Cimes et abîmes surréalistes

« Là, tout flotte et s’en va dans un naufrage obscur. »
(Victor Hugo, Ce que dit la bouche d’Ombre)

C’est peut-être par la « matière noire » de Victor Hugo qu’il faut passer pour percevoir ses affinités avec le surréalisme. C’est en tout cas par son œuvre picturale qu’on accède à cette rencontre dans l’exposition actuellement (jusqu’au 16 février) montrée à la maison de Hugo, place des Vosges, et intitulée La Cime du rêve.

V. Hugo, Taches en forme de paysage (DR)

V. Hugo, Taches en forme de paysage (DR)

À travers un cheminement thématique – les châteaux, l’amour, la nuit, la mer, la forêt, le ciel, le bestiaire – mais aussi technique – l’empreinte, le pochoir, la tache, le rébus… – l’exposition La Cime du rêve juxtapose une cinquantaine de dessins de Hugo et des œuvres de Max Ernst, André Masson, Yves Tanguy, Francis Picabia, René Magritte, Unica Zürn, Brassaï, Hans Bellmer, Oscar Dominguez, Marcel Jean, Robert Desnos, Toyen, Wilfredo Lam, Georges Malkine… Valentine Hugo, aussi, qui n’était pas apparentée directement au grand Victor, mais avait épousé son arrière-petit-fils, le peintre Jean Hugo.

Oscar Dominguez, Décalcomanie (DR)

Oscar Dominguez, Décalcomanie (DR)

Il faut rendre justice à André Breton (même si Rimbaud et Lautréamont avaient déjà reconnu le poète comme l’un des leurs, un voyant…) d’avoir placé Victor Hugo, en 1924, dans le Manifeste du surréalisme, parmi ses pairs – et non leurs précurseurs : le surréalisme transcende les époques. Même si Breton assortit son jugement d’une réserve : « Hugo est surréaliste quand il n’est pas bête ». Et la présentation du musée souligne à juste titre que « le Hugo des années 1920 n’est pas, loin s’en faut, le Hugo consensuel qu’il est devenu aujourd’hui. C’est, d’un côté, un Hugo bien-pensant, un Hugo de manuels scolaires et de récitations, un Hugo statufié. C’est, d’un autre côté, un Hugo vilipendé par l’université pour sa fatuité, pour son côté verbeux, pour sa bêtise en somme, et honni tant par l’extrême gauche que par la droite extrême, maurrassienne. » On a certainement aujourd’hui une vision plus globale et moins manichéenne de l’écrivain, avec ses zones d’ombre et son goût pas seulement romantique pour ce qu’Annie Le Brun appelle « les arcs-en-ciel du noir ».

V. Hugo, Composition (DR)

V. Hugo, Composition (DR)

Habitée en son centre par la présence du Grand Tamanoir de Breton, l’exposition rassemble des œuvres majeures, avec notamment de très beaux Max Ernst (dont La Forêt). La juxtaposition, pièce par pièce, des dessins, encres, gouaches de Hugo avec les œuvres surréalistes atteste à coup sûr de troublantes similarités. Il serait intéressant de rechercher – mais cela a sans doute déjà été fait – de pareilles analogies dans les vers hugoliens…

Dorothea Tanning et le piège de la peinture

À vrai dire, et à ma honte, je la croyais morte depuis longtemps. Il faut dire qu’il n’en reste plus guère en vie, des surréalistes de la grande époque, et Dorothea Tanning était de ceux-là.

En France on la connaît surtout comme l’épouse de Max Ernst, mais elle mérite assurément mieux que l’étiquette « femme de » : forte personnalité, œuvre puissante et fascinante.

