Pour l’amour de Salonique

 

couv Salonique, mon amour 16mm corr MS.inddSi je n’avais pas lu, en exergue de ce livre, la mention « fiction », j’aurais pu les croire authentiques, ces « lettres retrouvées d’Antoine d’Alençon, enseigne de vaisseau à l’armée d’Orient, à son amie Camille (mars 1916 – août 1917) ». L’une des plus grandes réussites de ce roman, puisque c’en est un, c’est en effet d’avoir reconstitué, de manière impressionnante, l’atmosphère d’une époque, avec sa langue (encore) châtiée, sa sentimentalité, son patriotisme. C’est un travail singulier que l’auteur, Robert Guyon, a ainsi accompli, appuyé sur une documentation historique sérieuse, et pourchassant attentivement le moindre anachronisme. Un autre tour de force, c’est d’être parvenu à rendre crédible un texte qui se présente comme un seul côté d’une correspondance. En effet, les lettres de Camille à Antoine ont été détruites (on apprend dans le roman dans quelles circonstances). Antoine doit donc en évoquer le contenu avec assez de précision pour que l’on puisse suivre l’enchaînement des événements auxquels il se réfère.

Je ne m’intéresse guère, à vrai dire, à la première guerre mondiale, car tout ce qui est militaire me rebute, et les états d’âme d’un jeune officier de l’armée d’Orient (mon ignorance est telle que j’ai dû consulter la Wikipedia pour savoir ce que c’était que cette armée) n’auraient pas suffi à m’attirer. Non, ce qui m’intéressait a priori dans ce livre, c’était l’évocation de Salonique. Thessaloniki, comme on dit en grec, une ville que je connais mal. Elle ne se trouve guère qu’à 500 km de distance d’Athènes, mais c’est déjà presque un autre univers. Je n’y ai passé que quelques jours, en 2006, mais Robert Guyon, lui, la connaît fort bien ; il y a vécu pendant sept ans.

Sur la "paralia" de Salonique (photo ELC)

Sur la « paralia » de Salonique (photo ELC)

A l’époque où se situe son livre, au début du XXe siècle, Salonique était une ville notoirement multiethnique ; elle comptait environ 120 000 habitants, dont 80 000 Juifs, 15000 Turcs, 15 000 Grecs, 5 000 Bulgares et 5 000 Occidentaux. (C’est encore Wikipedia qui m’apprend tout ça…) Elle était alors l’une des plus grandes villes de l’Empire ottoman et ne fut reconquise par la Grèce qu’en novembre 1912. Le roman évoque de manière précise cette cité en pleine mutation. Depuis la « petite maison de pêcheur » où habite Antoine d’Alençon, sur le rivage, il a « une vue cavalière sur tout le quai du Roi Constantin (que les Grecs appellent tout simplement Paralia, bord de mer), jusqu’à la Tour Blanche, dernier reste de remparts turcs sur la mer et sinistre prison, qu’on appelait naguère, non sans frémir, la Tour du Sang ; et plus loin encore, un quartier récent, relié au centre-ville par un tramway électrique flambant neuf, où s’égrènent devant la mer les villas prétentieuses à l’éclectisme architectural étonnant (…) »
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Au passage, un clin d’œil au film de Pabst : « Il n’est pas rare non plus que je me rende aux bureaux de la Sûreté française, car Salonique est un vrai nid d’espions, du moins le dit-on, un salmigondis de nations et d’intérêts divergents, un caravansérail où tout s’échange, se négocie, s’achète, se corrompt. » Mais il décrit tout aussi bien les rites de la fête de Pâques et la coutume de la promenade du soir sur le bord de mer, il apprécie la cuisine grecque et ne dédaigne pas le vin résiné, « trouble et sentant la térébenthine. Ne t’y trompe pas, accompagné de quelques petits poulpes au vinaigre, d’olives et de fromage de brebis, la feta parfumée à l’origan, c’est délicieux. » (J’ajouterai que l’on reconnaît l’ancien habitant de la Grèce en celui qui parle de partager avec ses amis « un kilo », et non un litre, de vin nouveau ; car c’est ainsi qu’on le dit là-bas…)

Le personnage principal, ce jeune officier donc, est à la fois acteur et observateur, il noue des liens avec la « bonne société locale » (il faut tout de même tenir son rang ; ses amis ne sont pas des pêcheurs et des cireurs de chaussures). Mais pour être honnête, il faut lui reconnaître une ouverture d’esprit. Il souligne par exemple : « Moi, je me sens comme un poisson dans l’eau avec toute cette macédoine de langues parlées en même temps, l’espagnol, le djido des Juifs émigrés d’Espagne au XVIe siècle, l’italien des familles, le grec qui s’impose peu à peu dans la rue et le turc. »
J’avoue avoir été relativement peu sensible à l’histoire d’amour entre Antoine et Camille, qui est pourtant le ressort essentiel de leur correspondance. C’est peut-être parce que le personnage de Camille est un peu évanescent, du fait que nous n’avons pas ses lettres à elle et que nous la voyons uniquement par les yeux d’Antoine. Mais finalement peu importe, car l’intérêt majeur du livre, à mon sens, n’est pas là, il est plutôt dans la recréation totale d’une époque et d’un lieu qui, grâce à des détails concrets, s’avère fortement évocatrice.

