Trop de beauté ?

 

La Grande Bellezza… J’ai mis plusieurs mois avant d’aller voir ce film, sorti si je ne me trompe il y a déjà presque un an. J’avais vu la bande-annonce et cela m’avait attirée ; ensuite, voyant qu’il s’agissait d’un film de Paolo Sorrentino, encore plus. Le premier film que j’avais vu de lui était Les Conséquences de l’amour, en 2005 (déjà avec son acteur fétiche Toni Servillo -pas compris grand-chose…) ensuite il y avait eu Le Caïman l’année suivante (bien apprécié !) et enfin This must be the place, film bizarre mais stimulant.

 

Avec ce nouvel opus, Sorrentino est revenu en Italie et nous offre une célébration exceptionnelle de la ville de Rome, en même temps qu’une satire féroce de la vie mondaine. Mélange détonant ! Chaque fois qu’on est transporté par tant de beauté déployée (monuments, palais, jardins…) on trébuche soudain sur la séquence suivante où on se trouve ahuri devant tant de bruit et de fureur, de vulgarité et d’argent jeté par les fenêtres (l’Italie de Berlusconi dans toute sa splendeur). Et ainsi de suite, alternant l’extase et le dégoût, la sensibilité la plus exquise et le cynisme le plus corrosif.

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Synopsis Allociné

Rome dans la splendeur de l’été. Les touristes se pressent sur le Janicule : un Japonais s’effondre, foudroyé par tant de beauté. Jep Gambardella – un bel homme au charme irrésistible malgré les premiers signes de la vieillesse – jouit des mondanités de la ville. Il est de toutes les soirées et de toutes les fêtes, son esprit fait merveille et sa compagnie recherchée. Journaliste à succès, séducteur impénitent, il a écrit dans sa jeunesse un roman qui lui a valu un prix littéraire et une réputation d’écrivain frustré : il cache son désarroi derrière une attitude cynique et désabusée qui l’amène à poser sur le monde un regard d’une amère lucidité. Sur la terrasse de son appartement romain qui domine le Colisée, il donne des fêtes où se met à nu « l’appareil humain » – c’est le titre de son roman – et se joue la comédie du néant. Revenu de tout, Jep rêve parfois de se remettre à écrire, traversé par les souvenirs d’un amour de jeunesse auquel il se raccroche, mais y parviendra-t-il ? Surmontera-t-il son profond dégoût de lui-même et des autres dans une ville dont l’aveuglante beauté a quelque chose de paralysant…

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Sorrentino a l’élégance de proposer aussi une fin ouverte : on ne sait pas ce qu’il adviendra de Jep par la suite. Si l’on veut absolument trouver des défauts au film, disons qu’il y a quelques longueurs, et personnellement je ne suis pas très emballée par le personnage de la Santa qui occupe largement les vingt dernières minutes (encore qu’entre le cardinal gastronome et l’accompagnateur confit dans l’adoration, il y a quelques moments magnifiques). Côté positif, il faut mentionner aussi une bande sonore absolument renversante avec de purs joyaux de chant choral baroque. Et la présence en guest star d’une girafe très sympathique. Un film, vraiment, d’une grande beauté.

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La splendeur d’Anderson

Il faut aller voir The Grand Budapest Hotel parce que c’est un très beau film, magnifiquement joué, qu’on rit beaucoup et qu’on admire une virtuosité rare. Le cinéma est un langage et diverses voix s’y font entendre ; celle de Wes Anderson (dans ce film en tout cas, car je n’en ai pas vu d’autre…) est un mélange de fantaisie délirante, de mélancolie sombre, de délicatesse, de lucidité, mixées avec une capacité d’invention impressionnante et suivant un rythme effréné.

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Je ne vais pas raconter l’histoire, je rappellerai seulement qu’elle se passe dans un pays imaginaire, la Zubrowka ( !) et que le personnage central est le concierge (en français dans le texte) du Grand Budapest Hotel, un immense palace en montagne, rose comme un gâteau baroque, accessible uniquement par un funiculaire. Monsieur Gustave, tel est son nom, porte au plus haut niveau qui soit l’amour du travail bien fait, et dans une Europe en proie aux démons totalitaires, il entretient l’illusion d’un monde qui nous apparaît comme déjà disparu. Wes Anderson a d’ailleurs indiqué s’être inspiré des romans de Stefan Zweig.