« L’artiste américaine Dorothea Tanning s’est éteinte mardi à New York à l’âge de 101 ans. Peintre, sculpteur et écrivain, elle était l’une des dernières représentantes du surréalisme des années 1940. Débutant comme dessinatrice publicitaire, elle rencontra Max Ernst en 1943 et partagea sa vie avec lui entre l’Arizona et la France, jusqu’à la mort de l’artiste allemand en 1976.
Loin de l’image de la muse, ses peintures font de la femme la vraie maîtresse de ses désirs, à l’image de son autoportrait Birthday (ci-contre). Dans les années 1950, elle délaisse un art surréaliste, marqué par sa Petite musique de nuit, pour une peinture plus abstraite. En 1986, Dorothea Tanning publia ses mémoires, intitulées elles aussi Birthday, et se consacra ensuite à la poésie. Son dernier recueil, Coming to that, est paru à l’automne 2011. » (NDLR : En 2004, elle a également publié son premier roman, Chasm (Abîme), non traduit en français). Connaissance des arts

Eine Kleine Nachtmusik, 1943 - Tate Gallery

« A long time ago I said that I want to seduce by means of imperceptible passages from one reality to another. The viewer is caught in a net from which there is no escape save by going through the whole picture until he comes to the exit. My wish: to make a trap (picture) with no exit at all either for you or for me. » Extrait de Between Lives: An Artist and Her World. New York: W.W. Norton & Company, 2001, pp. 326-327. cité par Artnet 
« J’ai dit il y a longtemps que je souhaitais séduire par le biais de passages imperceptibles d’une réalité à une autre. Le spectateur est pris dans une nasse dont il ne peut s’échapper qu’en traversant tout le tableau jusqu’à ce qu’il arrive à la sortie. Mon objectif : construire un piège (image) qui n’aurait pas de sortie, ni pour vous, ni pour moi. »

Insomnias, 1957

Liens :

Beaucoup à voir sur le site officiel et de nombreuses images aussi chez World History of Art.

Source des images : Birthday et Insomnias sur la Wikipedia en anglais. Eine Kleine Nachtmusik sur le site de la Tate Gallery. Photo de Dorothea Tanning en 1998 sur son site officiel.

Dorothea Tanning, New York, 1998. Photograph by Peter Ross © Peter Ross

Aragon face aux arts de son temps

N’oubliez pas l’oeil bleu.
Aragon, à propos de Matisse


Le Musée de La Poste présente souvent des expositions qui n’ont pas grand-chose à voir avec l’activité postale, ni rien à envier à celles de lieux plus prestigieux. L’automne dernier, c’était le très beau « Bestiaire d’André Masson » ; actuellement (jusqu’au 19 septembre 2010), « Aragon et l’art moderne » avec plus de 150 œuvres – tableaux, dessins, collages, photos, sculptures, tapisseries… – exécutées par les plus grands artistes du siècle dernier. Des noms : Signac, Matisse, Picabia, Marquet, Picasso, Braque, Léger, Gris, Duchamp, Chagall, Klee, Man Ray… et aussi ceux qu’à cette occasion je découvre : Pirosmani (peintre naïf géorgien), Pierre Roy (peintre surréaliste dont le travail évoque Chirico et Magritte), Alain Le Yaouanc (auteur actuel de formidables gravures et collages).

A. Le Yaouanc"E constant dans l'attente", 1972

L’exposition est certes bien sage, avec un déroulement chronologique en trois sections (période surréaliste, période du réalisme socialiste, époque contemporaine) et une évocation de l’appartement habité par Aragon rue de Varenne qui donne un peu trop dans la célébration – il est intéressant de voir photos, petits mots, cartes postales qui en proviennent, mais qu’est-ce que c’est que cet autel à Elsa Triolet avec ses rideaux jaunes ? Reste que le thème est  bien fondé. Aragon s’est beaucoup intéressé aux arts de son époque et a beaucoup écrit à ce sujet. « C’est l’occasion de rappeler, par-delà les polémiques ou les dithyrambes, l’attachement sans faille à la création, aux formes nouvelles, d’un des esprits les plus brillants et les plus complexes de son temps », suggère le musée. On peut voir d’ailleurs dans le cadre de l’expo le très beau film réalisé par Richard Dindo Le Roman de Matisse, à partir de Henri Matisse, roman, livre consacré en 1971 par Aragon au « peintre du perpétuel espoir ».