Biographie de l’auteur (selon le site de l’éditeur, la Société des Écrivains)
Robert Guyon, poète, voyageur, ancien élève de l’ENS de Saint-Cloud, professeur agrégé de Lettres et formateur, a passé la plus grande partie de sa carrière à l’étranger, dont Salonique pendant sept ans. Son enfance s’est déroulée en Égypte puis en Provence avant Paris puis le Chili par cargo, prélude à bien d’autres voyages en mer. Ses recherches ont porté principalement sur la littérature, la psychanalyse et l’histoire de la Marine Marchande. À la retraite, il vit aujourd’hui à Villeurbanne, son dernier port d’attache.

PS : Le nom de Thessalonique

Thessalonique fut fondée par le roi Cassandre de Macédoine en 315 avant JC, et baptisée ainsi en l’honneur de sa femme à qui il offrit la ville. Le nom de Thessalonique, fille de Philippe II de Macédoine et demi-sœur d’Alexandre le Grand, provient de la contraction des mots Θεσσαλών (Thessaliens) et νίκη (victoire), voulant signifier la victoire sur les habitants de Thessalie.

Le nom de Salonique par lequel on la désigne souvent en français – comme si celui de « Thessalonique » était trop long – provient sans doute du nom de Selânik qu’elle portait sous la domination turque. (Il est vrai que les noms ou patronymes grecs sont souvent bien longs pour des oreilles françaises, comme celui du poète grec d’expression française Ioannis Papadiamantopoulos, qui s’est fait appeler, en France, Jean Moréas).

Étaient originaires de Thessalonique les saints orthodoxes Cyrille et Méthode, qui furent les évangélisateurs de la Russie ; et bien des siècles plus tard, Mustafa Kemal Atatürk, fondateur et le premier président de la République turque. Mais le grand homme là-bas, c’est bien sûr Alexandre le Grand, « Megalexandros » comme on dit en grec où le nom est contracté comme dans « Charlemagne ».

Maisons perdues et temps retrouvé

Quel que soit notre âge, nous en avons tous, de ces maisons qui ont existé dans notre vie et que nous avons, pour une raison ou une autre, perdues. Dans un court livre (une grosse centaine de pages), Nathalie Heinich évoque dix maisons qui ont compté pour elle, depuis sa plus tendre enfance. Elles sont prises dans l’ordre chronologique et réparties (la carte de France, à la fin du livre, en fait foi) selon un axe Nord-Ouest/Sud-Est, sauf Montmachoux, près de Montereau, qui fait figure d’exception.

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Ce ne sont pas forcément des maisons qu’elle a habitées, mais dans lesquelles elle a séjourné, ou s’est rendue régulièrement : chez les grands-parents, ou des cousins, ou des amis. A part la toute première, boulevard Piot à Marseille, elles sont situées à la campagne. Il y a de ce fait dans le livre quelque chose d’un monde disparu, et Nathalie Heinich en a bien conscience, évoquant ces années 60 de la guerre froide et de l’exode rural. Elles vont de pair avec les personnages que l’on découvre sur des photos « toujours en noir et blanc ivoire avec les bords dentelés ».

Familles, alliances, généalogies, pièces rapportées… La mémoire des maisons perdues suscite des souvenirs de repas, de réunions, de jeux, mais aussi ceux de bienheureuses heures de lecture. Fêtes, rituels, et aussi moments quotidiens, anodins, sans importance, mais qui tout autant façonnent la vie qui viendra. « Les maisons, quand elles sont là, nous paraissent insubmersibles – jusqu’au jour où, d’un coup, elles s’enfoncent dans le néant. » Et ce que nous perdons, avec elles, ce sont des morceaux de nos propres existences : « Les maisons sont aussi de moments de nous-mêmes en lesquels, parfois, nous ne nous reconnaissons plus : leur perte nous fait grandir. »

Celle du Monteillet, dans le Massif Central, pour l’auteur, la plus aimée : elle avoue n’éprouver « d’aucun visage humain, à ce point, la nostalgie ». C’est sans doute pour y avoir connu, comme nulle part ailleurs, le « bonheur absolu » de l’enfance, qui se manifeste par la joie, chaque matin, au réveil, que cet endroit conserve un tel pouvoir émotionnel : « Rien qu’à y penser, en écrivant, le cœur me bat », dit Nathalie Heinich, en écho à François Villon : « En écrivant cette parole, à peu que le cœur ne me fend »…

C’est peut-être parce que son univers m’est familier, de par l’époque où il se situe ; c’est aussi que le livre de Nathalie Heinich est touchant, sans jamais tomber dans la mièvrerie ni la complaisance. A tout moment il sonne juste, avec la mélancolie légère des choses pour toujours disparues et d’autant plus précieuses à notre mémoire.