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Je noterai simplement aussi qu’un tableau de maître joue un rôle important, le Garçon à la pomme de Johannes van Hoytl (ci-dessus), et qu’on trouvera dans un article passionnant du très érudit Alain Korkos toutes les sources d’inspiration ayant abouti à cette peinture mystérieuse.

Le site officiel du film

L’article enthousiaste du Nouvel Obs

Makronissos, hier et aujourd’hui

 

« La poésie n’a jamais le dernier mot
Le premier, toujours
 » (Yánnis Rítsos)

 C’est peut-être une question de « devoir de mémoire », mais pas seulement. Le film documentaire d’Olivier Zuchuat Comme des lions de pierre à l’entrée de la nuit évoque le triste souvenir de Makronissos. Quand « île grecque » n’est pas forcément synonyme de « vacances au soleil »… En voyage en Grèce en 1955, Albert Camus note lors de son passage à Sounion : « parfait, sauf cette île en face de Makronissos, aujourd’hui vide il est vrai, mais qui a été une île de déportation dont on me fait d’affreux récits » (Carnets, IV, 1223).

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Entre 1947 et 1951, plus de 80 000 citoyens grecs ont été internés cet îlot aride situé non loin de la côte Sud de l’Attique. C’était l’époque de l’affreuse guerre civile qui a suivi en Grèce la 2e guerre mondiale, sous le règne du roi Paul 1er. L’objectif du gouvernement grec était essentiellement la « reprogrammation mentale » des résistants communistes dont le parti était désormais interdit. (Concrètement, le camp de Makronissos a été soutenu par des fonds du plan Marshall, en application de la doctrine Truman. Le premier camp de l’île a été mis sur pied par les troupes britanniques, qui y ont emprisonné le 2e bataillon de l’ELAS – Armée populaire de libération nationale, qui avait mené la Résistance).

Parmi ces déportés se trouvaient de nombreux écrivains et poètes, dont Yannis Ritsos et Tassos Livaditis. Malgré les privations et les tortures, ces exilés sont parvenus à écrire des poèmes qui décrivent leur (sur)vie dans cet univers concentrationnaire. Ces textes, parfois grâce à l’aide de gardes complices, ont pu être conservés ou retrouvés. (Le recueil de poèmes de captivité de Ritsos a été publié en français par les éditions Ypsilon).

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Le film alterne la récitation de ces écrits poétiques avec des discours de rééducation politique qui étaient diffusés en permanence dans les haut-parleurs des camps. « J’ai voulu confronter les images mentales nées de la lecture de ces poèmes aux images du présent, celles des ruines des camps de Makronissos, déclare le réalisateur. Chercher dans ces amas de pierres et de béton des empreintes de ce qui s’y est passé, les confronter aux mots de poèmes, dans un travail d’archéologie cinématographique. » Les images des maigres ruines, écrasées par le soleil, parfois escaladées par quelques chèvres, sont montrées grâce à des longs et lents travellings, et entrecoupées d’archives photographiques. Aucune musique, mais le bruit obsédant du vent (et Dieu sait s’il peut être fort dans les Cyclades…) et quelques cris de mouettes. Aucune présence humaine – sauf, de loin, un jeune pêcheur, les pieds dans l’eau.

Olivier Zuchuat s’est posé les bonnes questions. « Comment réinscrire dans un paysage d’une telle beauté la violence des faits qui se sont déroulés sur l’île ? » En fait la beauté éternelle du paysage grec ne fait que renforcer la puissance de son propos. Son film est un modèle de sobriété et de justesse.

Le camp de Makronissos a finalement fermé à la fin des années 50 mais le régime des colonels a repris la tradition et converti d’autres îles à la même fonction. Aujourd’hui, l’île est abandonnée… Au début de 2013, signale le cinéaste, des membres de l’Aube Dorée, le parti néo-nazi grec, ont proposé sur une page facebook de rouvrir les camps de Makronissos pour y placer « toute la gauche grecque »… Sans commentaire.

La forêt comme un conte

« J’aimerais préserver l’altérité des arbres
comme l’une des plus précieuses ressources
parmi celles qui nous aident à vivre,
dans un monde submergé par l’humain. »
Francis Hallé

Il était une forêt : Voici un film né d’une passion communicative, celle du botaniste Francis Hallé pour les forêts. Ayant lu son beau livre Plaidoyer pour l’arbre (Actes Sud, 2005) – dans le cadre d’une recherche sur laquelle je reviendrai un jour – j’étais très curieuse de voir le résultat. C’est une grande réussite !

