l’un des leurs, un voyant…) d’avoir placé Victor Hugo, en 1924, dans le Manifeste du surréalisme, parmi ses pairs – et non leurs précurseurs : le surréalisme transcende les époques. Même si Breton assortit son jugement d’une réserve : « Hugo est surréaliste quand il n’est pas bête ». Et la présentation du musée souligne à juste titre que « le Hugo des années 1920 n’est pas, loin s’en faut, le Hugo consensuel qu’il est devenu aujourd’hui. C’est, d’un côté, un Hugo bien-pensant, un Hugo de manuels scolaires et de récitations, un Hugo statufié. C’est, d’un autre côté, un Hugo vilipendé par l’université pour sa fatuité, pour son côté verbeux, pour sa bêtise en somme, et honni tant par l’extrême gauche que par la droite extrême, maurrassienne. » On a certainement aujourd’hui une vision plus globale et moins manichéenne de l’écrivain, avec ses zones d’ombre et son goût pas seulement romantique pour ce qu’Annie Le Brun appelle « les arcs-en-ciel du noir ».

V. Hugo, Composition (DR)

V. Hugo, Composition (DR)

Habitée en son centre par la présence du Grand Tamanoir de Breton, l’exposition rassemble des œuvres majeures, avec notamment de très beaux Max Ernst (dont La Forêt). La juxtaposition, pièce par pièce, des dessins, encres, gouaches de Hugo avec les œuvres surréalistes atteste à coup sûr de troublantes similarités. Il serait intéressant de rechercher – mais cela a sans doute déjà été fait – de pareilles analogies dans les vers hugoliens…

Makronissos, hier et aujourd’hui

 

« La poésie n’a jamais le dernier mot
Le premier, toujours
 » (Yánnis Rítsos)

 C’est peut-être une question de « devoir de mémoire », mais pas seulement. Le film documentaire d’Olivier Zuchuat Comme des lions de pierre à l’entrée de la nuit évoque le triste souvenir de Makronissos. Quand « île grecque » n’est pas forcément synonyme de « vacances au soleil »… En voyage en Grèce en 1955, Albert Camus note lors de son passage à Sounion : « parfait, sauf cette île en face de Makronissos, aujourd’hui vide il est vrai, mais qui a été une île de déportation dont on me fait d’affreux récits » (Carnets, IV, 1223).

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Entre 1947 et 1951, plus de 80 000 citoyens grecs ont été internés cet îlot aride situé non loin de la côte Sud de l’Attique. C’était l’époque de l’affreuse guerre civile qui a suivi en Grèce la 2e guerre mondiale, sous le règne du roi Paul 1er. L’objectif du gouvernement grec était essentiellement la « reprogrammation mentale » des résistants communistes dont le parti était désormais interdit. (Concrètement, le camp de Makronissos a été soutenu par des fonds du plan Marshall, en application de la doctrine Truman. Le premier camp de l’île a été mis sur pied par les troupes britanniques, qui y ont emprisonné le 2e bataillon de l’ELAS – Armée populaire de libération nationale, qui avait mené la Résistance).

Parmi ces déportés se trouvaient de nombreux écrivains et poètes, dont Yannis Ritsos et Tassos Livaditis. Malgré les privations et les tortures, ces exilés sont parvenus à écrire des poèmes qui décrivent leur (sur)vie dans cet univers concentrationnaire. Ces textes, parfois grâce à l’aide de gardes complices, ont pu être conservés ou retrouvés. (Le recueil de poèmes de captivité de Ritsos a été publié en français par les éditions Ypsilon).

