Aragon face aux arts de son temps

N’oubliez pas l’oeil bleu.
Aragon, à propos de Matisse


Le Musée de La Poste présente souvent des expositions qui n’ont pas grand-chose à voir avec l’activité postale, ni rien à envier à celles de lieux plus prestigieux. L’automne dernier, c’était le très beau « Bestiaire d’André Masson » ; actuellement (jusqu’au 19 septembre 2010), « Aragon et l’art moderne » avec plus de 150 œuvres – tableaux, dessins, collages, photos, sculptures, tapisseries… – exécutées par les plus grands artistes du siècle dernier. Des noms : Signac, Matisse, Picabia, Marquet, Picasso, Braque, Léger, Gris, Duchamp, Chagall, Klee, Man Ray… et aussi ceux qu’à cette occasion je découvre : Pirosmani (peintre naïf géorgien), Pierre Roy (peintre surréaliste dont le travail évoque Chirico et Magritte), Alain Le Yaouanc (auteur actuel de formidables gravures et collages).

A. Le Yaouanc"E constant dans l'attente", 1972

L’exposition est certes bien sage, avec un déroulement chronologique en trois sections (période surréaliste, période du réalisme socialiste, époque contemporaine) et une évocation de l’appartement habité par Aragon rue de Varenne qui donne un peu trop dans la célébration – il est intéressant de voir photos, petits mots, cartes postales qui en proviennent, mais qu’est-ce que c’est que cet autel à Elsa Triolet avec ses rideaux jaunes ? Reste que le thème est  bien fondé. Aragon s’est beaucoup intéressé aux arts de son époque et a beaucoup écrit à ce sujet. « C’est l’occasion de rappeler, par-delà les polémiques ou les dithyrambes, l’attachement sans faille à la création, aux formes nouvelles, d’un des esprits les plus brillants et les plus complexes de son temps », suggère le musée. On peut voir d’ailleurs dans le cadre de l’expo le très beau film réalisé par Richard Dindo Le Roman de Matisse, à partir de Henri Matisse, roman, livre consacré en 1971 par Aragon au « peintre du perpétuel espoir ».

A voir aussi :

  • Deux remarquables séries de portraits d’Aragon, la première réalisée par Robert Delaunay dans les années 1920, la seconde par Matisse en 1942 (des dessins au crayon, un trait si pur, si délié…)
  • Une aquarelle de Max Ernst (Aragon : « Ce sont des paysages apocalyptiques, des lieux jamais vus, des divinations ») et une très belle huile du même Ernst, Marine Rouge (1927)
  • De Pierre Roy, ce Lion dans l’escalier (dont le titre ne serait-il pas plutôt Danger dans l’escalier ? Pas facile de trouver des images de Roy sur Internet).
  • De Miró, une gouache de 1937, L’arrivée de l’oiseau porte-bonheur.
  • D’Alain Le Yaouanc, le livre intitulé Le Chemin de ronde ou les Mots sans titre, préfacé par Aragon (1977).

Peut-être quelqu’un saurait me dire pourquoi la grande photo d’Aragon, qui se trouve à l’entrée (un portrait à la tête penchée) porte dans le coin supérieur droit le mot « Gel » ???

Pirosmani, Dîner de trois nobles, 1905

Source images :

Pirosmani, chez Wikipedia
Le Yaouanc, Place des Arts

Une visite à Matisse en son Cateau

Comment suis-je passée si longtemps à côté de Matisse sans le voir, je ne sais pas trop. Je me suis laissée piéger par sa fausse simplicité, je le trouvais trop évident. J’avais peut-être des excuses… Comme le dit Bernard Noël : « Tout comme la réalité, la peinture de Matisse se dérobe dans sa parfaite visibilité. » (Matisse, éd. Fernand Hazan) Pourquoi en va-t-il ainsi ? « Matisse simplifie parce qu’il tire le visible vers ce qui, à travers lui, fait signe. » Mais de fait, « la ‘spontanéité’ de Matisse est la forme la plus discrète de la maîtrise. »

Matisse : Autoportrait, 1918 (image : History of Art, http://www.all-art.org/

Matisse : Autoportrait, 1918

Il m’a fallu cette visite au très beau musée Matisse du Cateau-Cambrésis, sa ville natale, pour que je me rende compte de ce que j’avais jusqu’ici manqué. Installé dans des bâtiments anciens (le palais Fénelon, ancienne résidence des archevêques de Cambrai), mais conçu avec les notions actuelles de la muséographie[1], ce musée associe avec bonheur une riche collection permanente et une exposition temporaire stimulante. Actuellement, cette dernière a pour titre Ils ont regardé Matisse et met en relation des oeuvres du peintre français avec celles d’artistes abstraits de l’après-guerre aux Etats-Unis et en Europe.