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Il était une forêt : cela commence comme un conte, et on se souvient bien sûr que la forêt est souvent le cadre des contes populaires, plus que le cadre même, elle en est l’un des acteurs. Le titre donne le ton : bien que le film du réalisateur Luc Jacquet (auteur déjà de la célèbre Marche de l’empereur) soit un documentaire, ce n’est pas un état des choses bourré de chiffres ; c’est une évocation visant à nous faire comprendre, images à l’appui, comment fonctionne une « forêt primaire » et en quoi elle est importante pour le genre humain. Mieux et plus, il réussit à faire passer son extraordinaire beauté. Il faudrait convoquer, pour le dire, tous les termes qui disent l’immense, l’énorme, l’excès. Les dimensions sont gigantesques, les durées se chiffrent en siècles – la forêt est aussi un instrument de mesure du temps.

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Francis Hallé est l’acteur unique de cette représentation. Je ne crois pas que l’on croise un seul autre être humain dans le film (mais de nombreux animaux). On le découvre au début en train de dessiner ce qu’il voit, confortablement installé à la fourche d’un arbre énorme, un moabi, au sein de la canopée. (Le film a été tourné au Pérou et au Gabon). C’est aussi sa voix qui nous accompagne. Le cinéaste a habilement entremêlé les plans de forêts réelles et les images de synthèse évoquant les diverses phases de développement de l’espace forestier, splendidement dessinées dans un style qui m’a rappelé le monde bleu d’Avatar.

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Le botaniste s’est exprimé (voir notamment cette interview) sur ses intentions, voulant éviter, malgré le danger que courent aujourd’hui les forêts tropicales, de faire passer un message anxiogène, mais plutôt transmettre quelque chose de cette beauté sans pareille. Ce que le film expose aussi, c’est l’interaction continuelle des plantes entre elles, des plantes avec les animaux, de toute cette chaîne du vivant dont les mutations s’impactent réciproquement (voir la saga de la passiflore et du papillon heliconius…) et dont nous autres, êtres humains, faisons également partie.

Rappel : le livre d’Anatoli Kim, Notre père la forêt

Peinture au noir

J’aime suffisamment la peinture du Caravage pour avoir eu envie de voir la pièce qui l’évoque, Moi Caravage, qui passe actuellement au théâtre des Mathurins. Le 18 juillet 1610, sur une plage déserte non loin de Rome, Michelangelo Merisi, dit le Caravage, meurt dans des circonstances obscures. Assassiné ? Probablement. Pourquoi ? Par qui ? On ne sait. Dans la vie et dans la mort du maître du clair-obscur, tout est mystérieux. Il meurt à l’âge de 39 ans seulement mais laisse une œuvre imprégnée d’un réalisme brutal et d’un érotisme troublant qui marque à jamais la peinture.

Cesare Capitani incarne le Caravage

Cesare Capitani incarne le Caravage

Séduit par cette personnalité puissante et ténébreuse, Cesare Capitani, comédien et metteur en scène formé à l’École du Piccolo Teatro de Milan, est l’auteur et l’interprète de cette confession inspirée de l’ouvrage de Dominique Fernandez La Course à l’abîme (Grasset, 2003), sorte d’autobiographie imaginaire. C’est à l’occasion du 400e anniversaire de la mort du Caravage que la pièce a été créée au festival d’Avignon, le 18 juillet 2010.

« En écrivant ce roman qui tente de ressusciter par l’écriture la figure du peintre Caravage, je ne pensais pas voir jamais ressurgir celui-ci, sous mes yeux, en chair et en os, cheveux noirs et mine torturée, tel que je me l’étais imaginé, brûlé de désirs, violent, insoumis, possédé par l’ivresse du sacrifice et de la mort. Eh bien, c’est fait : Cesare Capitani réussit le tour de force d’incarner sur scène cet homme dévoré de passions. Il est Caravage, Moi, Caravage, c’est lui. Il prend à bras le corps le destin du peintre pour le conduire, dans la fièvre et l’impatience, jusqu’au désastre final », a commenté Dominique Fernandez.