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Le film alterne la récitation de ces écrits poétiques avec des discours de rééducation politique qui étaient diffusés en permanence dans les haut-parleurs des camps. « J’ai voulu confronter les images mentales nées de la lecture de ces poèmes aux images du présent, celles des ruines des camps de Makronissos, déclare le réalisateur. Chercher dans ces amas de pierres et de béton des empreintes de ce qui s’y est passé, les confronter aux mots de poèmes, dans un travail d’archéologie cinématographique. » Les images des maigres ruines, écrasées par le soleil, parfois escaladées par quelques chèvres, sont montrées grâce à des longs et lents travellings, et entrecoupées d’archives photographiques. Aucune musique, mais le bruit obsédant du vent (et Dieu sait s’il peut être fort dans les Cyclades…) et quelques cris de mouettes. Aucune présence humaine – sauf, de loin, un jeune pêcheur, les pieds dans l’eau.

Olivier Zuchuat s’est posé les bonnes questions. « Comment réinscrire dans un paysage d’une telle beauté la violence des faits qui se sont déroulés sur l’île ? » En fait la beauté éternelle du paysage grec ne fait que renforcer la puissance de son propos. Son film est un modèle de sobriété et de justesse.

Le camp de Makronissos a finalement fermé à la fin des années 50 mais le régime des colonels a repris la tradition et converti d’autres îles à la même fonction. Aujourd’hui, l’île est abandonnée… Au début de 2013, signale le cinéaste, des membres de l’Aube Dorée, le parti néo-nazi grec, ont proposé sur une page facebook de rouvrir les camps de Makronissos pour y placer « toute la gauche grecque »… Sans commentaire.

La forêt comme un conte

« J’aimerais préserver l’altérité des arbres
comme l’une des plus précieuses ressources
parmi celles qui nous aident à vivre,
dans un monde submergé par l’humain. »
Francis Hallé

Il était une forêt : Voici un film né d’une passion communicative, celle du botaniste Francis Hallé pour les forêts. Ayant lu son beau livre Plaidoyer pour l’arbre (Actes Sud, 2005) – dans le cadre d’une recherche sur laquelle je reviendrai un jour – j’étais très curieuse de voir le résultat. C’est une grande réussite !

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Il était une forêt : cela commence comme un conte, et on se souvient bien sûr que la forêt est souvent le cadre des contes populaires, plus que le cadre même, elle en est l’un des acteurs. Le titre donne le ton : bien que le film du réalisateur Luc Jacquet (auteur déjà de la célèbre Marche de l’empereur) soit un documentaire, ce n’est pas un état des choses bourré de chiffres ; c’est une évocation visant à nous faire comprendre, images à l’appui, comment fonctionne une « forêt primaire » et en quoi elle est importante pour le genre humain. Mieux et plus, il réussit à faire passer son extraordinaire beauté. Il faudrait convoquer, pour le dire, tous les termes qui disent l’immense, l’énorme, l’excès. Les dimensions sont gigantesques, les durées se chiffrent en siècles – la forêt est aussi un instrument de mesure du temps.

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Francis Hallé est l’acteur unique de cette représentation. Je ne crois pas que l’on croise un seul autre être humain dans le film (mais de nombreux animaux). On le découvre au début en train de dessiner ce qu’il voit, confortablement installé à la fourche d’un arbre énorme, un moabi, au sein de la canopée. (Le film a été tourné au Pérou et au Gabon). C’est aussi sa voix qui nous accompagne. Le cinéaste a habilement entremêlé les plans de forêts réelles et les images de synthèse évoquant les diverses phases de développement de l’espace forestier, splendidement dessinées dans un style qui m’a rappelé le monde bleu d’Avatar.

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Le botaniste s’est exprimé (voir notamment cette interview) sur ses intentions, voulant éviter, malgré le danger que courent aujourd’hui les forêts tropicales, de faire passer un message anxiogène, mais plutôt transmettre quelque chose de cette beauté sans pareille. Ce que le film expose aussi, c’est l’interaction continuelle des plantes entre elles, des plantes avec les animaux, de toute cette chaîne du vivant dont les mutations s’impactent réciproquement (voir la saga de la passiflore et du papillon heliconius…) et dont nous autres, êtres humains, faisons également partie.