A voir aussi :

  • Deux remarquables séries de portraits d’Aragon, la première réalisée par Robert Delaunay dans les années 1920, la seconde par Matisse en 1942 (des dessins au crayon, un trait si pur, si délié…)
  • Une aquarelle de Max Ernst (Aragon : « Ce sont des paysages apocalyptiques, des lieux jamais vus, des divinations ») et une très belle huile du même Ernst, Marine Rouge (1927)
  • De Pierre Roy, ce Lion dans l’escalier (dont le titre ne serait-il pas plutôt Danger dans l’escalier ? Pas facile de trouver des images de Roy sur Internet).
  • De Miró, une gouache de 1937, L’arrivée de l’oiseau porte-bonheur.
  • D’Alain Le Yaouanc, le livre intitulé Le Chemin de ronde ou les Mots sans titre, préfacé par Aragon (1977).

Peut-être quelqu’un saurait me dire pourquoi la grande photo d’Aragon, qui se trouve à l’entrée (un portrait à la tête penchée) porte dans le coin supérieur droit le mot « Gel » ???

Pirosmani, Dîner de trois nobles, 1905

Source images :

Pirosmani, chez Wikipedia
Le Yaouanc, Place des Arts

Changer la vue

On est certainement loin d’avoir épuisé les richesses de ce que le mouvement surréaliste a apporté à tant d’arts et de formes d’expression. Et cette année à Paris, nous sommes gâtés. Après les superbes collages de Max Ernst au musée d’Orsay, c’est le centre Pompidou qui propose, sous le titre un peu abstrait de La Subversion des images, une exposition consacrée à la photographie surréaliste.

Paul Nougé : La Jongleuse, de la série Subversion des images, 1929-1930

Paul Nougé : La Jongleuse, de la série Subversion des images, 1929-1930


Une large sélection des plus belles épreuves de Man Ray, Hans Bellmer, Claude Cahun, Raoul Ubac, Jacques-André Boiffard, Maurice Tabard sera réunie aux côtés d’images inédites, révélatrices des nombreux usages surréalistes de la photographie : publications dans les revues ou les livres d’artistes, publicités, collections d’images, fascination pour le document brut, photomatons, photographies de groupe…

L’événement révèle au public des corpus méconnus de collages d’artistes renommés tels Paul Eluard, André Breton, Antonin Artaud ou Georges Hugnet, les jeux photographiques de Léo Malet ou Victor Brauner et met en lumière des personnalités comme celles d’Artür Harfaux ou Benjamin Fondane.

Plus de vingt ans après « Explosante fixe », l’exposition de Rosalind Krauss et Jane Livingstone, « La Subversion des images » veut questionner les utilisations de la photographie et de l’image animée par les surréalistes et présenter au public une culture photographique du surréalisme. Chacune des neuf salles de l’exposition propose, autour de concepts-clés, de croiser les travaux des artistes avec les différentes applications qui en ont été faites.

En effet, les quelque 400 œuvres qui sont présentées ne sont pas regroupées par périodes ni par thématiques, mais selon le type d’approche auquel elles appartiennent, ce qui les élcaire davantage. On retrouve certes à Beaubourg des images très connues comme celle des larmes de Man Ray, mais je crois que l’essentiel était de montrer le foisonnement tous azimuts qui a animé les artistes, à la fois par l’utilisation de techniques diverses et surtout de points de vue différents sur la photo.

Le titre de l’expo est dû à Paul Nougé, poète surréaliste belge et grand ami de Magritte, dont plusieurs œuvres figurent également dans l’expo. Je pense par exemple à celle qui s’intitule « Camille Goetans écrivant » : c’est la photo ‘normale’ d’un homme écrivant à un guéridon, sauf que le personnage a suspendu son geste et regarde fixement une chaussure de femme à talon haut suspendue dans le vide.

