Peinture au noir

J’aime suffisamment la peinture du Caravage pour avoir eu envie de voir la pièce qui l’évoque, Moi Caravage, qui passe actuellement au théâtre des Mathurins. Le 18 juillet 1610, sur une plage déserte non loin de Rome, Michelangelo Merisi, dit le Caravage, meurt dans des circonstances obscures. Assassiné ? Probablement. Pourquoi ? Par qui ? On ne sait. Dans la vie et dans la mort du maître du clair-obscur, tout est mystérieux. Il meurt à l’âge de 39 ans seulement mais laisse une œuvre imprégnée d’un réalisme brutal et d’un érotisme troublant qui marque à jamais la peinture.

Cesare Capitani incarne le Caravage

Cesare Capitani incarne le Caravage

Séduit par cette personnalité puissante et ténébreuse, Cesare Capitani, comédien et metteur en scène formé à l’École du Piccolo Teatro de Milan, est l’auteur et l’interprète de cette confession inspirée de l’ouvrage de Dominique Fernandez La Course à l’abîme (Grasset, 2003), sorte d’autobiographie imaginaire. C’est à l’occasion du 400e anniversaire de la mort du Caravage que la pièce a été créée au festival d’Avignon, le 18 juillet 2010.

« En écrivant ce roman qui tente de ressusciter par l’écriture la figure du peintre Caravage, je ne pensais pas voir jamais ressurgir celui-ci, sous mes yeux, en chair et en os, cheveux noirs et mine torturée, tel que je me l’étais imaginé, brûlé de désirs, violent, insoumis, possédé par l’ivresse du sacrifice et de la mort. Eh bien, c’est fait : Cesare Capitani réussit le tour de force d’incarner sur scène cet homme dévoré de passions. Il est Caravage, Moi, Caravage, c’est lui. Il prend à bras le corps le destin du peintre pour le conduire, dans la fièvre et l’impatience, jusqu’au désastre final », a commenté Dominique Fernandez.


Si vous ne connaissez pas le Caravage, allez faire un tour sur la Wikipedia qui présente une notice bien conçue et détaillée – y compris en ce qui concerne les techniques picturales. Deux mots inspirés de cette notice pour ceux qui ne feront pas le déplacement : Michelangelo Merisi, dit le Caravage (de Caravaggio, nom du village dont sa famille était originaire), est un peintre italien né en 1571 et mort en 1610. Son œuvre puissante et novatrice révolutionna la peinture du 17e siècle par son réalisme parfois brutal, son érotisme troublant et l’invention de la technique du clair-obscur qui influença nombre de grands peintres après lui. Par ailleurs il mena une vie agitée, riche en scandales provoqués par son caractère violent, sa fréquentation habituelle des bas-fonds et des tavernes, ainsi que par sa sexualité scandaleuse (lire : son homosexualité), ce qui lui attira de nombreux ennuis avec la justice, l’église et le pouvoir. Il a fallu attendre le début du 20e siècle (et notamment les travaux de Roberto Longhi) pour que son génie soit pleinement reconnu, indépendamment de sa réputation sulfureuse.

La Conversion de saint Paul sur le chemin de Damas, tableau du Caravage peint vers 1604 et conservé dans la chapelle Cerasi de l’église Santa Maria del Popolo de Rome. Il s’agit du deuxième tableau sur ce thème, qui fut refusé par le commanditaire, l’évêque Tiberio Cerasi.

Dans la même logique de subversion mystique, un artiste beaucoup plus récent, l’écrivain et cinéaste italien Pier Paolo Pasolini, montre par ses œuvres, sa vie et ses idées des ressemblances étonnantes, et même troublantes, avec le Caravage — jusque dans leur destin commun, puisque après une vie sulfureuse et mouvementée, tous deux ont connu une mort prématurée, par un meurtre mystérieux et inexpliqué sur une plage des côtes italiennes.

Ah-le-bel-Italien-dans-Moi-Caravage

« Mon corps, on ne l’a jamais retrouvé. Brûlé sur la plage ? Jeté dans la mer ? Oublié comme un chien ? Un autre, à ma place, se lamenterait. Moi, je m’estime fortuné : ni tombeau, ni dalle funéraire. Pas de commémorations pour moi. Ce serait hypocrite, après avoir été persécuté de mon vivant ! On ne peut pas mettre sens dessus dessous la peinture et vouloir mourir comme le Titien à quatre-vingt-six ans, couvert de lauriers et riche à millions ! Non ! De mon existence j’ai fait un précipice, une course à l’abîme. Mon nom : Michelangelo Merisi. » Ainsi commence le texte de Moi Caravage, servi par une mise en scène minimaliste, magnifié par des éclairages qui suggèrent le clair-obscur du peintre et porté par un interprète complètement habité par son personnage. Une jeune femme (Laetitia Favart ou Manon Leroy, en alternance) lui donne la réplique en incarnant Mario, le compagnon le plus durable du Caravage, et en chantant des airs de Monteverdi. Donner à voir des tableaux par leur description pourrait être fastidieux, il n’en est rien, grâce à la passion avec laquelle Cesare Capitani les fait exister devant nous. L’évocation vaut surtout par la puissance du personnage principal ; néanmoins, en quelques touches, le texte réussit également à suggérer les mœurs et pratiques de l’époque en matière de création picturale.

Le goût de Londres

Je n’étais pas retournée à Londres depuis pas mal d’années. Je viens d’y faire un petit voyage et j’ai retrouvé avec grand plaisir tout ce qui, pour moi, fait le « goût de Londres » : les pubs, les plaques de rues, les autobus, les librairies d’occasion de Charing Cross Road, le mélange de conformisme et d’extravagance…

Le mercredi 14, la ville était absolument envahie par une foule d’Écossais en kilt, avec cornemuses, chapeaux à plumes et tout le tremblement, qui avaient notamment pris d’assaut Trafalgar Square. Renseignements pris, c’était des supporters de l’équipe écossaise de foot qui devait disputer ce jour-là à Wembley un match amical préparatoire aux éliminatoires de la Coupe du monde 2014. (L’Angleterre a gagné par 3 à 2.) Animés, très motivés, mais somme toute, paisibles.