Rappel : le livre d’Anatoli Kim, Notre père la forêt

Peinture au noir

J’aime suffisamment la peinture du Caravage pour avoir eu envie de voir la pièce qui l’évoque, Moi Caravage, qui passe actuellement au théâtre des Mathurins. Le 18 juillet 1610, sur une plage déserte non loin de Rome, Michelangelo Merisi, dit le Caravage, meurt dans des circonstances obscures. Assassiné ? Probablement. Pourquoi ? Par qui ? On ne sait. Dans la vie et dans la mort du maître du clair-obscur, tout est mystérieux. Il meurt à l’âge de 39 ans seulement mais laisse une œuvre imprégnée d’un réalisme brutal et d’un érotisme troublant qui marque à jamais la peinture.

Cesare Capitani incarne le Caravage

Cesare Capitani incarne le Caravage

Séduit par cette personnalité puissante et ténébreuse, Cesare Capitani, comédien et metteur en scène formé à l’École du Piccolo Teatro de Milan, est l’auteur et l’interprète de cette confession inspirée de l’ouvrage de Dominique Fernandez La Course à l’abîme (Grasset, 2003), sorte d’autobiographie imaginaire. C’est à l’occasion du 400e anniversaire de la mort du Caravage que la pièce a été créée au festival d’Avignon, le 18 juillet 2010.

« En écrivant ce roman qui tente de ressusciter par l’écriture la figure du peintre Caravage, je ne pensais pas voir jamais ressurgir celui-ci, sous mes yeux, en chair et en os, cheveux noirs et mine torturée, tel que je me l’étais imaginé, brûlé de désirs, violent, insoumis, possédé par l’ivresse du sacrifice et de la mort. Eh bien, c’est fait : Cesare Capitani réussit le tour de force d’incarner sur scène cet homme dévoré de passions. Il est Caravage, Moi, Caravage, c’est lui. Il prend à bras le corps le destin du peintre pour le conduire, dans la fièvre et l’impatience, jusqu’au désastre final », a commenté Dominique Fernandez.


Si vous ne connaissez pas le Caravage, allez faire un tour sur la Wikipedia qui présente une notice bien conçue et détaillée – y compris en ce qui concerne les techniques picturales. Deux mots inspirés de cette notice pour ceux qui ne feront pas le déplacement : Michelangelo Merisi, dit le Caravage (de Caravaggio, nom du village dont sa famille était originaire), est un peintre italien né en 1571 et mort en 1610. Son œuvre puissante et novatrice révolutionna la peinture du 17e siècle par son réalisme parfois brutal, son érotisme troublant et l’invention de la technique du clair-obscur qui influença nombre de grands peintres après lui. Par ailleurs il mena une vie agitée, riche en scandales provoqués par son caractère violent, sa fréquentation habituelle des bas-fonds et des tavernes, ainsi que par sa sexualité scandaleuse (lire : son homosexualité), ce qui lui attira de nombreux ennuis avec la justice, l’église et le pouvoir. Il a fallu attendre le début du 20e siècle (et notamment les travaux de Roberto Longhi) pour que son génie soit pleinement reconnu, indépendamment de sa réputation sulfureuse.

La Conversion de saint Paul sur le chemin de Damas, tableau du Caravage peint vers 1604 et conservé dans la chapelle Cerasi de l’église Santa Maria del Popolo de Rome. Il s’agit du deuxième tableau sur ce thème, qui fut refusé par le commanditaire, l’évêque Tiberio Cerasi.

Dans la même logique de subversion mystique, un artiste beaucoup plus récent, l’écrivain et cinéaste italien Pier Paolo Pasolini, montre par ses œuvres, sa vie et ses idées des ressemblances étonnantes, et même troublantes, avec le Caravage — jusque dans leur destin commun, puisque après une vie sulfureuse et mouvementée, tous deux ont connu une mort prématurée, par un meurtre mystérieux et inexpliqué sur une plage des côtes italiennes.

