Un Blier bien glacé

La mort est douce :
elle nous délivre de la
pensée de la mort.

Jules Renard

Un personnage qui n'a pas de nom, mais une fonction...

C’est un drôle de gus, Bertrand Blier. Faut pas l’oublier, Blier… Anticonformiste, iconoclaste, dérangeant. Le moins qu’on puisse dire, c’est que les histoires qu’il nous propose dans ses films ne sont pas banales. Je m’aperçois, en regardant sa filmographie, que je n’avais pas vu de film de lui depuis fort longtemps ; en fait depuis les années 80, sans doute, où il avait réalisé ces petits chef d’œuvres que sont Buffet Froid, Tenue de Soirée et même cette chose atypique intitlée Notre Histoire qui, si je ne me trompe, n’avait pas eu grand succès (mais moi j’avais bien aimé ça).

Pourquoi est-il si difficile de trouver des photos d'Anne Alvaro ?

Et donc avec ce Bruit des glaçons il remet ça, un truc bizarre qui nous bouscule, nous fait rire et en même temps, nous émeut au niveau des tripes (parce qu’on est tous mortels) et du cœur (parce qu’il n’y a que l’amour qui sauve de tout le reste). C’est une idée extraordinaire que d’avoir fait du cancer qui frappe le héros (alcoolique écrivain plutôt qu’écrivain alcoolique) un personnage en soi. Et utilisant une ficelle classique du récit ou du film fantastique : il n’y a que le héros (et nous) qui puisse le voir.

C’est remarquablement bien fait et bien joué ; Dujardin (que je n’avais jamais vu à l’écran) et Dupontel (qui, après le médecin de la Maladie de Sachs, incarne la maladie elle-même, joli tour de force) sont excellents. Et puis il y a surtout Anne Alvaro, qu’on ne voit pas assez en général, et qui est absolument une GRANDE actrice, tout dans la nuance, une merveille.

Quelques points avec lesquels je ne suis pas forcément d’accord (le fait que Louisa ait elle aussi un cancer, trop symétrique ; le happy end que l’on peut trouver peu convaincant…) ne m’empêcheront pas de dire que nous tenons là un très, très bon film.

Charles Faulque (J. Dujardin) avec son inséparable seau à glaçons. Je n'ai pas réussi à voir quelle sorte de vin il boit - c'est du blanc et la forme de la bouteille suggère la Provence...

Photos provenant de chez Allociné sauf celle d’Anne Alvaro qui vient de Comme au cinéma.

Mortelles variations

La mort serait-elle à la mode ? Après le musée Maillol au printemps dernier, c’est la Fondation Bergé – Yves Saint-Laurent qui nous propose une exposition sur le thème des Vanités : « Mort, que me veux-tu ? ». (Il a toujours été de bon ton d’apostropher la mort : « O mort, où est ta victoire ? » disait saint Paul, 1e Epître aux Corinthiens, chp 15/55.) Ce n’est certes pas inutile de rencontrer ainsi diverses manières de « penser la mort », alors qu’elle a été soigneusement évacuée de notre environnement quotidien, dans notre époque obsédée de sécurité et de politiquement correct (un dangereux cocktail …), et de permettre qu’elle se rappelle à notre bon souvenir.

Vanitas de Philippe de Champaigne (1644) - source Wikimedia Commons

Il n’en a pas toujours été ainsi. Le thème de la représentation de la mort a été à la fois largement répandu et d’une remarquable persistance en Europe sur l’espace d’au moins trois siècles. Il a pris des formes diverses au Moyen Age avec l’architecture funéraire et la pratique de collections de memento mori, crânes et squelettes. « Cette invasion macabre s’est prolongée en France pendant la première moitié du 16e siècle et plus longtemps encore dans les pays germaniques, alors que l’Europe est entrée dans la période de la Renaissance. Elle a touché presque toute la chrétienté occidentale et a même rejoint au Mexique et au Brésil le sens de la mort qu’avaient les Indiens », précise André Corvisier (Les danses macabres, PUF, 1998). A la fin du 16e siècle, « l’existence simultanée du courant mystique et de l’influence franciscaine amène alors un développement dramatique des thèmes macabres, une prolifération et une diversification des oeuvres qui conduisent à une banalisation du macabre ». Cette banalisation qui nous frappe aujourd’hui au Mexique a donc été aussi, en d’autres temps, le lot des pays du Vieux continent… Par la suite, la présence des symboles de la mort s’y est maintenue dans les œuvres picturales dénommées ‘Vanités’ où le crâne, entre autres, côtoyait fréquemment les artefacts destinés à évoquer beauté, richesse et autres valeurs passagères.