Nathalie Heinich : Maisons perdues, éd. Thierry Marchaisse, 2013.
Ce livre est présenté dans le cadre de l’opération Masse Critique du site Babelio. masse_critique

Le trésor le plus précieux

 

« Sais-tu pourquoi je détaille toutes ces nuances ? C’est parce que je vis dans un monde de rêves et que ce monde est bordé entre deux extrêmes qui en font le trésor le plus précieux de l’existence : d’une part, il est plein d’éclats de nuances, restes provenant de nos sensations, et d’autre part ces éclats, ces détails infimes sont mus, comme dans un kaléidoscope, par nos passions les plus fondamentales et les plus universelles : la peur de la mort, l’amour, le passé, l’avenir, l’envie et le chagrin – tout rêve est une passion archaïque provenant d’une vie archaïque, dans sa nudité primitive, mais constellé (comme les

Kaléidoscope de Belzébuth 23

Kaléidoscope de Belzébuth 23

bardanes qui collent à notre jupe peuvent la consteller) de fragments infinitésimaux (à peine visibles à la loupe) de couleurs, d’odeurs, de saveurs, de proportions et de perspectives. Si je parais devant vous comme la mère de tous les mythes, c’est que je suis aussi la coupe qui, dans l’ellipse automnale de mon âme, contient des rêves, des bribes d’ancestrales destinées et des pollens de perceptions fugitives circulant comme autant de poissons rouges d’un aquarium. »

extrait d’Escorial, de Miklós Szentkuthy, texte français de Georges Kassaï et Robert Sctrick, éd. Phébus, 1993, p. 78

 

Les feux de la passion

On me pardonnera ce titre digne de la collection Harlequin : c’est pour la bonne cause, celle de la littérature. Je viens de lire, en une après-midi enflammée, les Feux de Marguerite Yourcenar. Une véritable révélation !

Jusqu’ici je n’avais lu, de cette Marguerite-là, que les Mémoires d’Hadrien, avec pour effet une sorte d’admiration froide, académique, devant le tour de force que représente ce livre. Depuis quelques mois, des recherches en cours m’ont amenée à lire d’autres ouvrages : Sous bénéfice d’inventaire, En pèlerin et en étranger, et les poèmes antiques de La Couronne et la Lyre. Mais rien ne m’avait préparée à la découverte de ce brûlot qui, écrit en 1935, ard encore avec la plus stupéfiante intensité.

Achille parmi les filles de Lycomède, par Nicolas Poussin (1656) Boston, Museum of Fine Arts (DR)

Achille parmi les filles de Lycomède, par Nicolas Poussin (1656)
Boston, Museum of Fine Arts (DR)

Au point de vue de la forme, c’est un livre hybride, où neuf récits brefs, tous (sauf un) basés sur des personnages de l’histoire ou de la mythologie grecque antique (parmi les plus connus : Phèdre, Achille, Antigone…), sont entrelardés avec des séries d’aphorismes sur les horreurs de la passion. Dans sa préface, Yourcenar elle-même parle d’une « série de proses lyriques ». Ce sont en effet plutôt des poèmes en prose.

On sait aujourd’hui que Feux fut marqué par l’amour malheureux de Marguerite Yourcenar pour André Fraigneau qui, lui, préférait les messieurs. Que ce soit dans ses cruels aphorismes ou sous le costume de ses personnages mythiques, la force de sa passion impressionne.

Et la manière dont ces mythes sont interprétés renvoie dos à dos le conformisme aveugle aux textes antiques et la transposition, parodique ou non, à d’autres époques – qui était fortement à la mode au moment où le livre fut écrit. L’auteur estime d’ailleurs que « la violence cabrée de Feux réagit consciemment ou non contre Giraudoux dont la Grèce ingénieuse et parisianisée [l]’irritait comme tout ce qui nous est à la fois entièrement opposé et très proche ». Yourcenar se situe, elle, dans une sorte d’intemporalité que ne dérangent pas certains anachronismes voulus et non gratuits. Textes âpres, violents – il y coule beaucoup de sang – durs comme le diamant, d’autant plus puissants qu’ils sont courts.

Je les ai dévorés à toute vitesse ; et ce n’était pas pour savoir ce qui se passe ensuite (ce qui est pratique avec les mythes, c’est qu’on connaît déjà l’histoire). Maintenant je veux y revenir et les mâcher soigneusement pour mieux les goûter.

PS. Dans son livre d’entretiens avec Mathieu Galey (Les Yeux Ouverts, éd. Centurion, 1980), Marguerite Yourcenar déclare : « Le mythe était pour moi une approche de l’absolu. Pour tâcher de découvrir sous l’être humain ce qu’il y a en lui de durable ou, si vous voulez un grand mot, d’éternel. »

La forêt pour mémoire

Cela commence par un meurtre, mais ce n’est pas un roman policier, du moins pas au sens strict. C’est un livre qui explore et expose tout un pan de l’histoire récente de la Pologne, les années qui ont suivi la chute des régimes communistes dans les pays d’Europe de l’Est.