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« Mon corps, on ne l’a jamais retrouvé. Brûlé sur la plage ? Jeté dans la mer ? Oublié comme un chien ? Un autre, à ma place, se lamenterait. Moi, je m’estime fortuné : ni tombeau, ni dalle funéraire. Pas de commémorations pour moi. Ce serait hypocrite, après avoir été persécuté de mon vivant ! On ne peut pas mettre sens dessus dessous la peinture et vouloir mourir comme le Titien à quatre-vingt-six ans, couvert de lauriers et riche à millions ! Non ! De mon existence j’ai fait un précipice, une course à l’abîme. Mon nom : Michelangelo Merisi. » Ainsi commence le texte de Moi Caravage, servi par une mise en scène minimaliste, magnifié par des éclairages qui suggèrent le clair-obscur du peintre et porté par un interprète complètement habité par son personnage. Une jeune femme (Laetitia Favart ou Manon Leroy, en alternance) lui donne la réplique en incarnant Mario, le compagnon le plus durable du Caravage, et en chantant des airs de Monteverdi. Donner à voir des tableaux par leur description pourrait être fastidieux, il n’en est rien, grâce à la passion avec laquelle Cesare Capitani les fait exister devant nous. L’évocation vaut surtout par la puissance du personnage principal ; néanmoins, en quelques touches, le texte réussit également à suggérer les mœurs et pratiques de l’époque en matière de création picturale.

Jodo sera toujours Jodo

 

A coup sûr Alejandro Jodorowsky, dit Jodo, ne laisse personne indifférent. Les uns le considèrent comme un fumiste (les mêmes sans doute qui disaient cela de Dali…) alors que les autres le portent aux nues. Au moins tous s’accordent sur le caractère original de sa personnalité et sur la diversité de ses talents : poète, romancier, comédien, réalisateur, scénariste de BD… sans compter son rôle de thérapeute avec la psychomagie.

 Alejandro Jodorowsky

Après plus de vingt ans, « devenu un vieux monsieur de 84 ans au beau visage de Don Quichotte apaisé », comme dit Pierre Murat, Jodo revient au cinéma avec La Danza de la realidad, adaptation de son livre éponyme (paru en français en 2004 chez Albin Michel) constituant une « autobiographie imaginaire ». Le point de départ est conforme à la réalité des choses puisqu’on se situe dans les années 1930 au Chili, à Tocopilla, petite ville située dans le Nord du pays, où l’auteur naquit en 1929 de parents juifs russes qui avaient fui les pogroms.

 

« Plutôt que de dresser un simple décor, il s’agit surtout pour le cinéaste et les siens, de réaliser une véritable ‘thérapie familiale’», écrit Émilie Combes dans un très bon et long article de L’Intermède. « Devant ou derrière la caméra, c’est une grande partie de la ‘tribu Jodorowsky’ qui s’implique. Brontis, qui avait fait ses premiers pas au cinéma à huit ans dans El Topo, incarne ici de manière saisissante son grand-père ; Alejandro endosse le rôle du narrateur, guidant son ‘Moi-enfant’ ; Axel campe le personnage mystique de Théosophe, tandis qu’Adan se charge de composer la musique. Ainsi, l’œuvre de Jodorowsky, une ‘bombe atomique mentale’ selon ses mots, lui permet d’entreprendre une forme de guérison familiale. Dans la droite lignée de la psychomagie dont il est le fondateur, thérapie consistant à guérir les problèmes de l’enfance, sa création cinématographique lui permet ici de retourner ‘à la source de [son] enfance, dans le lieu même où [il a] grandi, pour [se] réinventer. C’est une reconstruction qui part de la réalité mais permet de changer le passé.’ » Ainsi, « il réalise par la fiction cinématographique les rêves respectifs de ses parents en faisant de sa mère une cantatrice lyrique et de son père un héros national » (par sa tentative d’assassiner le dictateur Ibanez).