Claude Cahun : Que me veux-tu ? 1929

Claude Cahun : Que me veux-tu ? 1929

En vrac, quelques autres éléments que j’ai remarqués :

  • pour les fans de Roger Vailland, deux photos où il figure dans la première salle, la première d’Artür Harfaux en 1928 (sans titre) montrant Roger Gilbert-Lecomte, René Daumal et Vailland sous forme d’une tête à trois visages ; la seconde anonyme prise en 1924 regroupe les membres du groupe ‘simpliste’ (qui a précédé le Grand Jeu) inscrits dans une étoile à six branches) : les mêmes, plus Robert Meyrat, Pierre Minet et qui diable était le 6e ? ah oui, Maurice Henry ;
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  • les images d’Eli Lotar, notamment celles des abattoirs de La Villette et les montages faits avec Antonin Artaud sur des scènes de théâtre ;
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  • les photos de Claude Cahun, telles que Aveux non avenus ou Que me veux-tu ? (autoportrait double, qu’elle reprend ensuite sous forme de dessin) évoquant la question de l’identité sexuelle ;
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  • Le Caput mortuum[1] ou la femme de l’alchimiste – un article de Michel Leiris  paru dans la revue Documents n°8 (en 1930) avec une photo de William Seabrook. J’ai cherché à me renseigner sur ce Seabrook, que je ne connaissais pas, et j’ai trouvé des choses assez curieuses[2]. Seabrook était un occultiste, explorateur et journaliste américain. Dans les années 1930 il voyage en Afrique et séjourne auprès d’une tribu appelér Guere. Seabrook est intéressé par le cannibalisme et interroge ses hôtes sur le goût de la chair humaine, mais trouvant leurs réponses insuffisantes, il finit par y goûter lui-même (l’article mentionne qu’il aurait mangé une portion de ragoût avec du riz ainsi qu’un steak de belle taille). Il déclare ensuite avoir trouvé cette viande très bonne, et comparable en matière de texture, de couleur et de goût à celle du veau.
Revue Discontinuité : n°1, juin 1928 (numéro unique, publié par Adamov et Claude Sernet)

Revue Discontinuité : n°1, juin 1928 (numéro unique, publié par Adamov et Claude Sernet)

L’expo dure jusqu’au 11 janvier 2010.


[1] « résidu suprême » selon Hegel, semble-t-il

[2] dans la Wikipedia anglophone

Pouvoir indestructible de la beauté

Si ce sont les plumes qui font le plumage,
ce n’est pas la colle qui fait le collage.

Max Ernst

Bonheurs de l’été… C’est au Musée d’Orsay (et jusqu’au 13 septembre 09), l’exposition des collages de Max Ernst « Une semaine de bonté », comprenant un total de 184 œuvres renversantes.

L’exposition est déjà en soi un événement. En effet, jusqu’à l’an dernier, ces collages, que Max Ernst a conservés sa vie durant, n’avaient été exposés qu’une fois dans leur intégralité (moins cinq planches, sans doute jugées trop blasphématoires). C’était en mars 1936 au Museo Nacional de Arte Moderno de Madrid, juste avant que n’éclate la guerre civile espagnole… (Je rêve de Buñuel visitant cette exposition… ce qui n’est pas impossible, car il était retourné en Espagne en 1935-36 pour y créer sa société de production de films, Filmófono.)

tmp_b5961e3d322e3c840da5ef762330b867Pour faire bref, cette Semaine de bonté est constituée de sept séries de collages réalisés par Ernst en 1933 pendant un séjour en Italie. Ces travaux devaient servir de base au « roman illustré surréaliste » de ce titre publié en 1934 en cinq cahiers (éd. Jeanne Bûcher). L’exposition se calque sur la publication, puisque une salle du musée (et un cahier) est consacrée à chacun des quatre premiers jours de la semaine, tandis que les trois derniers sont regroupés dans une seule salle (et un seul cahier). Chacun des jours comporte un « élément », thématique commune, et un « exemple », symbole récurrent. Ainsi le dimanche a pour élément la boue et pour exemple le Lion de Belfort (figuré par un homme à tête de lion).