Résumé (site de l’éditeur Sonatine) « Lorsqu’on retrouve le cadavre d’un homme dans la forêt qui entoure le petit bourg de Jadowia, Leszek, un ami de la famille du disparu, décide de faire la lumière sur cette affaire. Il comprend vite que cet assassinat est lié à l’histoire trouble du village. Mais dans cette petite communauté soudée par le silence, beaucoup ont intérêt à avoir la mémoire courte et sont prêts à tout pour ne pas réveiller les fantômes du passé. L’ère communiste a en effet laissé derrière elle bien des séquelles et personne n’a rien à gagner à évoquer cette période où la dénonciation était encouragée, la paranoïa et la corruption omniprésentes, les comportements souvent veules. Sans parler de secrets plus profondément enfouis encore, datant de la Seconde Guerre mondiale, lors de la disparition brutale des Juifs établis à Jadowia depuis plusieurs générations. Leszek va devoir mettre sa vie en jeu pour venir à bout de cette chape de silence, et faire surgir une vérité bien plus inattendue encore que tout ce qu’il avait imaginé. »

Dès les premières pages, il est évident que l’auteur connaît bien les lieux qu’il décrit. C’est ce que je viens de vérifier, et en effet Charles T. Powers, journaliste né en 1943 dans le Missouri, a dirigé depuis Varsovie, de 1986 à 1991, le département Europe de l’Est du Los Angeles Times. Il est décédé brutalement en 1996 après avoir remis le manuscrit de son unique roman, En mémoire de la forêt, à son éditeur.

Son écriture précise et imagée recrée de manière extraordinairement concrète le décor de ce village de Pologne où vit Leszek, jeune paysan de 26 ans qui est revenu à la ferme après avoir tenté quelques années de vivre et travailler en ville. Il mène une enquête que l’on ne peut guère qualifier de parallèle, car la police, d’emblée, s’est désintéressée de l’affaire. Powers excelle à montrer comment Leszek, pas à pas, plonge dans l’histoire trouble et violente du siècle qui vient de s’achever, et nous le suivons dans cette découverte qui le déconcerte et le perturbe.

Forêt de Białowieza en Pologne (DR)

J’avoue avoir été attirée vers ce livre à cause de son titre : tout ce qui parle de forêt(s) m’intéresse. Ici, il n’y a guère de passages descriptifs, à part celui-ci, par exemple :

 « Autour de Jadowia [c’est le nom du village] les forêts formaient comme un immense labyrinthe anarchique, évoquant un liquide répandu sur le sol, sans motif apparent, où alternaient grandes étendues, bandes étroites et îlots perdus. Des peuplements de pins se mêlaient aux bouleaux sur les contours, puis laissaient place, au cœur des bois, à de vieux chênes et de vieux frênes, et se reconstituaient avant de se joindre à d’autres vastes peuplements. Entre les doigts de forêt, au milieu des trouées dans les arbres, on trouvait les fermes – maisons regroupées et granges de guingois, sans peinture – ou, beaucoup plus rarement, les champs plats, déserts, perdus, coupés des habitations des paysans qui fauchaient et labouraient à d’autres saisons. Kilomètre après kilomètre, la forêt se déroulait ainsi, erratique, informe, si bien que les villages tout entiers, y compris Jadowia et les hameaux voisins, les maisons, les granges et les remises isolées, les champs segmentés – tout paraissait proche de l’enveloppante forêt. » (pp. 55-56)

Ce qui se passe, c’est que la forêt entière sert de métaphore au continent obscur et tourmenté de la mémoire collective, où Leszek s’égare et se retrouve. Dans ce roman, écrit le critique du New York Times, Ken Kalfus, « l’énigme centrale est le passé, qui miroite, liquide et iridescent, déterminant identité et destin ». Plus que la résolution de l’énigme du meurtre de Tomek, ce qui compte c’est que, du fait de cette enquête, le processus de remémoration est déclenché. Kalfus souligne d’autre part la capacité de Powers à conserver une note d’espoir. « Peut-être [estime-t-il] ce roman n’aurait pu être écrit que par un Américain, convaincu que les hommes et les femmes peuvent honnêtement affronter leur histoire ethnique sans perdre le sens de leur identité personnelle. »

Charles T. Powers est mort prématurément et cette Mémoire de la forêt restera probablement une œuvre unique (à moins que ses concitoyens, devant le succès de ce livre, ne retrouvent un manuscrit dans les tiroirs de son ordinateur…) Unique, mais magistrale.

(Le livre initialement publié par Sonatine existe aussi en édition de poche chez Pocket).