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Le jeu des générations s’entrelace plus d’une fois puisque Jodo lui-même est présent à l’écran dans le rôle du narrateur ; que son fils y joue le rôle de son père ; que Sara, la mère du jeune Alejandrito dans le film, le considère comme la réincarnation de son propre père. (Ça peut sembler compliqué, mais à suivre le film, on s’y retrouve très bien !) Pour qui a vu dans le passé des films de Jodo comme La Montagne sacrée, La Danza de la realidad bénéficie d’une grande cohérence et clarté de la narration. Mais Jodorowsky n’a rien oublié de son passé surréaliste, ni d’une grande partie de ses obsessions – picturales du moins. On en voit ainsi émerger, en fait, l’origine : le désert (paysage qui entoure la ville de Tocopilla), les monstres (mutilés et infirmes résultant d’accidents du travail dans les mines), le cirque, la violence.

 

Plus encore que sur le personnage de l’enfant, le film est axé sur le parcours du père, qui entreprend un grand voyage pour aller débarrasser le pays du dictateur. Au long de péripéties que je ne vais pas détailler, et de rencontres magnifiques (comme celle du vieux palefrenier Don Aquiles, qui va se coucher vivant dans la fosse qu’il a fait creuser), Jaime (le père d’Alejandro) devient une sorte de figure christique, qui subit un véritable chemin de croix avant de connaître la rédemption et de revenir à Tocopilla rejoindre sa famille. Cet aspect de l’histoire est peut-être un peu too much, trop appuyé, mais Jodo n’a jamais fait dans la dentelle. L’ensemble reste inspiré par un message de sagesse, de sérénité, de joie (comme celle que convie le personnage du Théosophe) auquel il est difficile de résister. Et surtout le film contient des séquences superbes d’audace et de beauté, comme celle (une parmi d’autres) où la mère, pour guérir l’enfant de sa crainte de l’obscurité, lui passe le corps entièrement au cirage noir…

 

« Sentir qu’on se détache du passé, se retrouver dans un corps d’adulte, porter le fardeau des années douloureuses. Mais au cœur, garder l’enfant, comme une hostie vivante, comme un canari blanc, comme un digne diamant, comme une lucidité sans murs. Portes et fenêtres ouvertes, traversées par le vent, seulement par le vent, rien que par le vent. » Alejandro Jodorowsky (merci à Christine B. pour cette citation)

(Images Allociné)

 

Enfin Woolf vint…

 

Longtemps, j’ai tourné autour des livres de Virginia Woolf avec une sorte d’appréhension, de crainte, presque de terreur sacrée (awe, ce mot pour lequel le français n’a pas d’exact équivalent), un peu comme avec Proust, d’ailleurs, qui m’inspire toujours le même sentiment. Ensuite je l’ai apprivoisée. Je crois que cela a commencé avec Mrs Dalloway, que j’ai lu – comme beaucoup d’autres spectateurs je suppose – après avoir vu le film tiré du livre de Michael Cunningham The Hours. Apprivoisée, mais avec, toutefois, une certaine distance, celle que l’on réserve aux grands fauves. Je n’ai pas lu tous ses livres, loin de là (tant mieux, il m’en reste à découvrir !) J’ai adoré Orlando et je me bats avec Les Vagues, alternant la VO et la VF pour mieux cerner des points qui me laissent perplexe, et visitant le site de Christine Jeanney qui tient actuellement un journal de bord (passionnant) de la nouvelle traduction de ce livre.

Portrait de Virginia Woolf par Roger Fry,

Portrait de Virginia Woolf par Roger Fry, vers 1917 (image Wikipedia)

Tout ça pour dire que, dernièrement, il me semble que Virginia Woolf prend sa place dans le paysage, de plus en plus, de mieux en mieux, comme l’immense écrivain du XXe siècle qu’elle a été. Assurément cela a à voir aussi avec la publication de ses œuvres dans la Pléiade (Œuvres romanesques en deux volumes), sous la direction de son traducteur Jacques Aubert.