Les collages en noir et blanc sont réalisés[1] à partir de gravures illustrant des récits de voyage, des encyclopédies et des romans-feuilletons français du 19e siècle, notamment des œuvres de Jules Mary, Adolphe d’Ennery, Lucien Huard. Romans-feuilletons pleins d’événements sensationnels et tragiques qui rencontrent les thèmes obsessionnels du sexe et de la violence. Je rêve (décidément je rêve beaucoup…) d’une édition des œuvres complètes de Freud illustrées par ces collages, qui s’y prêtent tellement par leur art combinatoire du rêve et leur codification symbolique.

tmp_87d1d43e6c4492ba307c2dd9fb40a46dOn peut voir également dans l’expo la projection d’un extrait de film, la séquence « Desire » (12 minutes) du film de Hans Richter « Dreams That Money Can Buy » (Rêves à vendre, 1947). Avaient collaboré à ce film, excusez du peu, Max Ernst, Marcel Duchamp, Man Ray, Alexander Calder, Darius Milhaud et Fernand Léger… Il y est question d’un homme, Joe, qui s’aperçoit qu’il est doué du pouvoir de deviner les pensées en regardant les gens dans les yeux. Il monte alors un cabinet de consultation où il vend à ses clients des rêves sur mesure. Chaque séquence montre l’un d’entre eux et dans celui-ci, Max Ernst apparaît en habit noir, la poitrine barrée par l’écharpe rouge d’une décoration (que j’ignore). Il tire de sous le lit de la dormeuse les personnages qui y gisent…

Aujourd’hui, nous sommes devenus familiers avec les méthodes et les approches du surréalisme, de sorte que ces oeuvres ont perdu une partie du pouvoir de choquer et de surprendre qu’elles avaient à leur naissance. Mais la beauté, elle, demeure. (Keats : A thing of beauty is a joy for ever…)

Complément

Centre Pompidou (extrait du dossier de l’expo Dada)

C’est en 1919 que Max Ernst, qui se révélera comme le grand magicien du collage, crée ses premiers collages dada. Fidèle à l’esprit dada s’insurgeant contre la notion d’artiste et de filiation de l’œuvre, il réalise des collages en duo avec Arp, intitulés Fatagaga (1920), ainsi qu’avec Baargeld.

Avant et apres 2Ernst fait de la technique du collage une utilisation singulière qui se différencie des papiers collés cubistes ainsi que des photomontages dadaïstes. Contrairement à Braque, Picasso ou aux autres dadaïstes qui n’effacent pas les traces de la facture de l’œuvre, emprunts d’images, colle, etc., Ernst trompe le regard du spectateur en gommant toute allusion à sa réalisation technique. L’image qu’il présente est donc uniforme, même si elle est absurde. (…)

Chez lui, le collage naît de la rencontre entre des réalités différentes « sur un plan qui n’y semble pas approprié – et l’étincelle de poésie qui surgit du rapprochement de ces réalités ». De tels collages évoqueront de plus en plus l’activité mentale de libre association et le processus de figuration dans le rêve, dont Freud avait élucidé la logique inconsciente. Mais, avant de plonger dans la dimension de l’inconscient chère aux surréalistes, les collages dadaïstes de Max Ernst s’attachent à des thématiques comme la guerre ou la destruction, communes aux autres dadaïstes allemands, pour les traiter avec une esthétique qui lui a été toujours chère, celle de la distance et de l’ironie.

Max Ernst dans le film de Luis Bunuel "L'Age d'or", en 1930

Max Ernst dans le film de Luis Bunuel "L'Age d'or", en 1930

source images : Musée d’Orsay

L’Age d’or

nombreuses œuvres de Max Ernst sur le site World History of Art


[1] Sur la méthode de travail d’Ernst, voir l’article du Monde

Les figures bizarres de Giovanni Battista Braccelli

Au cours de l’une de mes promenades virtuelles dans les vastes champs de moutarde et autres plantes roboratives de la Toile, j’ai rencontré dans la Bibliothèque Numérique Mondiale l’ouvrage du peintre et graveur florentin Giovanni Battista Braccelli, Bizzarie di varie figure.

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Ce livre, publié à Livourne en 1624, est l’un des plus rares au monde. On ne connait qu’un seul exemplaire complet de cette suite de 50 planches : celui de la collection Lessing Rosenwald, actuellement conservé à la Bibliothèque du Congrès.

Bizzarie contient une série de 50 eaux-fortes qui célèbrent l’apparence humaine par des formes géométriques. Des carrés, des triangles, des cercles, des parallélogrammes prennent la place des muscles, des os et des tissus, redéfinissant le corps à l’aide d’un nouveau vocabulaire visuel. L’œuvre de Braccelli – redécouverte au début du 20e siècle notamment par l’historien d’art Sir Kenneth Clark – a eu une influence considérable sur les générations suivantes d’artistes. Les surréalistes, notamment, l’ont reconnu pour l’un des leurs et Tristan Tzara lui a consacré un livre, Propos sur Braccelli (édité par Alain Brieux, 1963).