Six mois d’ermitage

 

 J’ai respiré l’haleine de la forêt
et suivi l’arc de la lune.
Sylvain Tesson,
Dans les forêts de Sibérie
Gallimard, 2011

 

 

Le projet, d’abord. Il y rêvait depuis sept ans, depuis son premier séjour, en 2003, au bord du lac Baïkal. Il avait tenté une première expérience limitée en 2008 : trois jours dans la cabane d’un garde-chasse. Il s’y est lancé pour de bon deux ans plus tard. De février à juillet 2010, Sylvain Tesson passe six mois dans une isba en bois, un ancien abri de géologues, au nord de la réserve Baïkal-Lena, à 120 km du plus prochain village. Mais quel est son objectif ? Il s’en explique. La vie solitaire dans les bois, cette existence d’ermite, d’anachorète, est-ce pour lui une fuite ? un jeu ? une quête ? Finalement, déclare-t-il, le terme qui convient le mieux sera « expérience », car « la cabane est un laboratoire. Une paillasse où précipiter ses désirs de liberté, de silence et de solitude. Un champ expérimental où s’inventer une vie ralentie. » Une expérience, c’est aussi quelque chose qui est circonscrit dans le temps, et qu’on décrit quand elle est terminée : mais sur cela je reviendrai.

Voilà donc notre auteur qui s’installe dans son ermitage. Ermite peut-être, mais pas ascète : « J’y ai emporté des livres, des cigares et de la vodka. Le reste – l’espace, le silence et la solitude – était déjà là. » La vodka sera bien présente dans le récit de Sylvain Tesson, et ce n’est pas pour faire couleur locale. Il ne s’est pas embarqué sans biscuits. Il nous donne plaisamment la liste du « Matériel nécessaire à six mois de vie dans les bois » et, en parallèle, une « Liste de lectures idéales composée à Paris avec grand soin en prévision d’un séjour de six mois dans la forêt sibérienne » : une soixantaine d’ouvrages, classiques et modernes, un mélange joyeusement international. « J’ai une petite collection de livres sur la vie dans les bois : Grey Owl pour la radicalité, Daniel Defoe pour le mythe, Aldo Leopold pour la morale, Thoreau pour la philosophie mais son prêchi-prêcha de parpaillot comptable me lasse un peu. » On verra par la suite qu’il a déjà lu d’autres auteurs que je qualifierai de « forestiers », comme Élisée Reclus et Jünger dont le Traité du Rebelle a pour sous-titre Le Recours aux Forêts et constitue en quelque sorte un manuel de désobéissance civile. En somme, dit Tesson, « des livres de dandy et une vie de moujik ».

 

Vie de moujik, car on ne peut pas passer toute la journée à lire. Les conditions matérielles sont rudimentaires, le confort spartiate et il faut affronter le froid, couper du bois, pêcher dans le lac pour améliorer l’ordinaire de pâtes assaisonnées au Tabasco.

Le récit de Sylvain Tesson est écrit au présent, avec vivacité, alacrité, en phrases courtes, percutantes. Il ne manque pas d’humour – denrée indispensable quand on vit seul – et il a le goût de la formule. Il nous livre d’ailleurs quelques aphorismes bien tournés : « Le luxe de l’ermite, c’est la beauté », « la solitude est une patrie peuplée du souvenir des autres » ou encore « l’homme libre possède le temps. L’homme qui maîtrise l’espace est simplement puissant. » Mais il a soin de ne pas en abuser et cherche plutôt à noter, en temps réel puisque le livre se présente comme un journal, les réflexions que lui inspirent son séjour : en amont, les raisons qui l’ont amené là (et comme Tesson, visiblement, aime les listes, voici aussi celle des « Raisons pour lesquelles je me suis isolé dans une cabane ». L’attention portée à la vie quotidienne », à chaque détail, à chaque instant, alimente ce « journal d’ermitage » et, en retour, « tenir un journal féconde l’existence ». Attention et contemplation qu’il va bien sûr rapprocher de celles des mystiques contemplatifs, des philosophes et poètes chinois : « Ah, le génie chinois ! Avoir inventé le principe du ‘non-agir’ pour justifier de rester toute la journée à se dorer au soleil du Yunnan sur le seuil d’une cabane… »

 

La forêt sibérienne n’est pas un simple cadre à cette aventure, elle en est un personnage à part entière. D’ailleurs Tesson l’évoque de manière assez exaltée, avec ce que dans mon for intérieur j’ai appelé « lyrisme sibérien ». Des exemples ? « Le froid a lâché ses cheveux dans le vent »… « La glace craque. Des plaques compressées par les mouvements du manteau explosent. Des lignes de faille zèbrent la plaine mercurielle, crachant des chaos de cristal. Un sang bleu coule d’une blessure de verre ». « Les marbrures de la glace, la banquise explosée, l’armée des pins sous le fardeau de la neige et les draperies de granit noir composent sur la toile du ciel un tableau de souffrance. A côté Friedrich ressemble à de l’art haïtien. »

 

