Porter le feu grégeois

« La vie est une farce avec issue létale
que l’homme intelligent appelle existence. »
Thomas Bernhard

Prochaine séance de l’Œil Bistre au comptoir, le groupe de lecture de Marc Le Monnier : Thomas Bernhard.

« Mordant, irascible, polémiste – au sens où l’on porte le feu grégeois derrière les murailles de l’ennemi –, mauvaise conscience (ou bonne conscience cathartique ?) de l’Autriche, pays qui digère mal, c’est un euphémisme, son passé, Thomas Bernhard (1931-1989), est un des écrivains majeurs du siècle dernier. De la trempe de ses compatriotes Robert Musil, Peter Handke, ou Elfriede Jelinek, prix Nobel de littérature 2004. Homme de théâtre (Minetti, L’Ignorant et le Fou), passionné de musique (*) , il porte, avec Extinction (coll. Tel/Gallimard), que l’on peut considérer comme son testament, l’introspection individuelle et le refoulé d’un peuple au plus profond de leurs extrêmes. C’est ce pyrogène que nous vous présenterons le dimanche 11 avril, au café littéraire de L’Œil bistre au comptoir. » Raphaële Murer & Alain (Georges) Leduc

Dimanche 11 avril à 17 heures au café « L’Apostrophe », 23 rue de la Grange-aux-Belles, 75010 Paris (stations de métro : Jacques Bonsergent (5) ou Colonel Fabien (2)).

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(*) « Mon grand amour ma vie durant », dit-il dans La Cave. Il se destinait à une carrière de chanteur, interrompue par la maladie. Cette passion affleure dans nombre de ses romans, en particulier Le Naufragé.
source image : Theâtre du Nord

Jusqu’à l’extinction


En fin de compte, ces dernières années, j’ai vu plusieurs pièces de Thomas Bernhard : début 2005, c’était Place des Héros ; en 2007, L’Ignorant et le Fou ; et ce printemps, Extinction au théâtre de la Madeleine.

Dans Extinction, sous-titré Un effondrement, Thomas Bernhard pousse son projet d’ « anti-autobiographie » jusqu’à ses ultimes conséquences : l’extinction du sujet qui écrit.
Le narrateur, Franz-Josef Murau, brebis galeuse de la famille, a fui l’atmosphère confinée et malsaine, l’esprit étriqué, les traditions et le passé délétère de Wolfsegg (qu’on pourrait traduire par ‘le coin au loup’), un grand domaine dans les pré-Alpes autrichiennes, se bâtissant un refuge dans la lumière romaine. Mais un drame, la mort de ses parents et de son frère dans un accident de voiture, le force à revenir à l’origine, à se faire héritier de Wolfsegg pour mieux en liquider et en éteindre la marque détestée.

Serge Merlin, qui est depuis longtemps comme chez lui dans la demeure bernhardienne, funambule des chemins caillouteux et de l’oxygène raréfié et coupant de l’écrivain autrichien, relève le défi de dire ce texte énorme – ramené ici à quatre-vingts minutes –, où Bernhard aura porté son « art de l’exagération » à ses plus extrêmes confins. (Jean Torrent sur le site du théâtre)


Une fois de plus, on a affaire à un règlement de comptes avec tout ce que Bernhard abomine : la famille étroite et étouffante, le passé nazi de l’Autriche et sa manière de le passer sous silence, la solitude inévitable de l’individu, l’absence de valeurs. Thèmes servis par son art de la répétition et du ressassement, ces clous qu’il enfonce dans nos têtes promptes à vouloir s’échapper. Quelques points plus positifs (la figure de l’oncle Georg, la « maison des enfants » dont le personnage déplore la dégradation…) sont impuissants à faire basculer le bilan. Murau, cherchant à opérer l’extinction de Wolfsegg, le domaine familial exécré, et tout ce qu’il symbolise, finit par s’apercevoir que c’est lui-même qu’il porte à l’extinction, à la désintégration, à l’anéantissement. Serge Merlin, complètement habité par cet être détruit, tantôt désespérément calme, tantôt désespérément violent, se montre prodigieux.

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Photo de Serge Merlin par Brigitte Enguerand. Source Théâtre de la Madeleine.

Complément en date du 24 mars. A lire : l’article de Pierre Assouline