Si vous ne connaissez pas le Caravage, allez faire un tour sur la Wikipedia qui présente une notice bien conçue et détaillée – y compris en ce qui concerne les techniques picturales. Deux mots inspirés de cette notice pour ceux qui ne feront pas le déplacement : Michelangelo Merisi, dit le Caravage (de Caravaggio, nom du village dont sa famille était originaire), est un peintre italien né en 1571 et mort en 1610. Son œuvre puissante et novatrice révolutionna la peinture du 17e siècle par son réalisme parfois brutal, son érotisme troublant et l’invention de la technique du clair-obscur qui influença nombre de grands peintres après lui. Par ailleurs il mena une vie agitée, riche en scandales provoqués par son caractère violent, sa fréquentation habituelle des bas-fonds et des tavernes, ainsi que par sa sexualité scandaleuse (lire : son homosexualité), ce qui lui attira de nombreux ennuis avec la justice, l’église et le pouvoir. Il a fallu attendre le début du 20e siècle (et notamment les travaux de Roberto Longhi) pour que son génie soit pleinement reconnu, indépendamment de sa réputation sulfureuse.

La Conversion de saint Paul sur le chemin de Damas, tableau du Caravage peint vers 1604 et conservé dans la chapelle Cerasi de l’église Santa Maria del Popolo de Rome. Il s’agit du deuxième tableau sur ce thème, qui fut refusé par le commanditaire, l’évêque Tiberio Cerasi.

Dans la même logique de subversion mystique, un artiste beaucoup plus récent, l’écrivain et cinéaste italien Pier Paolo Pasolini, montre par ses œuvres, sa vie et ses idées des ressemblances étonnantes, et même troublantes, avec le Caravage — jusque dans leur destin commun, puisque après une vie sulfureuse et mouvementée, tous deux ont connu une mort prématurée, par un meurtre mystérieux et inexpliqué sur une plage des côtes italiennes.

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« Mon corps, on ne l’a jamais retrouvé. Brûlé sur la plage ? Jeté dans la mer ? Oublié comme un chien ? Un autre, à ma place, se lamenterait. Moi, je m’estime fortuné : ni tombeau, ni dalle funéraire. Pas de commémorations pour moi. Ce serait hypocrite, après avoir été persécuté de mon vivant ! On ne peut pas mettre sens dessus dessous la peinture et vouloir mourir comme le Titien à quatre-vingt-six ans, couvert de lauriers et riche à millions ! Non ! De mon existence j’ai fait un précipice, une course à l’abîme. Mon nom : Michelangelo Merisi. » Ainsi commence le texte de Moi Caravage, servi par une mise en scène minimaliste, magnifié par des éclairages qui suggèrent le clair-obscur du peintre et porté par un interprète complètement habité par son personnage. Une jeune femme (Laetitia Favart ou Manon Leroy, en alternance) lui donne la réplique en incarnant Mario, le compagnon le plus durable du Caravage, et en chantant des airs de Monteverdi. Donner à voir des tableaux par leur description pourrait être fastidieux, il n’en est rien, grâce à la passion avec laquelle Cesare Capitani les fait exister devant nous. L’évocation vaut surtout par la puissance du personnage principal ; néanmoins, en quelques touches, le texte réussit également à suggérer les mœurs et pratiques de l’époque en matière de création picturale.

Jodo sera toujours Jodo

 

A coup sûr Alejandro Jodorowsky, dit Jodo, ne laisse personne indifférent. Les uns le considèrent comme un fumiste (les mêmes sans doute qui disaient cela de Dali…) alors que les autres le portent aux nues. Au moins tous s’accordent sur le caractère original de sa personnalité et sur la diversité de ses talents : poète, romancier, comédien, réalisateur, scénariste de BD… sans compter son rôle de thérapeute avec la psychomagie.

 Alejandro Jodorowsky

Après plus de vingt ans, « devenu un vieux monsieur de 84 ans au beau visage de Don Quichotte apaisé », comme dit Pierre Murat, Jodo revient au cinéma avec La Danza de la realidad, adaptation de son livre éponyme (paru en français en 2004 chez Albin Michel) constituant une « autobiographie imaginaire ». Le point de départ est conforme à la réalité des choses puisqu’on se situe dans les années 1930 au Chili, à Tocopilla, petite ville située dans le Nord du pays, où l’auteur naquit en 1929 de parents juifs russes qui avaient fui les pogroms.