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Ce thème me donne l’occasion de citer un blog de haute tenue, aujourd’hui arrêté (depuis octobre 2007, mais les notes anciennes sont toujours accessibles), Giornale Nuovo (en anglais, comme son titre ne l’indique pas). L’auteur – dont le nom est peut-être Aitch – y souligne l’analogie des figures de Braccelli avec celles de Chirico.  Braccelli est aussi listé dans les précurseurs du Surréalisme par ce vaste site d’histoire mondiale de l’art : A World History of Art.

On peut voir également des images du livre sur ce site : Rare Book Room, et les éditions Octavo en ont publié une édition numérique.

Braccelli avait également publié un Alfabeto figurato (1632) où les lettres de l’alphabet sont figurées par la calligraphie acrobatique de formes humaines, ainsi qu’une collection de gravures représentant des personnages jouant d’instruments de musique, intitulée Figure Con Instrumenti Musicali E Boscarecci.

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Mandiargues visité par le Mexique


« Le Mexique est un pays où il faut rester longtemps,
alors on cesse d’y être des voyageurs
et il se referme sur vous avec une puissance
dont je n’essaierai pas de vous décrire ici les effets ».

André Pieyre de Mandiargues,
Quatrième Belvédère

Au printemps 1958, André Pieyre de Mandiargues et sa femme Bona s’embarquent sur le navire MS Andrea Gritti à destination du Mexique ; ils vont y passer plusieurs mois. Un séjour qui aura laissé une marque profonde dans l’œuvre de l’écrivain dont c’est en 2009 le centenaire.

A ce séjour mexicain, la Maison de l’Amérique latine consacre actuellement une exposition d’une grande cohérence, portant le titre de « Pages mexicaines ». L’espace dont elle dispose pour les expositions n’est pas très vaste mais la MAL en tire vraiment le meilleur parti.

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Extrait de la présentation : L’exposition présentée à la Maison de l’Amérique latine offre un premier ensemble documentaire où le voyage des Mandiargues au Mexique est évoqué à partir de l’exceptionnel album de photographies en noir et blanc dont Bona est le plus souvent l’auteur. Des extraits de textes de l’écrivain guident le visiteur tout au long de son parcours.

Un second ensemble, composé de manuscrits et de documents originaux, tels que les carnets de travail de Mandiargues, les lettres envoyées à ses amis, le journal de voyage de Bona, donnent à voir les différentes étapes du processus d’écriture et le soin avec lequel le couple garde mémoire des événements.

L’un des prétextes au voyage mexicain fut l’exposition de peintures de Bona à la Galerie Antonio Souza. La troisième salle, consacrée à la galerie, montre, outre les œuvres de Bona, celles d’Alvar Carrillo Gil et Wolfgang Paalen, deux artistes de chez Souza que les Mandiargues ont rencontré durant leur séjour. Cette salle sert de trait d’union avec l’autre partie de l’exposition consacrée aux arts plastiques. Se trouvent rassemblées une vingtaine d’œuvres des trois artistes mexicains majeurs – Francisco Toledo, José Luis Cuevas et Juan Soriano – avec lesquels l’écrivain a dialogué de 1964 à 1989, ainsi qu’une douzaine de photographies du voyage au Mexique de 1934 d’Henri Cartier-Bresson, ami complice de Mandiargues depuis l’adolescence, dont les images ont accompagné la vie.

Par la suite, le Mexique est souvent présent dans l’œuvre de André Pieyre de Mandiargues. Dans les cinq recueils successifs de textes portant le titre de Belvédère, il présente de nombreux textes se rapportant à ce pays. Ce sont essentiellement des évocations de moments de ce voyage (en particulier la série de textes sous-titrée « La Nuit – Le Mexique » dans le Deuxième Belvédère), ainsi que des articles critiques et commentaires sur l’œuvre de poètes ou d’artistes mexicains : Octavio Paz, Francisco Toledo, Alfonso Reyes, José Luis Cuevas.