À partir de prêts exceptionnels provenant de collections publiques et privées, l’exposition montre l’assimilation du travail de Matisse par les abstraits américains, et comment en retour, à partir des années 60, cette assimilation entre en résonance avec les recherches des artistes européens et américains.

Scandé par quinze oeuvres emblématiques de Matisse, le parcours de l’exposition est composé d’une cinquantaine d’oeuvres de Jackson Pollock, Mark Rothko, Barnett Newman, Raymond Hains, Jacques Villeglé, Simon Hantaï, Ellsworth Kelly, Sam Francis, Morris Louis, Frank Stella, Claude Viallat, François Rouan, Richard Tuttle, Daniel Buren et Blinky Palermo.

museematisse_ilsontregarde-sL’exposition s’ouvre d’ailleurs sur la « Porte-fenêtre à Collioure » de Matisse (1914) qui est un tableau quasi-abstrait où l’espace de la fenêtre – permettant l’échange entre l’espace pictural et celui, concret, du spectateur – s’ouvre sur un panneau central tout noir.

« Le choix de la couleur pure oriente Matisse vers lui-même, dit encore Bernard Noël. (…) Matisse parle souvent de la couleur, mais au nom du senti et pas d’une vérité théorique ou historique. Il dit par exemple : « Les couleurs ont en elles-mêmes, indépendamment des objets qu’elles servent à exprimer, une action importante sur le sentiment de celui qui les regarde. »

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On peut voir également dans ce même musée une série d’oeuvres d’Auguste Herbin, comprenant notamment un vitrail très bien placé et mis en valeur, et une section consacrée à la donation effectuée en  2007 par Alice Tériade, la veuve du critique, éditeur d’art et collectionneur (d’origine grecque). Cette donation porte sur le contenu de la Villa Natacha, maison que le couple possédait à St-Jean-Cap-Ferrat. Elle comprend notamment la salle à manger de la villa, reconstituée à l’identique avec un vitrail et un mur de céramique dessinés par Matisse ; ainsi que des sculptures de Miró, Giacometti et Laurens, et de nombreux tableaux parmi lesquels quatre toiles de Léger, quinze huiles sur papier de Rouault, un Picasso (Tête de femme couronnée de fleurs, 1969), un Chagall (Amoureux au bouquet, 1949), un Matisse (Jeune Femme à la pelisse, fond rouge, 1944) et un portrait de Tériade par Giacometti (1960). Elle comprend également des photographies, en particulier d’Henri Cartier-Bresson montrant Tériade ou Matisse dans le jardin de la villa.

Matisse : La Maison bleue, 1906

Matisse : La Maison bleue, 1906

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Pour en revenir simplement (simplement !) à Matisse, il me semble que ce qui le caractérise le plus, c’est le plaisir que l’on a à regarder ses tableaux ; c’est une joie paisible devant la beauté. J’ai beaucoup aimé les œuvres de sa période fauve, et aussi les portraits de ses petits-enfants dessinés vers 1950 au plafond de sa chambre (à l’aide d’un fusain attaché à une canne à pêche)…

Images : site History of Art et musée Matisse


[1] Le palais Fénelon, ancien palais des archevêques de Cambrai, dont le bâtiment actuel date de 1770-1772 (après Fénelon) est dédié à la donation de Matisse, enrichie par les apports de la famille Matisse et par des acquisitions.
Le musée a totalement été rénové en 2002 par les architectes Emmanuelle et Laurent Beaudoin, qui ont conservé l’ancienne école bâtie devant et ont relié les deux bâtiments par une construction moderne.