 

« Plutôt que de dresser un simple décor, il s’agit surtout pour le cinéaste et les siens, de réaliser une véritable ‘thérapie familiale’», écrit Émilie Combes dans un très bon et long article de L’Intermède. « Devant ou derrière la caméra, c’est une grande partie de la ‘tribu Jodorowsky’ qui s’implique. Brontis, qui avait fait ses premiers pas au cinéma à huit ans dans El Topo, incarne ici de manière saisissante son grand-père ; Alejandro endosse le rôle du narrateur, guidant son ‘Moi-enfant’ ; Axel campe le personnage mystique de Théosophe, tandis qu’Adan se charge de composer la musique. Ainsi, l’œuvre de Jodorowsky, une ‘bombe atomique mentale’ selon ses mots, lui permet d’entreprendre une forme de guérison familiale. Dans la droite lignée de la psychomagie dont il est le fondateur, thérapie consistant à guérir les problèmes de l’enfance, sa création cinématographique lui permet ici de retourner ‘à la source de [son] enfance, dans le lieu même où [il a] grandi, pour [se] réinventer. C’est une reconstruction qui part de la réalité mais permet de changer le passé.’ » Ainsi, « il réalise par la fiction cinématographique les rêves respectifs de ses parents en faisant de sa mère une cantatrice lyrique et de son père un héros national » (par sa tentative d’assassiner le dictateur Ibanez).

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Le jeu des générations s’entrelace plus d’une fois puisque Jodo lui-même est présent à l’écran dans le rôle du narrateur ; que son fils y joue le rôle de son père ; que Sara, la mère du jeune Alejandrito dans le film, le considère comme la réincarnation de son propre père. (Ça peut sembler compliqué, mais à suivre le film, on s’y retrouve très bien !) Pour qui a vu dans le passé des films de Jodo comme La Montagne sacrée, La Danza de la realidad bénéficie d’une grande cohérence et clarté de la narration. Mais Jodorowsky n’a rien oublié de son passé surréaliste, ni d’une grande partie de ses obsessions – picturales du moins. On en voit ainsi émerger, en fait, l’origine : le désert (paysage qui entoure la ville de Tocopilla), les monstres (mutilés et infirmes résultant d’accidents du travail dans les mines), le cirque, la violence.

 

Plus encore que sur le personnage de l’enfant, le film est axé sur le parcours du père, qui entreprend un grand voyage pour aller débarrasser le pays du dictateur. Au long de péripéties que je ne vais pas détailler, et de rencontres magnifiques (comme celle du vieux palefrenier Don Aquiles, qui va se coucher vivant dans la fosse qu’il a fait creuser), Jaime (le père d’Alejandro) devient une sorte de figure christique, qui subit un véritable chemin de croix avant de connaître la rédemption et de revenir à Tocopilla rejoindre sa famille. Cet aspect de l’histoire est peut-être un peu too much, trop appuyé, mais Jodo n’a jamais fait dans la dentelle. L’ensemble reste inspiré par un message de sagesse, de sérénité, de joie (comme celle que convie le personnage du Théosophe) auquel il est difficile de résister. Et surtout le film contient des séquences superbes d’audace et de beauté, comme celle (une parmi d’autres) où la mère, pour guérir l’enfant de sa crainte de l’obscurité, lui passe le corps entièrement au cirage noir…

 

« Sentir qu’on se détache du passé, se retrouver dans un corps d’adulte, porter le fardeau des années douloureuses. Mais au cœur, garder l’enfant, comme une hostie vivante, comme un canari blanc, comme un digne diamant, comme une lucidité sans murs. Portes et fenêtres ouvertes, traversées par le vent, seulement par le vent, rien que par le vent. » Alejandro Jodorowsky (merci à Christine B. pour cette citation)

(Images Allociné)

 

Jimmy P., la chronique d’une thérapie

 

Arnaud Desplechin est incontestablement un cinéaste exigeant, passionné par sa forme d’expression, et qui tout en conservant des thèmes récurrents (tels que la maladie mentale) renouvelle constamment ses sujets de films. Il se passe facilement trois ou quatre ans entre la sortie de ses films – en fait aujourd’hui cinq ans depuis son Conte de Noël, qui m’avait moins convaincue que Rois et reine (2004) ou Ester Kahn (2000). Mais j’ai trouvé son nouvel opus, Jimmy P., absolument passionnant.