Durant ce bref séjour j’ai pu voir notamment deux expositions, l’une à la Royal Academy of Art, l’autre à la National Portrait Gallery. La première (« Mexico : A Revolution in Art, 1910-1940 ») était consacrée à l’impact de la révolution mexicaine de 1910 sur l’art au Mexique. Son grand intérêt : confronter l’activité des artistes mexicains à celle des peintres et photographes étrangers attirés par ce bouleversement majeur. L’exposition montre ainsi des toiles de Diego Rivera, Frida Kahlo et José Clemente Orozco, ainsi que des images de Manuel Alvarez Bravo et Tina Modotti, aux côtés de tableaux des peintres Marsden Hartley, Josef Albers, Edward Burra et des photos de Paul Strand, Henri Cartier-Bresson et Robert Capa. Elle tente également, à l’aide de quelques ex-votos et de gravures de José Guadalupe Posada, de rattacher cette effervescence artistique à des expressions de l’art populaire.

Diego Rivera, 'Dance in Tehuantepec (Baile in Tehuantepec)', 1928. Oil on canvas, 200.7 x 163.8 cm. Collection of Clarissa and Edgar Bronfman Jr. Photo Collection of Clarissa and Edgar Brontman Jr., courtesy of Sotheby's, New York / © 2013 Banco de México Diego Rivera Frida Kahlo Museums Trust, Mexico, D.F. / DACS.

Diego Rivera, ‘Dance in Tehuantepec (Baile in Tehuantepec)’, 1928.
Oil on canvas, 200.7 x 163.8 cm. Collection of Clarissa and Edgar Bronfman Jr. Photo Collection of Clarissa and Edgar Brontman Jr., courtesy of Sotheby’s, New York / © 2013 Banco de México Diego Rivera Frida Kahlo Museums Trust, Mexico, D.F. / DACS.

Marsden Hartley, Earth Warming', 1932. Oil on paperboard, 64.14 x 83.82 cm. Montgomery Museum of Fine Arts, Alabama, The Blount Collection. Photo Montgomery Museum of Fine Arts

Marsden Hartley, Earth Warming’, 1932.
Oil on paperboard, 64.14 x 83.82 cm. Montgomery Museum of Fine Arts, Alabama, The Blount Collection. Photo Montgomery Museum of Fine Arts

« Nous sommes bien plus familiers avec la révolution russe qu’avec la révolution mexicaine », explique le commissaire de l’exposition, Adrian Locke, dans son catalogue. « Pourtant au Mexique l’art qui s’est développé à cette époque a été beaucoup plus varié et moins affecté par les persécutions étatiques. Il est difficile d’imaginer un endroit en Europe qui pourrait se comparer à l’énergie artistique et à la production qui se sont manifestées au Mexique pendant cette période. » Les journaux anglais ont été assez critiques quant à cette exposition, arguant notamment (The Independent, The Guardian, The Standard) que sans les « murales », les grandes fresques des trois géants, Rivera, Orozco et Siqueiros, l’évocation de cette époque n’avait pas grand sens. Sans doute, mais ne valait-il pas mieux montrer au moins ce que l’on peut faire voyager ?

Unknown artist, Untitled (Ex-voto), 1914.  Oil on lamina, 20.2 x 24.1 cm. Cano Shor Family Collection, Mexico City. Photo Cano Shor Family.

Unknown artist, Untitled (Ex-voto), 1914.
Oil on lamina, 20.2 x 24.1 cm. Cano Shor Family Collection, Mexico City. Photo Cano Shor Family.

José Guadalupe Posada, 'Farewell of a Maderista and his Sad Sweetheart (Despedida de un Maderista y su triste amada)', 1911. Print, 29.4 x 18.9 cm. Colección Raúl Cedeño Vanegas. Photo Colección Raúl Cedeño Vanegas.

José Guadalupe Posada, ‘Farewell of a Maderista and his Sad Sweetheart (Despedida de un Maderista y su triste amada)’, 1911.
Print, 29.4 x 18.9 cm. Colección Raúl Cedeño Vanegas. Photo Colección Raúl Cedeño Vanegas.

Paul Strand, 'Seated Man, Uruapan del Progreso, Michoacán, Mexico', 1933. Platinum print, 14.9 x 11.7 cm. The J. Paul Getty Museum, Los Angeles. Photo The J. Paul Getty Museum, Los Angeles / © Aperture Foundation, Inc., Paul Strand Archive.

Paul Strand, ‘Seated Man, Uruapan del Progreso, Michoacán, Mexico’, 1933.
Platinum print, 14.9 x 11.7 cm. The J. Paul Getty Museum, Los Angeles. Photo The J. Paul Getty Museum, Los Angeles / © Aperture Foundation, Inc., Paul Strand Archive.

La seconde exposition était consacrée à un(e) peintre britannique que j’ai découvert(e) à cette occasion, Laura Knight. Cette artiste du 20e siècle (1877-1970) est passée de l’impressionnisme de ses débuts à une sorte d’hyperréalisme distancié. Sa vocation avait été précoce puisqu’elle a rejoint à l’âge de treize ans la Nottingham School of Arts. Elle a peint notamment des scènes de cirque et de ballet, des danseuses, des gens du voyage aussi (gypsies). Son regard est précis, acéré même, et ne manque pas d’un certain humour – comme dans cet autoportrait où elle côtoie un modèle nu.

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Laura Knight, Autoportrait, 1913. Image National Portrait Gallery

Londres en août était une ville très animée, très active – au sortir d’un Paris quasi désert, joli contraste. Et en plus, vous n’allez pas me croire, il faisait beau temps…

Voir Soutine à l’Orangerie

Pas si longtemps qu’on a vu une expo Soutine à Paris : c’était en 2008 à la Pinacothèque – mais des belles choses, on n’en a jamais trop ! Cette nouvelle rétrospective intitulée L’ordre du chaos est organisée à partir de vingt-deux tableaux de Soutine réunis par le marchand Paul Guillaume à partir de 1922 et conservés par le musée de l’Orangerie (qui ne dit pas grand-chose sur son site, voir plutôt l’info sur celui du musée d’Orsay).