In case we Die de Sophie Zenon (2009) - source : site de l'artiste

Dans son article du 9 juillet, mon collègue Lunettes Rouges a très bien résumé comment cette obsession mortifère a pris des formes diverses dans les pays du Nord et du Sud ; il pointe également les différences entre l’expo de la Fondation Bergé/YSL – dans le local où elle se présente, devenu « un cabinet de curiosités sombre, labyrinthique et mystérieux » – et celle du musée Maillol (pour laquelle je ne serais pas aussi sévère). Il me semble que, grosso modo, entre les deux, la proportion d’œuvres anciennes et contemporaines est inversée (beaucoup plus d’œuvres anciennes chez Bergé que chez Maillol).
Je me bornerai donc à mentionner quelques œuvres qui m’ont particulièrement frappée : la célèbre Vanitas de Philippe de Champaigne (1644) ; celle de Jan Sanders van Hemessen (1535), qui montre un ange aux grandes ailes de papillon, désignant d’une main le crâne qu’il tient dans le creux de l’autre bras ; les photos de morgue d’Andres Serrano (1992) ; le triptyque In case we Die de Sophie Zenon (2009)… sans oublier le Schädel (Crâne) de Gerhard Richter (1983), d’une composition qui atteint la perfection.

Schädel (Crâne) de Gerhard Richter (1983) - source : site de l'artiste

Deadline ou l’aiguillon de la mort


Car nous ne sommes que l’écorce, que la feuille,
mais le fruit qui est au centre de tout
c’est la grande mort que chacun porte en soi.

R.M. Rilke, Le livre de la pauvreté et de la mort

Assurément, le thème de l’exposition Deadline[1] (au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris) suscite des réactions diverses et contrastées. On peut trouver morbide l’idée de réunir des œuvres qui n’ont de commun que l’imminence de la mort connue par leur auteur. On peut se dire aussi comme moi (enfin, comme j’essaie de le faire…) que la mort fait partie de la vie et même que sans elle la vie n’est pas complète. J’avais été très frappée par ce passage de l’autobiographie de Etty Hillesum, Une vie bouleversée[2] :

En disant « J’ai réglé mes comptes avec la vie », je veux dire : l’éventualité de la mort est intégrée à ma vie ; regarder la mort en face et l’accepter comme partie intégrante de la vie, c’est élargir cette vie. A l’inverse, sacrifier dès maintenant à la mort un morceau de cette vie, par peur de la mort et refus de l’accepter, c’est le meilleur moyen de ne garder qu’un pauvre petit bout de vie mutilée, méritant à peine le nom de vie. Cela semble un paradoxe : en excluant la mort de sa vie on se prive d’une vie complète, et en l’y accueillant on élargit et on enrichit sa vie.

L’exposition est en effet consacrée à l’oeuvre tardive de douze artistes internationaux, disparus au cours des vingt dernières années[3]. Chacun d’eux, conscient de l’approche de la mort, a intégré dans son travail l’urgence de l’oeuvre à achever et le dépassement de soi. Ce sont : Absalon, Gilles Aillaud, James Lee Byars, Chen Zhen, Willem de Kooning, Felix Gonzalez-Torres, Hans Hartung, Jörg Immendorff, Martin Kippenberger, Robert Mapplethorpe, Joan Mitchell, Hannah Villiger. Chacun d’entre eux est présenté dans une salle différente avec une dizaine d’œuvres.

Hans Hartung, Sans titre (DR)

La prise de conscience de la proximité de la mort conditionne le rapport que nous entretenons avec l’existence. Conscients de l’approche de la mort, en raison de la vieillesse ou de la maladie, ces artistes donnent à leur production (peintures, photographies, installations, sculptures, vidéos) une intensité nouvelle qui atteint parfois une plénitude inattendue. Leur juxtaposition permet de distinguer des attitudes différentes :

– Certains artistes développent les recherches déjà élaborées auparavant : Absalon prolonge ses expérimentations autour des cellules d’habitation en réalisant des vidéos dans lesquelles il se met en scène jusqu’à la révolte. Joan Mitchell accentue le lyrisme de ses peintures par la limitation des moyens et l’allégement de la forme, avec une vigueur singulière. Willem De Kooning peint des toiles libres et épurées, renouvelant dans une économie de moyens le vocabulaire de la période précédente. Sur les thèmes du passage, de l’éphémère et de la disparition, Felix Gonzalez-Torres est représenté par des oeuvres disséminées tout au long du parcours.

– D’autres artistes changent plus radicalement de thème, de formes ou de rythmes : Gilles Aillaud, qui a souvent peint des animaux en captivité, choisit désormais le silence et se limite à quelques rares toiles représentant des oiseaux perdus dans l’immensité. Ces tableaux respirent une grande sérénité. Hans Hartung se confronte à des grands formats et renouvelle sa gamme chromatique dans une véritable explosion de couleurs lumineuses. Il est précisé qu’il a utilisé durant cette période un système de projection de la peinture conçu à partir d’une sulfateuse à vigne (j’aime bien cette idée…)

– D’autres encore donnent à voir explicitement la réalité et l’évolution tragique de leur maladie : Jörg Immendorff puise, dans la peinture de la Renaissance, la continuation de son oeuvre. Les motifs de cette peinture deviennent le fond sur lequel se déploient d’agressifs branchages. Atteint d’une maladie incurable, Chen Zhen traite du corps comme paysage, invitant à scruter les organes, les cycles de vie, dans leurs rapports aux différentes médecines. J’avoue avoir eu du mal à supporter certaines de ses œuvres, comme ce Berceau enroulé dans des lambeaux de tissus et émettant des gémissements continuels. Après avoir photographié son corps nu, Hannah Villiger tend à dissimuler ses formes décharnées sous des tissus-linceuls.