Le vrai Devereux, vers 1932 (image Wikipedia)

Le vrai Devereux, vers 1932 (image Wikipedia)

Tourné aux États-Unis (Montana et Kansas), Jimmy P. est l’adaptation du livre Psychothérapie d’un Indien des plaines, publié en 1951 par l’ethnopsychanalyste Georges Devereux. Le livre relate la thérapie avec Devereux, en 1948, de l’Indien Jimmy Picard, de la tribu des Blackfoot, ancien combattant de la  Seconde Guerre mondiale. C’est un face à face avec dans les rôles principaux les acteurs Mathieu Amalric et Benicio del Toro. Desplechin s’attache à montrer comment les deux hommes s’apprivoisent mutuellement et cheminent à la fois vers la guérison du patient et vers une véritable amitié.

Ce film m’a d’autant plus intéressée que j’avais lu il y a quelques mois l’autobiographie de Tobie Nathan, Ethno-roman (éd. Grasset, 2012), dans laquelle il est beaucoup question de Devereux qui avait été le maître de Nathan. Dans un article écrit pour la revue La Faute à Rousseau (n°62, février 2013), je notais alors :
« Il [Tobie Nathan] se montre très tôt passionné par la psychanalyse, convaincu de sa vocation. Mais il tâtonne encore quelques années jusqu’à la rencontre avec le fondateur de l’ethnopsychiatrie, Georges Devereux – un professeur original, voire excentrique, « anarchiste de droite », ayant des idées originales sur chaque concept freudien. Lorsque Tobie Nathan lui rend visite, en 1971, pour lui demander d’être son directeur de thèse (thèse portant sur les communautés sexuelles post-soixante-huitardes), ils passent ensemble la journée entière, au terme de laquelle Devereux l’adoube : « Tu seras mon successeur »… Huit ans plus tard, Nathan créera à l’hôpital Avicenne de Bobigny, dans le service alors dirigé par le professeur Serge Lebovici, la première consultation d’ethnopsychiatrie en France — consultation dont les principes seront ensuite adoptés par de nombreuses structures en France et à l’étranger. L’ombre du professeur Devereux plane sur tout le livre de son élève, dont l’imprégnation se révèle par cet aveu : « Je n’ai ni aimé ni détesté Devereux ; ne l’ai adulé ni méprisé. Il était devenu pour moi comme une fonction intérieure, la grammaire implicite de mes paroles. »

 

(image Allociné)

(image Allociné)

Jimmy P. relate la rencontre entre deux fortes personnalités, et deux acteurs tout aussi dissemblables, Benicio del Toro avec sa puissance et Mathieu Amalric tout en finesse. Le fait que tous les deux, dans un film parlant anglais, ne manient pas leur langue maternelle, m’a sans doute aidée à rentrer encore mieux dans leur dialogue.

 

 

Entre ciel et terre

Météora, film de Spiros Statholopoulos

Est-ce en raison des difficultés actuelles de la Grèce et pour s’en évader que le réalisateur a choisi une histoire aussi totalement intemporelle ? Au cœur du pays, en Thessalie, les monastères des Météores trônent depuis le 14e siècle sur des colonnes de grès vieilles de millions d’années, comme suspendus entre ciel et terre. Dans les vallées qu’ils surplombent, les cycles éternels de la vie paysanne contrastent avec le monde austère des religieux. Le moine Théodoros et la nonne Ourania ont voué leur existence à Dieu, mais une attirance grandissante les pousse l’un vers l’autre et ils se retrouvent déchirés entre dévotion spirituelle et désir charnel…

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On pourrait être aussi bien au Moyen Age ou au 19e siècle. Ce n’est que furtivement par un indice (un appareil employé par l’éleveur dans le processus d’écorchage du mouton mis à mort) que l’on saura être aujourd’hui. Pas une voiture, pas une machine. Des rituels sans âge, des systèmes primitifs comme ce filet au bout d’une corde, qui sert à remonter, vers le couvent de femmes, aussi bien une fournée de pains qu’une nonne, sortie de là par quel subterfuge ?

Le film, lent et répétitif à souhait (mais je ne déteste pas ça si c’est justifié…) ne raconte pas une histoire, il évoque une situation. Nous ne savons rien, ou presque, des deux protagonistes : elle est d’origine russe, lui s’intéresse aux musiques traditionnelles que joue un paysan à la flûte, c’est à peu près tout. Comment se sont-ils rencontrés, on n’en sait rien ; peut-être croisés dans une église (il semble que les religieux aillent à la même que les gens du village). Qu’adviendra-t-il d’eux, on n’en saura rien non plus. Ils communiquent de loin en s’envoyant des reflets lumineux à l’aide de surfaces métalliques (une nonne ne saurait avoir de miroir).