Soutine : Vue de Céret

Soutine : Vue de Céret

Étrange personnage que Chaim Soutine avec toutes les légendes qui l’entourent, né en 1893 (ou 1894 ?) en Lituanie (ou en Biélorussie ?), arrivé à Paris en 1913, mort prématurément en 1943, ami de Modigliani (qui en a fait plusieurs portraits)…

Rien de spécial dans la manière dont sa peinture est présentée à l’Orangerie : simplement thématique (paysages, portraits, natures mortes…) mais justement, ne pas se prendre la tête à ce sujet laisse le regard plus libre. Peinture tourmentée, meurtrie, bouleversée, infiniment mouvante. « Il y a toujours du vent, de l’ouragan chez Soutine, et même du tremblement de terre, un grand chamboulement. Tout est diagonal et giratoire chez lui : les maisons vacillent, les toits chavirent, les routes folles se tordent de douleur, la terre a mal », dit très bien mon collègue Lunettes Rouges.

Soutine : Les Maisons

Soutine : Les Maisons

Personnellement, je suis davantage attirée par ces paysages chamboulés, justement, que par les portraits. Ces paysages, eux aussi, subissent des transformations singulières, comme des étirements ou des torsions, comme celles d’un corps humain souffrant. Par certains aspects, et alors que leurs techniques picturales ne se ressemblent vraiment pas, Soutine me fait penser aussi à un autre peintre que j’aime beaucoup, Egon Schiele. J’aime aussi chez Soutine le fait qu’il ose utiliser le rouge vif, comme certains autres peintres que je distingue pour cette raison (de Staël, Nolde…)

Soutine : L'escalier rouge

Soutine : L’escalier rouge

(images ABC Gallery et History of Art)

Redécouvrir Félix Vallotton

Peu tapageuse, l’exposition qui vient de s’ouvrir au Musée du Luxembourg est consacrée à un phénomène aussi ponctuel dans le temps que dans l’espace, le Cercle de l’Art Moderne, qui a existé au Havre de 1906 à 1910. Ce cercle, nous dit-on, s’est constitué au Havre en 1906, sous l’impulsion, notamment, des peintres Braque, Dufy et Othon Friesz (qui tous trois avaient été élèves de l’École des Beaux-Arts du Havre), dans le but de faire connaître à un large public les tendances nouvelles, dites ‘modernes’, en peinture, sculpture, mais aussi dans le domaine de l’architecture, de la musique, de la poésie et des arts décoratifs. Le président du Cercle, Édouard Choupay, architecte en chef de la ville du Havre, est entouré de peintres mais aussi d’une équipe de négociants et collectionneurs havrais, parmi lesquels Marande, Senn, Dussueil, Luthy, Van der Velde. Leur objectif étant de « faciliter les manifestations d’un art personnel, en organisant des réunions hebdomadaires, des expositions d’art, des concerts de musique de chambre et des conférences de vulgarisation artistique. »

Albert Marquet, Paysage du Midi, 1906

« Le Cercle de l’Art Moderne a rassemblé en quatre expositions, de 1906 à 1909, quelques 272 œuvres d’artistes qui seront reconnus par la postérité. Toutes les tendances de la modernité en ce début du siècle sont visibles au Havre, parmi lesquelles, outre celles des trois Havrais déjà mentionnés, des œuvres impressionnistes (Monet, Renoir, Sisley, Guillaumin), néo-impressionnistes (Cross, Signac et Luce), de peintres Nabis (Bonnard, Maurice Denis, Sérusier, Vallotton et Vuillard), mais aussi des artistes fauves du Salon d’Automne de 1905 (Camoin, Derain, Manguin, Marquet, Matisse, Puy et Vlaminck). » (dossier de la ville du Havre)

Félix Vallotton : Autoportrait à la robe de chambre, 1914. Musée des Beaux-Arts, Lausanne

Une grande partie de ces œuvres se trouve aujourd’hui au musée André Malraux du Havre et constitue la base de l’exposition actuelle, qui compte environ 90 œuvres. Pour moi, celle-ci a surtout été l’occasion de revisiter l’œuvre d’un peintre que je connais mal, mais que j’apprécie de plus en plus, Félix Vallotton (1865-1925).

Extraits de l’article de la Fondation Vallotton qui se trouve à Lausanne, le peintre étant d’origine suisse : « Portraitiste remarqué à ses débuts, il s’engage après 1890 dans la gravure sur bois. Le renouveau qu’il insuffle à cette technique ancestrale lui vaut rapidement une notoriété internationale d’artiste à la pointe de la modernité. Lié d’amitié avec Vuillard, Bonnard et Maurice Denis, il rejoint le groupe des nabis et devient le principal illustrateur de La Revue blanche. Son mariage en 1899 avec la fille du grand marchand de tableaux Alexandre Bernheim marque un tournant dans sa vie et dans sa carrière. Il se consacre désormais à sa vocation première: la peinture.

Félix Vallotton : La Paresse, gravure, 1890 – Image Gallica, BnF

Farouchement indépendant, il élabore en quelques années un style singulier, nourri des trouvailles de ses xylographies, de la leçon des maîtres japonais et de l’exemple de prédécesseurs illustres tels que Poussin, Rembrandt ou Ingres. Son art ne rompt pas avec la tradition mais la bouleverse par de puissants effets décoratifs, par une palette où des tons sourds alternent avec les couleurs les plus éclatantes, souvent dissonantes, parfois irréelles. L’ampleur de son œuvre peint est d’autant plus considérable que Vallotton l’a réalisé en quatre décennies, tout en exerçant ses talents dans d’autres disciplines : dessinateur prolifique, il s’est essayé à la sculpture et aux arts appliqués. Il a aussi écrit dès son plus jeune âge : on lui doit des critiques d’art et des essais, des pièces de théâtre et trois romans. »

L’exposition comprend aussi un bon nombre de tableaux d’Albert Marquet, essentiellement des paysages, mais aussi cette atypique Femme blonde, un grand nu assis sur fond de fleurs qui éclatent aussi violemment que sa féminité. Mais Corot, Derain, Boudin, Dufy, Monet sont aussi présents, et l’exposition compte au moins un Courbet, un Van Dongen (la Parisienne de Montmartre qui en fait l’affiche) et un Modigliani.