Sans surprise, il parle beaucoup de la solitude, qu’il voit agir comme une « caisse de résonance » qui amplifie les impressions, convoque des souvenirs, génère même les pensées puisque l’on ne peut avoir de conversation qu’avec soi-même. Elle a aussi ses limites : « Rien ne vaut la solitude. Pour être parfaitement heureux, il me manque quelqu’un à qui l’expliquer. » Mais justement, est-il vraiment si souvent seul dans sa cabane ? Je m’attendais tant à un récit d’isolation complète, six mois sans voir âme qui vive, que je m’étonne du nombre de visites reçues et effectuées : le garde-chasse Volodia, le météorologue Youra, les pêcheurs Sacha et Youri, le garde forestier Sergueï… (et je ne parle même pas des chiens). Quand ils ne viennent pas à la cabane, c’est le Sylvain qui chausse ses raquettes et se rend dans leurs divers établissements. Et bien sûr, la vodka coule à flots lors de ces rencontres – loin de moi l’ombre d’une critique sur ce point ; je veux simplement dire par là que la vie de cet ermite n’est pas aussi austère qu’on l’imaginerait depuis nos villes lointaines. Il n’y a pas que des bonheurs, certes. La petite amie de l’auteur, restée en France, ne supporte plus son absence et le quitte ; il apprend cette nouvelle par un SMS de cinq lignes…

Les six mois se sont écoulés, le printemps est revenu, puis le bref été sibérien, et il est temps de partir. Tesson écrit une belle page de bilan de l’expérience : « Je suis venu ici sans savoir si j’aurais la force de rester, je repars en sachant que je reviendrai… » Mais l’expérience n’est-elle pas différente du fait que, d’emblée, on la sait – l’auteur comme le lecteur – limitée dans le temps ? Si comme l’affirme Sylvain Tesson, « rien ne [lui] manque de [sa] vie d’avant », pourquoi ne pas rester, à jamais, sur les bords du lac Baïkal ?

 

Le comment et le pourquoi

 Lire ne sert à rien.
C’est pour cela
que c’est une grande chose.
Charles Dantzig

Quand on fait partie comme moi des « fous de lecture » (ce fut autrefois le nom d’une émission sur Radio Aligre), on aime lire même des livres qui ne parlent pas d’autre chose que de cette addiction même. Il y a eu en 2000 le délicieux Bouquiner d’Annie François, alliant finesse et humour à la manière d’un mille-feuilles. Aujourd’hui (deux ans après sa parution, tout de même – je n’ai jamais été rapide), je viens de terminer Pourquoi lire ? de Charles Dantzig.

Je connaissais le nom de Charles Dantzig pour l’avoir lu dans le Magazine Littéraire, pour avoir lu de ses articles, plutôt. Soit dit en passant, ce nom est un pseudo ; c’est Charles Dantzig qui l’a dit dans un tout petit bout d’interview entendu sur France Inter. Belle allure ce pseudo, d’ailleurs, avec un prénom rétro – mais il est vrai que les petits garçons, aujourd’hui, s’appellent Émile ou Jules comme nos arrière-grands-pères – et un nom qui ne l’est pas moins, aujourd’hui que la ville de Dantzig s’appelle Gdansk. Mais revenons à nos moutons, ceux qui s’accumulent sous le canapé pendant que la ménagère (qu’elle ait ou non moins de 50 ans) est occupée à lire.

Gyula Benczúr : Femme lisant, 1875 (DR)

Là où Annie François détaillait avec gourmandise les pratiques de la lectrice invétérée qu’elle était, Dantzig analyse en une cinquantaine de chapitres percutants les motivations qui vont pousser chaque lecteur à ouvrir un livre. Lire pour se trouver, lire pour la haine, lire pour l’obscurité… on ne manque pas d’alibis. « On lit pour comprendre le monde, on lit pour se comprendre soi-même. Si on est un peu généreux, il arrive qu’on lise aussi pour comprendre l’auteur. » Charles Dantzig a le sens de la formule, il a aussi beaucoup d’esprit, et son livre se dévore, c’est même un régal, pour peu qu’on ait le goût de ce genre de chose. J’y ai trouvé aussi une définition de la littérature que je cherchais confusément depuis longtemps : « La littérature, et en particulier la fiction, est une forme d’analogie. Ou plus précisément, une des formes de compréhension par l’analogie. Ou plus précisément, une des formes de compréhension par l’analogie qui agit sur les sentiments en plus de l’intelligence. »

En voici une autre : Lire pour la forme (chapitre entier, mais celui-ci est bref) :

« Quelle expression mal fait est, en français, ‘pour la forme’. Je me demande si les Italiens, qui ont assez le goût de l’art, ou les Japonais, de la cérémonie, en auraient inventé d’aussi désinvolte envers une chose aussi essentielle. ‘Pour la forme’ ne devrait pas vouloir dire ‘en vitesse et pour satisfaire le protocole avant de passer aux choses sérieuses’. La forme est le sérieux de l’art. Elle en est même le sujet. Les idées, vous pensez, tout le monde les a. Une définition de la littérature pourrait être : ‘Tentative de formulation de l’informe.’ Tout livre, même de fiction, est un essai, dans la mesure où il cherche à avoir une forme. Dans l’informe de la vie, il prend, rejette et classe, et c’est cette formalisation qui apporte du sens. Le lecteur, face au flasque, lit pour deviner les formes multiples du monde. »