Et en cet automne 2013 la grande Virginia est dans l’actualité à nouveau, avec la parution à l’URDLA (le centre lyonnais de l’estampe et du livre, fief du regretté Max Schoendorff) d’un livre d’artiste : Enfin, texte de Virginia Woolf, traduction et préface de Jacques Aubert, lithographies de Myriam Mechita. Parution qui accompagne une exposition (jusqu’au 15 novembre) regroupant, autour de la figure de Virginia Woolf, les travaux les plus récents de cette artiste née en 1974 (dessins, céramiques, livres, estampes).

Lithographie de Myriam Mechita pour le livre "Enfin" (DR)

Lithographie de Myriam Mechita pour le livre « Enfin » (DR)

Jacques Aubert a donné à cette occasion au bulletin de l’URDLA, Ça presse, un texte intitulé Le moment d’être Virginia enfin, extrait de la préface du livre, où il cerne l’émergence de l’être Virginia Woolf comme écrivain et les moments qui furent « le creuset où s’élabora secrètement son écriture propre ».

 

Un malentendu qui devient une découverte

 

 J’aime bien celles des lectures de la BNF qui ont lieu à la bibliothèque de l’Arsenal, dans le grand salon ; il est peut-être grand pour un salon, mais considérablement plus petit que les auditoriums du site de Tolbiac ; on a l’illusion de partager quelque chose avec les auteurs. Ainsi le lundi 23 septembre, par une journée splendide de lumière dorée d’automne, je m’acheminai vers l’Arsenal pour y entendre – croyais-je – une lecture de textes de Pascal Quignard animée par Alain Veinstein. Mais ce n’était pas le cas : j’avais sans doute parcouru trop rapidement l’annonce (de fait, elle n’était pas très explicite, je viens de vérifier : « Alain Veinstein avec Pascal Quignard »…) et il s’agissait en fait de textes d’Alain Veinstein lus par lui-même avec, de temps en temps, une page lue par Quignard. Ne connaissant Veinstein, jusqu’ici, que comme journaliste de radio, et je ne suis pas une auditrice fréquente de France Culture, j’avoue que j’ignorais totalement son œuvre de poète. Il a écrit aussi plusieurs romans et des essais sur son expérience d’homme de radio. (« Il n’était vraiment pas fait pour ce en quoi désormais il excelle, dit de lui à ce propos Jérôme Garcin. Sa nature était d’un sauvage, d’un introverti – mélange troublant de vanité et de haine de soi. »)

Façade de la Bibliothèque de l'Arsenal (photo ELC)

Façade de la Bibliothèque de l’Arsenal (photo ELC)

Alain Veinstein (photo Quinzaine Littéraire)

Alain Veinstein (photo Quinzaine Littéraire)

Ainsi cette soirée du 23 a été pour moi une découverte complète. Pas forcément des plus faciles ; l’auteur naviguait aisément entre ses divers recueils, et je peinais à la suivre dans ma petite barque. Je me trompais même sur les titres annoncés ; rétrospectivement, mes confusions me semblent comiques (ai d’abord entendu « L’Introduction de l’appel », par exemple, alors qu’il s’agissait de « L’Introduction de la pelle »… je n’ai compris que quand il a été question d’outils creusant la terre…). Mon esprit vacillant tentait de relier des bribes de poèmes pour construire je ne sais quelle structure qui m’aurait été une clef pour entrer dans ce royaume.

Veinstein et Quignard ont évoqué l’aventure des éditions Orange Export Ltd (1969-1986), avec Emmanuel Hocquard, puis la revue L’Éphémère qui fut « une histoire intense », plus avant encore, au début des années 60. Au passage, j’ai noté quelques fragments, traces fugitives qui me poussent vers les textes : « trop de mort retient d’écrire », « j’applique à la lettre le texte de la peur », « écrire : longer le réel comme on rase les murs ». De temps à autre, je lorgnais vers Quignard qui écoutait benoitement, la tête baissée, tout vêtu de noir, comme un moine. La rencontre fut brève : au bout d’une heure et une minute (aux dires de Veinstein), c’était plié. Reste maintenant à lire en silence, et peut-être la plume à la main.