Félix Vallotton, La Bibliothèque, 1921

Félix Vallotton, Le Mensonge, 1898 – Baltimore Museum of Art

Félix Vallotton, Le Chemin après la pluie, 1908 – Musée des Beaux-Arts de Lyon

N.B. J’ai eu un peu de mal à trouver des images des œuvres de Vallotton, par exemple son très beau Rayon ; ainsi celles que je montre ici ne figurent pas forcément dans l’exposition. On en trouve néanmoins un bon nombre sur le site de la World History of Art. Une biographie détaillée se trouve sur le site Le Monde des Arts.

Soutter à la Maison Rouge

L’exposition de la Maison Rouge Louis Soutter, le tremblement de la modernité propose une vision d’ensemble à la fois originale et fidèle de l’œuvre du peintre suisse Louis Soutter (1871-1942), artiste injustement méconnu du grand public et négligé pendant des décennies par les historiens de l’art. Plus de 250 œuvres ont été réunies – notamment en provenance du fonds du Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, mais aussi de collections privées – et présentent toutes les phases de son travail.

Louis Soutter : Souplesse – DR

L’isolement dans lequel Soutter a vécu pendant les vingt dernières années de sa vie, placé contre son gré dans un hospice de vieillards, a souvent poussé les commentateurs à le classer du côté de l’Art Brut. En cela, Dubuffet avait montré la voie, mais bien qu’il ait par la suite nuancé son appréciation, l’étiquette « Art brut » reste collée à l’œuvre de Soutter. Pourtant, une telle catégorie passe à côté de certains aspects essentiels de sa biographie et de son travail : ses études d’art et de musique menées entre Genève, Bruxelles et Paris, sa grande culture, et sa connaissance des courants artistiques de la fin du 19e et du 20e siècles.

De son travail des années 1892 à 1922, il reste peu de chose (une cinquantaine d’œuvres répertoriées), Soutter ayant eu une vie riche en changements et en déplacements, dont six à sept ans aux États-Unis, où il fut marié à une Américaine et directeur du département d’art et de design au Colorado College, à Colorado Springs (Colorado), puis une quinzaine d’années comme violoniste en Suisse romande. (Pour la biographie, se reporter à la page Wikipedia qui est très détaillée).

(Le texte qui suit est un résumé du document fourni par la Maison Rouge).

Louis Soutter a produit la plus grande partie de son œuvre, d’une grande richesse — des milliers de dessins, n’appartenant à aucune tendance artistique d’avant-guerre —, après son enfermement contre son gré dans un hospice pour vieillards, l’Asile du Jura à Ballaigues, de l’âge de 52 ans à sa mort. L’architecte Le Corbusier, qui était son cousin, ses amis, des galeristes, éditeurs, conservateurs de musées, travaillèrent à faire découvrir l’œuvre de Soutter.

Louis Soutter : Si le soleil me revenait – DR

L’exposition de la Maison Rouge montre toutes les étapes de son développement, depuis les œuvres de jeunesse, jusqu’aux « dessins aux doigts » des dernières années, dont l’originalité et la modernité provoquent un réel choc esthétique lorsqu’on les découvre pour la première fois. C’est son placement à l’asile de Ballaigues en 1923 qui marque le véritable déploiement de son œuvre artistique originale. Tout en continuant à pratiquer la musique, Soutter se (re)met à dessiner, pour lui-même. N’ayant pas de matériel à sa disposition, et pas de ressources pour s’en procurer, il dessine sur tous les supports qu’il trouve : enveloppes, papiers d’emballages, dos de lettres, et surtout des cahiers d’écolier, aux pages lignées, quadrillées ou blanches. On estime que Soutter a dû réaliser plus d’une cinquantaine de ces cahiers entre 1923 et 1930.

À Ballaigues, Soutter réalise des séries d’interprétations d’œuvres importantes de l’histoire de l’art, en puisant son inspiration dans des livres et des magazines illustrés. Les références dans son œuvre sont multiples : la mythologie gréco-romaine, les fresques de Pompéi, la peinture classique, la Renaissance italienne… La plupart de ces modèles sont identifiés (Carpaccio, Cimabue, Botticelli, Raphaël, Tiepolo, Watteau… ), d’autres sont plus généraux, renvoyant à des grands thèmes récurrents de l’histoire de l’art : vie du Christ et de la Vierge, ou portraits aux miroirs, par exemple.

Ces sujets nourrissent la période des cahiers, ainsi que la période dite « maniériste », qui se caractérise par de plus grands formats, et une profusion de détails empruntés à la peinture de la Renaissance italienne (comme les colliers de perles, omniprésents). D’une période à l’autre, le style de Soutter a évolué. On trouve dans les cahiers des esquisses, des dessins au crayon plus aboutis, des œuvres à l’encre de Chine aux traits ondulants dans l’esprit Art Nouveau, ou formés de hachures très fines, proches de la gravure.

Louis Soutter : Lutte avec le démon – DR

Dans la période  « maniériste » (1930-1937), les formats s’agrandissent, tandis que les thèmes se restreignent. Les visages occupent une place centrale en particulier des portraits de femmes, seules ou en groupe. Elles apparaissent à la fois comme séductrices et menaçantes, comme dans l’iconographie symboliste en vogue à la fin du 19e siècle. Certains thèmes reviennent dans les cahiers avec régularité : thématique du chaos (déchainement des éléments et violence des hommes), représentations de la nature,  vues d’architecture avec des images de villes réelles ou imaginaires (évoquant parfois certains dessins de Victor Hugo).