Le lecteur Dantzig apparaît aussi inévitablement à travers ses axiomes, il adore Stendhal, déteste Céline, et il n’aime Flaubert, dirait-on, que par devoir. Mais son livre est aussi un plaidoyer, pour la culture évidemment (« Un des signes des temps barbares est que l’ignorance n’a plus honte. » Cela m’a rappelé une fâcheuse période qui s’est achevée en mai dernier), pour la liberté aussi. « Le moment où on a lu un livre qu’on n’a pas aimé n’était peut-être pas le bon. (…) On peut donc lire contre soi-même ! Quelle grande chose que la contradiction ! L’apporter, la demander. Ce sont des chocs que naissent les étincelles. Contestez-vous. Contestez ce que vous lisez en ce moment. » « Nathanaël, à présent, jette mon livre », conseillait André Gide au terme de ses Nourritures terrestres.

Tout le monde sur le pont

 

 

Je n’avais encore lu aucun livre de Maylis de Kerangal mais, dès les premières lignes de Naissance d’un pont, j’ai été accrochée. C’était différent, violent et fort, installant d’emblée son monde particulier. Il n’est pas si fréquent, que je sache, que le roman français contemporain se coltine un sujet donnant directement accès au monde industriel. (Il y a sans doute des exceptions…) « Ce livre, dit l’éditeur (Verticales) part d’une ambition à la fois simple et folle : raconter la construction d’un pont suspendu, quelque part dans une Californie imaginaire, à partir des destins croisés d’une dizaine d’hommes et femmes, tous employés du gigantesque chantier. Un roman-fleuve, à l’américaine, qui brasse des sensations et des rêves, des paysages et des machines, des plans de carrière et des classes sociales, des corps de métiers et des corps tout court. » Oui.

 

En survolant à la vitesse grand V la 4e de couverture, j’avais zappé le mot « Californie », et avant de rencontrer des éléments qui appuient cette hypothèse, j’avais spontanément situé l’histoire en Amérique du Sud – sans doute à cause de la forêt et de la présence des Indiens – ce qui aurait été plausible aussi, après tout.

Comment ne pas penser au viaduc de Millau ? Photo Mike Lehmann (2008), via Wikipedia

Naissance d’un pont, c’est la mondialisation à l’œuvre. Les travailleurs viennent de partout : « Il y a Mo Yun, ex-mineur chinois de 17 ans, Katherine Thoreau, mère de famille white trash qui a dû jouer des coudes pour obtenir un job sur le chantier, Soren Cry, un bad boy du Sud hyper tatoué, Sanche Cameron, le grutier, Summer Diamantis, la responsable de production de béton, Shakira Ourga, l’intendante russe, Nan Fisher et Buddy Loo, le Noir et l’Indien chercheurs d’or, ainsi qu’une multitude d’autres, “flux sonore, épais où se mélangent rôtisseurs de poulets, dentistes, psychologues, coiffeurs, pizzaiolos, prêteurs sur gages, prostituées, écrivains publics, vendeurs de tee-shirts au poids, etc.” (extrait de l’article des Inrocks). Chacun se bat pour trouver et garder sa place dans l’immense machinerie. Il y a des accidents, des agressions, des problèmes de délais, des conflits d’intérêts et de personnes, des imprévus, des retournements. C’est rapide, brutal, percutant. Et noir, très noir. Magistralement écrit, avec des notations très courtes qui alternent avec de longues phrases d’un lyrisme glauque. Presque toujours au présent. On pardonnera (moi surtout) à Maylis de Kerangal de jouer avec les noms propres : le chef de chantier s’appelle Georges Diderot, l’ouvrière Katherine Thoreau et l’architecte (brésilien) Ralph Waldo (comme Emerson)… Tout cela est emporté par le flux du livre comme par un fleuve en crue.

 

Au point de vue de la forme narrative, c’est aussi un roman qui respecte la règle des trois unités : unité d’action (le « projet » au sens industriel du terme, c’est-à-dire sa réalisation), unité de lieu (le chantier), unité de temps (certes pas un seul jour comme dans le théâtre classique, mais le temps nécessaire au projet, du début à la fin). Ce qui confère au livre une cohérence exceptionnelle.

— Trois articles : sur Rue 89, dans Télérama, dans Les Inrocks

 

Suites et séquelles

 

Je viens d’achever la lecture de Death comes to Pemberley, de P.D. James, un livre qui est à la fois complètement dans la lignée du vaste catalogue de cet auteur britannique de romans policiers, et tout à fait particulier. Sa parution en français est annoncée pour juin 2012 chez Fayard – annoncée par Amazon, car je n’ai pas pu découvrir sur le site de cet éditeur la moindre trace de ce livre. C’est donc au site de Hachette Canada que j’emprunte le résumé qui suit.