– D’autres enfin rendent la mort visible dans leurs oeuvres : en référence à la sculpture antique et aux « vanités », Robert Mapplethorpe photographie des bustes  de marbre et des crânes. L’année d’avant sa disparition, il se montre dans un autoportrait aux yeux hallucinés, le poing refermé sur une canne dont le pommeau est un crâne. Martin Kippenberger, citant Géricault, se représente dans les poses des survivants du Radeau de la Méduse. James Lee Byars matérialise un idéal d’éternité à travers la mise en scène de sa propre mort, passée au prisme magnifiant d’une obsession de l’or et de la couleur dorée.

C’est au Musée d’Art moderne jusqu’au 10 janvier 2010. On peut faire aussi une visite virtuelle.


[1] On sait que cette expression (littéralement : ligne morte, ou ligne de mort) utilisée surtout dans le travail de la presse signifie « date limite, échéance ». Rien de tel que d’avoir un deadline pour stimuler la production…

 

[2] Etty Hillesum, Une vie bouleversée, éd. du Seuil, 1995 – p 146

[3] J’utilise dans cette note le texte de présentation du musée en le remaniant et en y ajoutant des appréciations de mon cru.

La fin du monde, c’est juste

Au commencement – le commencement de la fin – on se trouve face à l’image en très gros plan, au buste nu, d’un jeune homme immobile ; on pourrait d’abord croire que c’est une photo, mais bien que le jeune homme soit totalement impassible, on s’aperçoit bientôt qu’il cligne des yeux. Ce jeune homme, c’est l’acteur Pierre Louis-Calixte, juste avant le début de la pièce, juste avant la fin du monde.

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Pierre Louis-Calixte et Catherine Ferran dans Juste la fin du monde

 

Rien de plus simple que le thème de la pièce de Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, que je suis allée voir l’autre jour à la Comédie Française. Le personnage principal, Louis, trente-quatre ans, est à la veille de sa mort (annoncée, attendue – espérée ?). Il a décidé, après une longue absence, après un long silence ponctué seulement de cartes postales, de « petites lettres elliptiques », de retourner voir sa famille (mère, frère, sœur) en province, et de leur parler, de leur dire ce qui lui arrive. Mais ce « retour au désert » n’aboutit évidemment qu’à une impasse, à la résurrection des vieilles querelles, des anciennes rancunes, des malentendus restés, comme on dit, ‘en souffrance’.

L’écriture de Lagarce, sa façon de dire (que je ne connaissais pas jusqu’ici) se prête magnifiquement à dire cet univers de solitude(s), de doutes, de manque d’amour, d’incompréhension mutuelle ; avec ses redites, à un mot près, ses ressassements, ses retours, parce que ce n’est jamais tout à fait ça, juste ça, et qu’il convient alors de le reformuler, ce qui fait apparaître, sous la trame élimée des mots quotidiens, d’autres sens souterrains, d’autres inflexions encore.

Cela commence avec cette phrase qui vous empoigne : « Plus tard, l’année d’après, j’allais mourir à mon tour. » L’année d’après, enfin, quelques années après, la pièce datant de 1990, Jean-Luc Lagarce est effectivement mort, en septembre 1995, âgé de trente-huit ans seulement. Comment ne pas y penser continuellement quand Louis évoque sa mort à venir (annoncée, attendue – désirée ?)… après, dit-il, « de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire‚ à tricher‚ à ne plus savoir‚ de nombreux mois que j’attendais d’en avoir fini ».

Le décor et la mise en scène minimalistes ne font que faire ressortir davantage le côté obsessionnel de ce grand thème tragique. Louis se montre en costume noir et chemise blanche, cravate noire – comme s’il allait déjà à son propre enterrement. L’essentiel de la pièce, dont les phases sont ponctuées par une sonnerie de crécelle déplaisante, discordante, se déroule sur un grand proscenium carré, qui à la fois amène les acteurs plus près de nous et les en sépare cependant, métaphore constante de leur situation. La partie arrière de la scène ne sera ouverte qu’à la séquence finale, celle du départ de Louis. Qui revient en arrière pour nous raconter une dernière chose : cette idée qu’il a eue une nuit, alors qu’il marchait le long des voies, sur un viaduc de chemin de fer, cette envie de « pousser un grand et beau cri/un long et joyeux cri qui résonnerait dans toute la vallée ». Mais il ne l’a pas fait ; et maintenant c’est (bientôt) fini, avec cette mort « prochaine et irrémédiable » qu’il va rejoindre.

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José Guadalupe Posada : Calavera oaxaqueña

§§§ — Un très bon site sur Jean-Luc Lagarce avec de nombreux extraits de textes : c’est ici