Par-delà les différences de techniques, les dessins des cahiers sont liés par des caractéristiques formelles propres à Soutter. Il y a d’abord une gestualité affirmée : on sent dans les dessins le va-et-vient de la main, un rythme frénétique des lignes, une sorte de tremblement continu sur toute la surface. L’envahissement total de la page, de bord à bord, par un réseau linéaire dense, est une autre constante. Cette tendance va se retrouver dans les œuvres désignées comme « commentaires graphiques », où le dessin de Soutter envahit les livres. À l’asile de Ballaigues, Soutter lisait Dante, Shakespeare, Victor Hugo, Edgar Poe, Pierre Louÿs, Léon Bloy… Mais le livre est aussi pour Soutter une succession de pages sur le blanc desquelles il dessine. C’est là une pratique tout à fait originale et dont il existe peu d’équivalents : l’artiste s’immisce dans tous les espaces disponibles (les marges autour du texte, les espaces entre les paragraphes, les illustrations, et les photographies) par des dessins à l’encre de Chine, parfois rehaussés de couleurs. Dix-sept de ces livres « historiés » sont parvenus jusqu’à nous, et une dizaine d’entre eux sont exposés.

Le soutien que reçoit Soutter de certains artistes et écrivains dans les années 1930 a des conséquences visibles : il dessine désormais sur des feuilles de meilleure qualité et de plus grand format ; il abandonne le crayon pour l’encre, et même pour la couleur. Son ami, le peintre Marcel Poncet, l’accueille dans son atelier de Vich et met à sa disposition pinceaux, gouache et peinture à l’huile. Dans cette phase, la peinture (souvent de la gouache) est posée de manière visible, expressive : c’est une matière très travaillée, appliquée sans doute par-dessus un dessin dont on aperçoit parfois les tracés à l’encre, avec des corrections, des surcharges, des concentrations, des parties en réserve, d’autres qui semblent grattées avec le manche du pinceau.

À partir de 1937, la santé de Soutter se détériore : sa vue baisse et souffrant d’arthrose, il adopte alors une nouvelle technique. Il se met à dessiner sur de plus grands formats et, surtout, peint directement avec ses doigts, en renouvelant totalement son écriture plastique, à l’âge de 66 ans. L’audace, l’inventivité, l’énergie, la vigueur formelle que manifeste ce nouveau style sont inouïes. Sans passer par l’intermédiaire de l’outil, Soutter trempe ses doigts dans de l’encre noire, de la gouache ou de la peinture, et trace directement des silhouettes noires sur le papier. Il n’y a plus de médiation entre le corps et la trace : il fait ainsi retour à une pratique archaïque du dessin, aux signes primitifs des premiers hommes. Des silhouettes longilignes, comme vues en contre-jour, s’animent, proposant une représentation synthétique de l’être humain. Des formes abstraites et simples se répètent : cercle, croissant, croix, qui renforcent l’impression d’être face à des scènes symboliques ou des rituels magiques.

Soutter meurt en 1942 à l’asile de Ballaigues, laissant derrière lui une œuvre d’une extraordinaire richesse, qui n’a pas fini d’être explorée. Ce parcours au cœur du travail de ce peintre devrait permettre de dévoiler le « tremblement de la modernité » qui l’anime.

Je laisse le dernier mot à Jean-Louis Kuffer dans son blog Passion de lire : « Mais que dire à part ça ? Que Louis Soutter incarme, avec Robert Walser, l’impatience sacrée de l’artiste au pays des nains de jardin et des tea-rooms, des bureaux alignés ou des maisons de paroisse à conseils sourcilleux. Soutter danse au bord des gouffres et se fait tancer par le directeur de l’Institution pour abus d’usage de papier quadrillé. Soutter rejoint Baudelaire au bordel couplé à la grande église sur le parvis de laquelle mendie un Christ en loques, et c’est tout ça qu’il peint de ses doigts de vieil ange agité… »

PS du 3 août – A lire, à voir : le superbe article d’Élisabeth Lebovici, La cave aux anthropoglyphes de Louis Soutter, avec de nombreuses images
PS du 12 août – Encore plus d’images des oeuvres de Soutter sur ce site

La peinture comme aptitude fondamentale de l’être humain

 

 Laisser venir les choses
au lieu de les créer
Gerhard Richter

 

La première fois que j’ai vu un tableau de Gerhard Richter, c’était à l’été 2010, dans l’expo « Mort, que me veux-tu ? » de la Fondation Bergé – Yves Saint-Laurent sur le thème des Vanités : ce « Crâne », une toile d’une beauté brutale. J’avoue que jusque-là je ne connaissais pas du tout Richter. Mais sur la foi de ce seul tableau qui m’avait laissé une impression durable, je suis allée voir l’exposition du Centre Pompidou, intitulée « Panorama ».

 

Gerhard Richter : Crâne, 1983

Présentation du musée

Cette rétrospective célèbre le 80e anniversaire de Gerhard Richter, aujourd’hui reconnu comme l’une des figures majeures de la peinture contemporaine. Un peintre classique dans sa pratique du métier et sa vision de la peinture, et qui ne la défend jamais mieux que dans ses œuvres, ainsi que dans ses écrits et les rares interviews qu’il accepte de donner. « Je n’ai rien à dire et je le dis » est une phrase de John Cage que Richter a faite sienne.

 

S’il défend la peinture envers et contre tout – en particulier au-delà de l’image photographique – il le fait avec des médiums plus hétérogènes qu’il n’y paraît. Après les « photos-peintures », réalisées d’après des photographies au début des années 1960, Richter met en place un type d’abstraction à partir du début des années 1970 où coexistent des grilles colorées, une abstraction gestuelle, des monochromes. Dans les années 1980, il réinterprète de manière à la fois érudite et inédite les genres de l’histoire de l’art : portrait, peinture d’histoire, paysage ; tout en explorant un nouveau type de tableaux abstraits aux couleurs acides, où les formes gestuelles et géométriques s’entremêlent. Quelques grandes commandes publiques offrent également à l’artiste d’aborder le format monumental, voire architectural ; enfin, depuis les années 2000, il réalise de grandes sculptures en verre qui sont des réponses au Grand Verre de Duchamp. Depuis 50 ans, Richter étonne non seulement par sa faculté à se réinventer, mais encore par sa capacité à transformer, à chacun des tournants de son travail, l’histoire de la peinture.