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Les paysages sont sublimes, écrasants par ce sublime même. Heureusement, le film est ponctué par des séquences réalisées en animation, dans le style des anciennes icônes ou même des mosaïques byzantines : scènes ludiques, légères et d’une beauté inattendue.

meteora-21016681_2013070111222381.jpg-r_640_600-b_1_D6D6D6-f_jpg-q_x-xxyxx(images Allociné et Wikipedia)

Cinéma de Pentecôte

 

Week-end pourri. Temps idéal, par contre, pour aller au cinéma. Deux jours, deux films. Samedi à la Cinémathèque pour Jacquot de Nantes, d’Agnès Varda, que je n’avais pas vu en son temps (le film est sorti en 1991). On sait qu’il s’agit de l’hommage rendu par la cinéaste  son mari Jacques Demy, mort en 1990 ; film évoquant l’enfance et la jeunesse du réalisateur, et cernant de très près la naissance de sa vocation et sa persévérance à la concrétiser.

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Reconstitution très attentive d’une période (grosso modo, de la fin des années 30 à la fin des années 40) où les petits garçons portaient des bérets, des bretelles et des pèlerines – et des « culottes courtes » hiver comme été jusqu’à 13 ou 14 ans. Mais bien sûr, Varda étant Varda, tout cela est chaleureux, lumineux, même les sombres années de guerre, vif et même gai. Et surtout, le film est imprégné dans sa texture même de l’amour pour le disparu, qui apparaît « en vrai » pour quelques brèves séquences. Amour qui se traduit aussi par ces très-très-très gros plans sur le visage ou les mains de l’homme Jacques Demy, qui se transforment en une sorte de paysage.

Dimanche, Hannah Arendt, le film de Margarethe Von Trotta, au Louxor. J’étais curieuse de voir ce cinéma qui a rouvert il y a juste un mois après rénovation complète du site ; j’aime beaucoup son décor de mosaïques à thèmes égyptiens. J’ai trouvé le film passionnant. Ce n’est pas un biopic au sens strict puisqu’il se concentre sur une période précise de la vie de la philosophe, le début des années 60, quand elle se rend en Israël pour y suivre le procès Eichmann, et ce qui s’ensuit à son retour à New York. Il y a juste quelques flashbacks pour évoquer sa jeunesse étudiante et bien sûr ses relations avec Heidegger.

Barbara Sukowa est Hannah Arendt. Photo © Sophie Dulac Distribution

Barbara Sukowa est Hannah Arendt. Photo © Sophie Dulac Distribution

Je suis entièrement d’accord avec la critique de Jean-Michel Frodon parue sur Slate ; l’objet essentiel du film est de défendre et illustrer la liberté de pensée et la liberté d’expression. Arendt, à son retour de Jérusalem, publie son reportage sur le procès dans le New Yorker et elle est vilipendée par la communauté juive des États-Unis, qui lui reproche de ne pas avoir escamoté certaines vérités pas bonnes à dire. Barbara Sukowa, dans le rôle d’Hannah, est magnifique de naturel. Tout le monde aura remarqué (pour finir sur une note plus légère) que le personnage fume sans arrêt, ce n’est pas dans un film américain qu’on verrait ça !

 

Trois Berlinois en quête d’amour

 

 

J’ai été assez captivée par le film de Tom Tykwer, Drei (Trois), passé vendredi soir sur Arte. Au moment où des groupuscules réactionnaires s’apprêtent à manifester contre le « mariage pour tous », ce film pose de bonnes questions, de manière certes provocatrice mais pourtant nuancée.

 

Synopsis
Deux quadragénaires berlinois, Hanna et Simon, sont en couple depuis d’une vingtaine d’années, sans enfant. Elle anime une émission à la télévision, il est ingénieur culturel, tous deux travaillent énormément. Ils tiennent l’un à l’autre, mais l’usure du temps a fait son travail et leur sexualité est devenue somnolente. Presque simultanément, la mère de Simon meurt et lui-même se découvre un cancer du testicule. Rétabli, il fréquente la piscine où il rencontre un homme un peu plus jeune, Adam, et entame avec lui une liaison homosexuelle… sans savoir qu’entre temps, Adam est devenu l’amant d’Anna.