 

 « Dans La mort s’invite à Pemberley, [P.D. James] associe sa longue passion pour l’œuvre de Jane Austen à son talent d’auteure de romans policiers pour imaginer une suite à Orgueil et Préjugés, six ans après la fin du roman, et y camper une intrigue à suspense. Elle le fait avec une grande fidélité aux personnages d’Austen et, en même temps, dans le plus pur style de ses romans policiers.

Rien ne semble devoir troubler l’existence ordonnée et protégée de Pemberley, le domaine ancestral de la famille Darcy dans le Derbyshire, ni perturber le bonheur conjugal de la maîtresse des lieux, Elizabeth Darcy. Elle est la mère de deux charmants bambins, sa sœur préférée, Jane, et son mari, Bingley, habitent à moins de trente kilomètres de là, et son père adulé, M. Bennet, vient régulièrement en visite, attiré par l’imposante bibliothèque du château.

Mais le climat s’alourdit soudain lorsqu’à la veille du bal d’automne, un drame contraint les Darcy à recevoir sous leur toit la jeune sœur d’Elizabeth, Lydia, et son mari, Wickham, que leurs frasques passées ont rendu indésirables à Pemberley. Avec eux s’invitent la mort, la suspicion mais aussi le romanesque. »

 

Portrait de Jane Austen publié en 1870 dans « A Memoir of Jane Austen », et gravé d’après une aquarelle de James Andrews de Maidenhead, elle-même tirée d’un dessin de Cassandra Austen. Image Wikipedia

 

L’intrigue policière du roman (dont ce qui précède ne représente que les cinq premières minutes) peut sembler passablement entortillée, et les motivations des personnages difficiles à saisir, mais peu importe. Ce livre n’est pas un whodunit  et si le lecteur va jusqu’au bout, ce n’est pas essentiellement pour savoir qui est l’assassin (car il y a bien eu meurtre). L’intérêt principal, c’est le tour de force réalisé par Phyllis Dorothy James, qui fêtera bientôt ses 92 ans, en donnant une suite au plus célèbre roman de Jane Austen. Imaginons par exemple que Fred Vargas, qui n’a certes pas le même âge, écrive une suite à Eugénie Grandet, qui serait à la fois une énigme policière avec tous les canons du genre, mais dans le style d’écriture des années 1830…

 

Car c’est là le pari gagné par P.D. James : (pour autant que je puisse en juger, comme je ne suis pas de langue maternelle anglaise), elle réussit à adopter le style de Jane Austen, avec quelque chose de son énonciation quelque peu sentencieuse. À recréer non seulement l’atmosphère de l’Angleterre du début 19e – ce que peut et doit faire tout roman historique – mais aussi à tenir compte dans son récit de l’enquête de toutes les contraintes dues au changement d’époque. Encore mieux : à utiliser ces contraintes pour les besoins de la cause. Chapeau !

Un roman oulipien


 

C’est par hasard que j’ai acheté le roman de l’auteur espagnol Luis Romero (inconnu de moi à ce jour) intitulé La Noria – par hasard et pour avoir jeté un œil à la préface, due à Henri-François Rey. Romero, qui a disparu en 2009, était originaire de Barcelone et son livre, paru en 1951, se situe dans cette ville au début des années 1950. C’est le premier roman de Luis Romero, qui n’avait publié auparavant qu’un recueil de poèmes.

 

Ce que ce livre a de particulier, et ce pourquoi je le qualifie d’oulipien, c’est sa construction. En effet, il est constitué d’une quarantaine de chapitres courts (cinq à dix pages) mettant en scène des personnages successifs toujours différents, mais liés les uns aux autres, comme dans le film La Ronde d’Ophüls. Ainsi, le premier chapitre commence avec Dorita, prostituée qui, au petit matin, rentre chez elle en taxi ; le deuxième continue avec Manuel, le chauffeur de ce taxi ; en rentrant à son tour, Manuel réveille sa fille Lola, qui occupe le chapitre suivant ; Lola travaille dans une librairie où se rend Don Alvaro, un vieux professeur qu’on retrouve au chapitre 4 ; on passe ensuite à Francisco, un adolescent qui est un élève de Don Alvaro ; et ainsi de suite…

 

Contrairement aux apparences, ce n’est ni fatigant ni monotone : c’est même assez étonnant de voir comment Romero a diversifié les enchaînements, qui sont des variantes des relations que les gens peuvent avoir entre eux dans une ville : familiales, amoureuses, de voisinage, collègues de travail, commerçants et clients, etc. Le livre est essentiellement centré sur le discours intérieur des personnages, et leurs préoccupations sont souvent terre à terre, axées sur l’argent, par exemple, ou plutôt le manque d’argent, car ce sont pour la plupart des gens de peu, que Romero décrit avec une visible sympathie, en quelques traits significatifs.

 

L’auteur a écrit d’autres romans par la suite, ainsi que des récits historiques, et plusieurs livres consacrés à Salvador Dali.