 

« Panorama », sa rétrospective au Centre Pompidou, est le titre de la troisième et dernière étape d’un projet itinérant qui a commencé à la Tate Modern de Londres et s’est poursuivi à la Neue National Galerie de Berlin. C’est aussi le titre du catalogue dont la construction, comme celle de l’exposition, résulte d’un travail collectif : les trois commissaires de Londres, Berlin, Paris, ont élaboré une liste d’œuvres communes, puis chacun a défini en complicité avec l’artiste une adaptation spécifique, à la lumière des lieux et des publics. Des œuvres ont été supprimées et ajoutées dans une scénographie et un accrochage différents à chacune des étapes. Chaque « Panorama » est unique.

 

L’œuvre de Richter est multiforme, comme on le voit, et certains aspects peuvent attirer ou déplaire aux uns ou aux autres. Restée assez indifférente aux œuvres de la première salle, qui est consacrée aux « photos-peintures » (à part le Tigre, mais c’est parce que j’aime les tigres), j’ai été enchantée par le grand, très grand triptyque « Nuage » qui vient ensuite : trois toiles de format 3 m x 2m (presque celui des affiches de métro !) Il m’a semblé que ces nuages avaient à la fois un aspect réaliste et une qualité de contemplation rêveuse qui nous aspire, renforcée par le fait que, dans chacune de ces trois compositions, le nuage est centré au milieu du tableau.

Gerhard Richter : Nuage, 1970

 

Viennent ensuite plusieurs séries d’œuvres abstraites peintes dans les années 70, 80 et 90 et prouvant que, si Richter affirme préférer à toute couleur le gris, il ne les en manie pas moins de manière magistrale. Il faut voir par exemple le très beau « Juin » (1983) dont les jaunes, rouges et verts acides éclatent en mouvements et angles vifs.

 

Gerhard Richter : Juin, 1983

Parmi les genres de la peinture classique revisités par Richter, le paysage trouve une place de plus en plus importante dans son travail. Toujours peintes à partir de photographies prises au gré de ses voyages ou dans son environnement proche, ces toiles laissent la place à la nature, au ciel, sans aucune présence humaine. Pour la série des « Sketch » (1991) rassemblée à l’occasion de cette version de Panorama, l’atmosphère parfois brumeuse, diaphane, opaque, obtenue grâce à diverses techniques d’estompage, accentue leur dimension mélancolique et intemporelle.

 

Gerhard Richter : Chinon, 1987

Il en est ainsi, par exemple, de ce paisible bocage de Chinon (1987). On aura compris, par ces choix, que je suis moins sensible aux aspects de l’œuvre montrant Richter comme témoin de son siècle, comme la série intitulée « Le 18 octobre 1977 » consacrée à la mort en prison des leaders du groupe révolutionnaire Baader-Meinhof.

 

Dans ses travaux les plus récents, Richter s’interroge sur la façon dont la crédibilité de l’art peut être préservée face aux développements de l’image numérique. Mais il reste fortement attaché à la peinture : « Beaucoup de gens estiment que d’autres techniques sont plus séduisantes : mettez un écran dans un musée, et plus personne ne regarde les tableaux, déclare-t-il. Mais ma profession, c’est la peinture. C’est ce qui m’a toujours le plus intéressé. (…) De toute façon, je ne sais rien faire d’autre. Je reste cependant persuadé que la peinture fait partie des aptitudes humaines les plus fondamentales, comme la danse ou le chant, qui ont un sens, qui demeurent en nous, comme quelque chose d’humain. »

 

— Je recommande vivement la visite du site officiel du peintre, où l’on trouvera un très grand nombre d’œuvres classées par thèmes (et par chronologie à l’intérieur de chaque thème) et dont proviennent celles reproduites ici.

 

 

Une nouvelle icône de notre temps ?

 

 « L’unique femme en Italie
qui ait jamais su
ce que voulait dire peinture »

Roberto Longhi

 

Artemisia Gentileschi est-elle en train de devenir une icône, comme l’est aujourd’hui Frida Kahlo ? On le dirait, à voir le discours tenu sur elle ces dernières années, qui se focalise plus sur les péripéties de sa vie intime que sur son travail de peintre. Ou par exemple le titre de l’exposition qui se tient actuellement au musée Maillol : Artemisia, pouvoir, gloire et passions d’une femme peintre. On ne désignerait pas ainsi, par son seul prénom, un peintre homme… je n’en vois guère qu’un exemple : Vincent, pour Van Gogh, qui est lui aussi une sorte d’icône.

 

Judith et sa servante, v. 1618-1619, Palazzo Pitti, Florence

Cela étant, l’exposition en question, en dépit de quelques bizarreries de disposition (qui nous font commencer la visite par les œuvres les plus tardives), reste méritoire et pleine d’intérêt, montrant quelques-uns des tableaux les plus connus et les plus représentatifs de l’artiste.

 

Je reprends ici, pour les besoins de la cause, quelques éléments de la note que je lui avais consacrée en novembre 2009 :  Vivant dans la première moitié du XVIIe siècle (elle était née en 1593), Artemisia Gentileschi reprend de son père Orazio, lui-même peintre et élève du Caravage, la limpide rigueur du dessin en lui ajoutant une forte accentuation dramatique. Elle rejoint son père à Londres en 1638 puis s’installe à Naples et devient ainsi un peintre de cour à succès, sous le patronage des Médicis et de Charles Ier d’Angleterre. Comme le Caravage, il a fallu attendre plus de trois siècles pour qu’elle soit à nouveau reconnue et appréciée. Ce fut notamment grâce à la parution, en 1916, d’un essai signé de l’historien d’art Roberto Longhi, maître de la critique italienne et grand spécialiste de Piero della Francesca, qui a eu le mérite de ramener l’attention de la critique sur la stature artistique d’Artemisia Gentileschi.

