Les fantômes de Tabucchi à la BnF

 

 

Mardi dernier, 19 mars, la Bibliothèque nationale de France rendait hommage à Antonio Tabucchi, décédé il y a un an, le 25 mars 2012. On apprend à cette occasion que sa veuve, Maria José de Lancastre, a choisi de donner à la BnF les archives de l’écrivain. Un fonds d’une très grande richesse, comprenant l’ensemble des manuscrits, rédigés sur des cahiers d’écolier, de tous les romans et récits publiés, mais aussi des textes inédits, des notes, de nombreuses correspondances.

 

Antonio Tabucchi en 2008 - photo Wikipedia

Antonio Tabucchi en 2008 – photo Wikipedia

Présentation par la BnF : Écrivain engagé et subtil, reconnu mondialement, de nationalité italienne mais attentif à l’Europe et au monde, c’est en France, à Paris, qu’il découvre l’œuvre de Pessoa, dont la lecture bouleverse sa vie. Il décide d’apprendre le portugais, et traduira plus tard l’intégralité de l’œuvre de Pessoa en italien, avec la complicité de sa femme, Maria José de Lancastre. En 1992, il écrit un livre directement en portugais, Requiem (dont Alain Tanner a tiré un film), expérience unique dans une œuvre abondante, traduite dans de multiples langues, où l’on peut citer en particulier Nocturne Indien (prix Médicis étranger en 1987, adapté au cinéma par Alain Corneau), Petites équivoques sans importance, Pereira prétend, Tristano meurt, ou encore Le temps vieillit vite, autant de livres qui ont marqué les esprits. Professeur de langue et de littérature portugaises à l’université de Sienne (Italie), Antonio Tabucchi a été un grand intellectuel européen qui intervenait régulièrement et avec force dans de grands journaux comme le Corriere della Sera, Le Monde ou El País. Polémiste très engagé contre le gouvernement de Silvio Berlusconi, il aurait sans doute préféré se consacrer exclusivement à sa passion, la littérature, et aux plaisirs de la vie, mais l’époque impose parfois le devoir de parler. Sa lucidité et son courage en firent un éclaireur particulièrement précieux, qui savait garder le ton de l’écrivain pour aborder l’actualité et ses dérives. En tout, il fut et reste un grand auteur, très attaché à la France.

Une soirée qui a commencé et fini par des images. D’abord un extrait du film d’Alain Tanner Requiem (1998) tiré du livre éponyme de Tabucchi : la scène avec la diseuse de bonne aventure devant l’entrée du cimetière des Prazeres à Lisbonne, là même où repose maintenant l’écrivain mort le 25 mars 2012.

Bernard Comment, écrivain et traducteur de Tabucchi en français (et qui fut aussi co-scénariste de Requiem), a évoqué la symbolique de cette date du 25 mars, son ambivalence (l’Annonciation étant un thème de naissance, mais aussi de mort). Tabucchi a aussi utilisé l’image de la Visitation, évoquant la visite des anges. « Il attire des gens qui lui racontent leur histoire, il sait capter les destins », nous dit Bernard Comment, qui parle au présent de son ami disparu.

Le palais impérial de Tokyo - DR

Le palais impérial de Tokyo – DR

Un grand écrivain, « quelqu’un qui a inventé sa propre façon de marcher dans sa langue, qui éclaire son époque d’un jour singulier ». Né à Pise en 1943, il a été nourri des récits des années 30 et 40, ceux du fascisme et de la Résistance. La figure du père est très présente, dans un roman familial contradictoire, une « casuistique de la filiation » (bon père/mauvais père). Requiem est « un livre cathartique où les morts rencontrent les vivants ». Un livre emblématique de l’écriture de Tabucchi : une « esthétique de l’allusion, de l’understatement, des trous du texte ». Ainsi, dans ce livre, tout le texte est construit sur la rencontre attendue entre le narrateur et Isabel, mais il n’y a finalement pas de récit de cette rencontre, qui se révèle être le « centre vide de ce livre » à la manière du palais impérial de Tokyo (au sens où le dit Barthes[1]).