Hanna (Sophie Rois) et son amant Adam (Devid Striesow)

« Après plusieurs projets internationaux (Le parfum, histoire d’un meurtrier et L’Enquête, avec Naomi Watts), Tom Tykwer a tourné Drei en Allemagne, le signe d’un vrai retour au pays. Ce n’est donc pas un hasard s’il en a non seulement écrit lui-même le scénario, mais aussi imaginé les personnages comme des représentants de sa propre génération : des Berlinois cultivés, aisés et frappés par la crise de la quarantaine.

Par conséquent, on attendait de lui une vision vraiment personnelle du triangle amoureux, ce thème ultra familier au cinéma, et c’est le cas. Loin de virer à un règlement de compte moralisateur, puritain ou destructeur, Drei conçoit l’adultère comme un événement régénérateur et un idéal romantique, qui libère Hanna et Simon chacun de leur côté, mais renforce également leur couple moribond. L’amant, Adam, apparaît lui-même comme une personne rassurante, calme et magnétique, sans désir de heurter autrui ou d’exercer sur lui une attitude prédatrice. Il est porté davantage sur l’affection que sur la luxure et pour lui, il n’est jamais question d’homosexualité ou d’hétérosexualité, mais plutôt d’optimisme, de plaisir et de distraction salutaires. » (extrait du dossier d’Arte)

Simon (Sebastian Schipper) et son amant Adam

Alors que le sujet aborde des questions plutôt fortes (le rapport à la mort, l’identité sexuelle…), le réalisateur le traite avec une légèreté (au bon sens du terme) qui ne l’empêche pas de prendre les choses au sérieux. Tykwer parsème son récit d’interrogations sur le sexe et l’amour, la vie et la mort, la culture et la science (Adam est biologiste), la liberté et la répression. Il a aussi le bon goût de ne pas porter de jugement sur ses personnages, et l’habileté de montrer cette histoire – qui pourrait être la trame d’une pièce de boulevard – de manière crédible. À part quelques afféteries (l’apparition à Simon de sa mère morte sous la forme d’un ange !), la narration est plutôt bien menée et le film atteint son but. J’ai toutefois quelques réserves quant à la fin, où les trois personnages se rejoignent dans une séquence visuellement belle, mais qui peut laisser sceptique : concrètement, que pourra-t-il advenir de ce ménage à trois, ou plutôt de cette famille recomposée puisque Hanna est enceinte de jumeaux (dont on ne sait pas qui est le père) ?

Ci-dessous : un extrait de l’interview du réalisateur figurant (en anglais) sur le site du film

Q. Pensez-vous que ce film, avec sa posture libérale envers l’homosexualité et le ménage à  trois (en français dans le texte), décrit l’état actuel des choses en ce qui concerne les possibilités de relations ?

R. Il montre du moins que notre vision de ce qui est normal est devenue, dieu merci, d’ampleur un peu plus large. Nous savons tous, à la base, que les catégories sexuelles et la manière dont les personnes de l’un ou l’autre sexe sont censées se comporter – et toutes les autres obligations que nous laissons l’éducation nous imposer – appartiennent à un système qui est en quelque sorte dépassé. En même temps, nous n’avons pas vraiment une grande alternative nouvelle à proposer. Alors nous opérons cet étrange équilibrage. D’un côté, nous avons fait beaucoup de progrès dans nos manières de penser. Nous sommes beaucoup plus ouverts et détendus à propos de ces classifications en catégories. Ce qu’il nous est permis de faire ou pas. Le film cherche à décrire précisément cet espace intermédiaire, sans faire de suggestion trop forte. Il s’agit de regarder ces personnages trébucher, désorientés, dans une histoire très ouverte qui n’a pas vraiment de fin. Le film va quelque part, mais la fin est plutôt un commencement.

Q. Croyez-vous que le trio ait sa chance ?

R. À la fin, oui, la conclusion du film est très claire. Cela ne signifie pas pour autant que nous allons tous nous mettre à avoir des relations à trois. C’est simplement qu’il se positionne contre la croyance courante et ancrée de manière quasi religieuse qu’il existe une forme obligatoire de normes en matière de relations. Mais la date d’expiration de ce système est tout simplement dépassée. Malgré le manque d’alternatives, nous continuons, mais ce n’est vraiment pas assez. »