 

La Madeleine pénitente, vers 1631

Comme le souligne mon collègue de blog Lunettes Rouges,  « Artemisia est une peintre d’héroïnes, Cléopâtre, Suzanne, Bethsabée, femmes triomphant de l’adversité, de la vilenie masculine. Toutes ont plus ou moins le même corps rond, la même mollesse; l’héritage du Caravage (et d’Orazio) se dissipe peu à peu, le clair-obscur s’adoucit, mais les carnations et les drapés sont souvent superbes. » On la connaît surtout maintenant pour ses tableaux (il en existe plusieurs variantes) sur le thème biblique de Judith et Holopherne, traité avec une récurrence qui tient de l’obsession. Lunettes Rouges, encore :

« Le texte de Roland Barthes en particulier, à propos du Judith et Holopherne de Capodimonte à Naples (1612), met l’accent, non pas, comme tant, sur le lien avec la violence du viol, mais sur l’ambivalence érotique et funèbre du lien unissant les deux protagonistes et sur la revendication féministe qui sous-tend ce tableau de deux femmes : « si les deux femmes voulaient violer le général, elles ne s’y prendraient pas autrement » et « ne dirait-on pas deux ouvrières en train d’égorger un porc ? » Il conclut ainsi : « ce tableau, si fort, si clair, a ainsi tous les traits figuratifs d’un roman : sa beauté vient de ce qu’il participe d’une sorte d’énergie littéraire » ».

Ce tableau, qui figure dans l’exposition du musée Maillol, reste saisissant, par la violence de l’acte représenté avec un hyper-réalisme stupéfiant, contrastant avec le calme affiché sur les traits de ses perpétratrices.

 

Autoportait avec luth, vers 1617

L’ Autoportait avec luth la montre par contre avec une physionomie à la tristesse douce. Bien souvent aussi, les personnages peints par Artemisia Gentileschi regardent ailleurs, nous tournent le dos ; c’est le cas dans le tableau de Judith et sa servante reproduit ici (où cette fois, la tête d’Holopherne, dans sa corbeille, reste discrète) ou dans ses figures de Bethsabée.

 

L’exposition comprend également plusieurs œuvres d’Orazio Gentileschi (dont un beau Saint Jérôme) ainsi que d’autres peintres contemporains d’Artemisia, dont la juxtaposition permet d’apprécier son originalité et sa puissance. Le catalogue est splendide, mais comme toujours dans ce genre, énorme, lourd et cher…

 

Lire aussi : les articles parus sur le site de la Tribune de l’Art

et sur le blog Le Beau Vice.

 

 

Intimités néerlandaises

 

 

En ces temps printaniers où l’on parle beaucoup de Hollande, je rappellerai d’abord qu’il ne faut pas prendre la partie pour le tout, et confondre cette province néerlandaise avec l’ensemble des Pays-Bas, qui en compte douze pour la partie européenne du pays – plus, pour compléter, quelques îles des Caraïbes.

 

L’Institut Néerlandais, situé à Paris rue de Lille, tout près de l’Assemblée Nationale, propose actuellement (et jusqu’au 27 mai) une exposition qui rassemble une vaste sélection (une bonne centaine de tableaux) de la collection Frits Lugt. (Frits Lugt, historien de l’art et collectionneur, fut à l’origine de la création de l’Institut Néerlandais en 1957).

 

C’est l’occasion de voir de nombreuses œuvres du Siècle d’or hollandais, noyau de la collection, mais aussi de découvrir des tableaux flamands des XVIe et XVIIe siècles, des paysages ou encore des natures mortes italiennes et françaises. Le XIXe est également représenté, quoique moins largement.

 

Pieter Saenredam, Le Choeur de l’église Saint-Bavon à Haarlem, vue de la Kerstkapel, 1636 – © Fondation Custodia

Intimités, certes, parce que Frits Lugt a surtout privilégié les portraits, les natures mortes, les représentations d’intérieurs, tous les sujets liés à la vie privée des Hollandais du Siècle d’Or ; peu de peinture religieuse, encore moins de peinture historique. Bien sûr, on y retrouve des noms célèbres comme Brueghel l’Ancien, Pieter Post, Jan Steen, Jacob van Ruisdael, Emmanuel de Witte… mais on y fait aussi des découvertes : comme l’écrit Bénédicte Bonnet Saint-Georges (dans un article de la Tribune de l’Art), « la présence de quelques noms moins connus voire d’artistes anonymes laisse deviner que le collectionneur se laissait séduire par la qualité d’un tableau plus que par la célébrité de son auteur. » Attitude sympathique, qui semble indiquer que Monsieur Lugt s’est fait plaisir et n’a pas acheté de la peinture pour faire de bons investissements (ou du moins pas que).

 

Jacques Linard, Nature morte aux coquillages et au corail, vers 1630 – © Fondation Custodia

Pour ma part, je me suis livrée à quelques exercices d’admiration, portant sur

– le très beau Guardi L’Église San Giorgio Maggiore vue de la Giudecca

– les variations du peintre français Jacques Linard : Nature morte aux coquillages et au corail

– le Paysage fluvial avec bétail et paysans de Karel Dujardin, paysage italien avec quelque chose d’oriental,

– la Vue du fort de Bertheaume d’Isabey, dans un format allongé,

– la Jeune Femme aux bas noirs de Georg Henrik Breitner, tableau aux formes presque abstraites (non daté, mais situé vers la fin du 19e ou le début du 20e), qui annoncerait la manière de Nicolas de Staël.

 

Karel Dujardin, Paysage fluvial avec bétail et paysans, vers 1660 – © Fondation Custodia

 

Une chose encore : la Fondation Custodia, également créée par Frits Lugt et dépositaire de sa collection, propose sur son site des vues de tous les tableaux de l’exposition, avec un outil de zoom absolument prodigieux, permettant d’en explorer tous les détails – démarche qui conduit à bien des surprises, comme l’a amplement démontré le regretté Daniel Arasse.