Sculpture de José Luis Cuevas, "Autoretrato" devant le Palacio de Bellas Artes à México (2008). Photo EL.

Sculpture de José Luis Cuevas, "Autoretrato" devant le Palacio de Bellas Artes à México (2008). Photo EL.

Le Belvédère, premier du titre, contient sous l’intitulé Aigle ou soleil ? une brève étude de l’œuvre d’Octavio Paz, que Mandiargues présente comme « le seul grand poète surréaliste en activité dans le monde moderne » (on est en 1958). La nuit de Tehuantepec est le récit d’une soirée et d’une nuit passées lors des fêtes de Pâques dans la petite ville de Tehuantepec, petite ville de l’Etat d’Oaxaca. Un récit marqué par une atmosphère insistante de rêve éveillé. Enfin, le roman de Mandiargues La Motocyclette est nourri du mythe aztèque du dieu solaire et de l’image des sacrifices humains.

Giorgio de Chirico, le grand énigmatique

Je savais, parcours oblige, qu’il est né en Grèce. A Volos, en Thessalie, port de départ des Argonautes, où son père était ingénieur dans les chemins de fer. Il y a passé les dix-huit premières années de sa vie et cette origine a laissé une marque durable dans sa personnalité et dans son œuvre. Sa ville natale a d’ailleurs donné le nom de Giorgio de Chirico à une galerie d’art présentant les œuvres réunies par le collectionneur Alexandros Damtsas.

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La Tour Rouge (1913), musée Guggenheim,  New York

Le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris consacre une exposition rétrospective, intitulée « La fabrique des rêves », à Giorgio de Chirico (1888 – 1978) : environ 170 peintures, sculptures, œuvres graphiques et une sélection d’archives qui retracent le parcours de l’artiste, actif de 1909 à 1975. J’ai compris en la parcourant que je n’avais qu’une idée très partielle de son œuvre. Je m’étais toujours focalisée sur sa « peinture métaphysique » des années 1910, notamment en raison de la résonance qu’elle avait eue chez les surréalistes. Mais loin de m’éclairer, la vision de cette œuvre dans son ensemble n’a fait que me rendre Chirico encore plus énigmatique.

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La Mélancolie du Départ (1916), Tate Gallery, Londres

On distingue généralement trois périodes dans l’évolution de Chirico :
. les années 1910 dont les œuvres dites « métaphysiques » le consacrent comme symbole de la modernité,
. les années 1920-1930, période de retour à un peinture « classique » au cours de laquelle Chirico revient sur des positions qu’il avait précédemment dénoncées. Il est alors voué aux gémonies par le groupe surréaliste, Breton en tête, qui voit en lui un « renégat ».
. les années après 1940, qui voient le retour à une « néo-métaphysique » où il multiplie les répliques de ses œuvres anciennes.

J’avoue que j’ai du mal à comprendre son parcours. Philippe Dagen, dans son article du Monde en date du 13 février 09,  voit dans sa période « néo-classique » des années 20-30 une grande bacchanale parodique où Chirico « joue des maîtres et des sujets avec une désinvolture sans remords ». Il souligne également son goût de la dérision. Le retour ultérieur à la peinture métaphysique revisitée serait alors l’exercice d’une suprême ironie.

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Ariane (1913), Metropolitan Museum of Art, New York

Finalement, peu m’importe. J’ai trop de plaisir à errer dans les paysages improbables de Chirico, sur ses « places d’Italie », entre les statues allongées et les petites locomotives à vapeur (papa est toujours là aussi…), les grandes arcades d’ombre et les régimes de bananes. J’aime trop ses titres : La récompense du devin, La mélancolie d’une belle journée, Le retour au château… Qu’il me reste énigmatique ne me gêne pas. Il n’est pas toujours nécessaire de dévoiler le sens.

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En complément : le site du Musée d’Art moderne. L’exposition dure jusqu’au 24 mai 2009.
Artcyclopedia, un site qui recense les images d’œuvres de Giorgio de Chirico accessibles en ligne (et d’où proviennent les images de cette note).