Pieter Post, Vue sur les champs de blanchissement de Haarlem, 1631 – © Fondation Custodia

 

 

 

 

 

La toute-puissance de Cézanne

Peindre, ce n’est pas copier servilement
l’objectif :
c’est saisir une harmonie
entre des rapports nombreux,

c’est les transposer dans une gamme à soi
en les développant
suivant une logique neuve et originale.
Cézanne

Plutôt que Cézanne et Paris, cette exposition du Musée du Luxembourg aurait dû s’intituler Cézanne à Paris… car la capitale est bien peu le sujet de son travail. « Paradoxalement, Paris est peu présent dans son œuvre. Il a peint plutôt la campagne qui l’entoure, les villages, les rivières… Le grand tableau où il a représenté Les toits de Paris de sa fenêtre, une composition toute en plans géométriques, quasi abstraite, est une exception », écrit Gilles Coÿne sur le site Actualité des Arts. Une autre toile, pas spécialement originale, représente la rue des Saules à Montmartre.

Les Toits de Paris, 1881

Pourtant cette exposition, présentant environ 80 œuvres, est d’un grand intérêt. D’abord parce qu’on y voit des tableaux représentatifs de la plupart des sujets traités par Cézanne : paysages, portraits, natures mortes… Parce qu’on y retrouve des toiles bien connues comme La Maison du Pendu, Le Quartier du Four à Auvers ou encore La Pendule noire. Enfin parce qu’on ne peut que constater à quel point il a été un précurseur de la révolution picturale du début du 20e siècle.

La Pendule noire, 1869

Cézanne (1839-1906), qu’une légende tenace décrit comme « le Maître d’Aix » solitaire et retiré en Provence, ne s’est en réalité jamais éloigné de la capitale et de l’Île-de-France : entre 1861 et 1905, il n’a cessé d’y revenir et de s’en inspirer. Son œuvre témoigne de ces séjours au cours desquels il fréquente les impressionnistes, Pissarro, Guillaumin, Renoir, Monet. Quelques amis le soutiennent comme le Docteur Gachet à Auvers-sur-Oise. À Paris, Cézanne se confronte tout autant à la tradition qu’à la modernité. Il trouve les « formules » avant de les exploiter en Provence (plus de vingt fois il fait l’aller-retour Paris/Provence). (…) Après 1890, critiques, marchands, et collectionneurs commencent à s’intéresser à son œuvre. Cézanne se montre attentif à cette reconnaissance qui ne peut venir que de Paris. Ainsi imprime-t-il sa marque dans l’art moderne : l’avant-garde le considèrera comme un précurseur, « notre père à tous », selon la formule de Picasso. (Présentation du musée du Luxembourg)

Je ne m’attendais pas à faire une découverte en visitant cette expo et ce fut pourtant le cas. J’ignore si le tableau intitulé Le Nègre Scipion (titre aujourd’hui politiquement incorrect…) est très connu et cela m’est assez égal. Ce Scipion était, semble-t-il, un modèle de l’académie de peinture que fréquentait Cézanne. C’est une œuvre d’une puissance considérable, peinte avec une liberté de facture et une sorte de brutalité qui rappelle l’expressionnisme. En 1867 ! Décidément Picasso avait raison, comme presque toujours… Cézanne est leur père à tous.

Le Nègre Scipion, 1867

Images Wikimedia Commons

Lire aussi l’article du blog Bon sens et déraison

Dorothea Tanning et le piège de la peinture

À vrai dire, et à ma honte, je la croyais morte depuis longtemps. Il faut dire qu’il n’en reste plus guère en vie, des surréalistes de la grande époque, et Dorothea Tanning était de ceux-là.

En France on la connaît surtout comme l’épouse de Max Ernst, mais elle mérite assurément mieux que l’étiquette « femme de » : forte personnalité, œuvre puissante et fascinante.

« L’artiste américaine Dorothea Tanning s’est éteinte mardi à New York à l’âge de 101 ans. Peintre, sculpteur et écrivain, elle était l’une des dernières représentantes du surréalisme des années 1940. Débutant comme dessinatrice publicitaire, elle rencontra Max Ernst en 1943 et partagea sa vie avec lui entre l’Arizona et la France, jusqu’à la mort de l’artiste allemand en 1976.
Loin de l’image de la muse, ses peintures font de la femme la vraie maîtresse de ses désirs, à l’image de son autoportrait Birthday (ci-contre). Dans les années 1950, elle délaisse un art surréaliste, marqué par sa Petite musique de nuit, pour une peinture plus abstraite. En 1986, Dorothea Tanning publia ses mémoires, intitulées elles aussi Birthday, et se consacra ensuite à la poésie. Son dernier recueil, Coming to that, est paru à l’automne 2011. » (NDLR : En 2004, elle a également publié son premier roman, Chasm (Abîme), non traduit en français). Connaissance des arts

Eine Kleine Nachtmusik, 1943 - Tate Gallery

« A long time ago I said that I want to seduce by means of imperceptible passages from one reality to another. The viewer is caught in a net from which there is no escape save by going through the whole picture until he comes to the exit. My wish: to make a trap (picture) with no exit at all either for you or for me. » Extrait de Between Lives: An Artist and Her World. New York: W.W. Norton & Company, 2001, pp. 326-327. cité par Artnet 
« J’ai dit il y a longtemps que je souhaitais séduire par le biais de passages imperceptibles d’une réalité à une autre. Le spectateur est pris dans une nasse dont il ne peut s’échapper qu’en traversant tout le tableau jusqu’à ce qu’il arrive à la sortie. Mon objectif : construire un piège (image) qui n’aurait pas de sortie, ni pour vous, ni pour moi. »

Insomnias, 1957

Liens :

Beaucoup à voir sur le site officiel et de nombreuses images aussi chez World History of Art.

Source des images : Birthday et Insomnias sur la Wikipedia en anglais. Eine Kleine Nachtmusik sur le site de la Tate Gallery. Photo de Dorothea Tanning en 1998 sur son site officiel.

Dorothea Tanning, New York, 1998. Photograph by Peter Ross © Peter Ross