 

Essentiel, Pessoa. À sa première lecture : Bureau de tabac, à Paris dans les années 60, c’est pour Tabucchi un coup de foudre, qui changera le cours de son existence. Il décide d’apprendre le portugais (il écrira Requiem directement dans cette langue), d’aller à Lisbonne. Il ne cessera plus pendant toute sa vie d’approfondir sa connaissance de la littérature portugaise et de l’œuvre de Pessoa, avec ses écarts de niveaux de langage, ses « montagnes russes de la pensée »…

 

Lisbonne (photo ELC)

Lisbonne (photo ELC)

Bernard Comment souligne également sa lucidité envers l’actualité contemporaine, à travers culture et histoire (la « double vue » selon Balzac). Tabucchi n’est pas comme tant d’autres un intellectuel cherchant une cause ou une scène pour se mettre en avant, mais un citoyen persuadé de la nécessité d’intervenir. C’est « un démocrate intense sans romantisme des extrêmes ». Son attitude lui a valu de nombreuses attaques en Italie.

Au cours de la campagne électorale italienne de 1995, le protagoniste de son roman Pereira prétend est devenu un symbole pour l’opposition de gauche à Silvio Berlusconi, le magnat italien de la presse. Antonio Tabucchi lui-même a été très engagé contre le gouvernement Berlusconi. En tant que membre fondateur du Parlement international des écrivains, il a pris la défense de nombreux écrivains, notamment son compatriote Adriano Sofri. (Wikipedia)

 Tabucchi nous a donné des livres « qui nous ont interpellés, touchés, transformés », conclut Bernard Comment. Il en distingue surtout deux (à part Requiem) : Tristano meurt, « formidable dispositif fictionnel, constat de l’impossibilité pour la littérature de restituer la matière d’une vie », et Le Temps vieillit vite. (Justement deux que je n’ai pas encore lus !)

La soirée s’est poursuivie par la lecture par Gérard Desarthe (intense et précis) d’un extrait de Le Temps vieillit vite, puis un dialogue de Bernard Comment avec Jacqueline Risset, Edwy Plenel et Alain Veinstein. Jacqueline Risset a essentiellement évoqué les prises de position politiques de Tabucchi ; Edwy Plenel, se présentant en tant que simple lecteur de Tabucchi, a fait l’éloge de Pereira prétend, roman qui vient nous dire « comment notre liberté nous requiert par le geste de cet homme ordinaire ». Alain Veinstein, qui a reçu onze fois Tabucchi à France Culture dans son émission Du jour au lendemain, nous le présente comme « un homme de parole, qui part à l’aventure vers l’inconnu de sa parole, qui va loyalement essayer de dire cette relation d’incertitude dans laquelle il nous entraîne. « Onze rencontres à haut niveau d’intensité, chaque entretien comme un récit fait en rêve »…

 

Soirée qui s’achevait sur la projection d’un extrait de l’entretien avec l’écrivain filmé par Bernard Comment chez lui en 2008. Vite, maintenant, lire et relire Tabucchi…

 


[1] « La ville dont je parle (Tokyo) présente ce paradoxe précieux : elle possède bien un centre, mais ce centre est vide (…). De cette manière, nous dit-on, l’imaginaire se déploie circulairement, par détours et retours, le long d’un sujet vide… » Roland Barthes, L’Empire des signes

De la difficulté d’écrire

Photo1085

En général, j’écris ce qui paraît sur ce blog de manière rapide et facile (d’aucuns pourront dire que ça se voit !) Je réunis la documentation nécessaire, et c’est parti. D’où vient donc en ce début d’année, qui fut glacé (comme on le voit ci-dessus : neige sur le canal St Martin…),  puis aujourd’hui d’un gris qui se reflète sur mon humeur, je n’arrive pas à démarrer ? J’ai écrit la note précédente, celle consacrée à J.-B. Pontalis, en ressentant l’obligation de lui rendre hommage ; le peu que j’ai dit est venu naturellement. Mais maintenant, alors que je me dis que le mois de janvier s’exténue, et qu’il serait bon que cette note ne reste plus orpheline, je cale, je renâcle et je piétine.

J’aurais eu envie de montrer au moins deux expositions vues récemment ; mais le fait que je suis allée les voir au tout dernier jour, et que je pourrais ainsi allécher inutilement le lecteur, me rebute. On pourra, à défaut, se reporter aux sites qui les affichent encore pour quelque temps, j’espère. Il s’agit de l’exposition du photographe finlandais Pentti Sammalahti à la galerie Camera Obscura : magnifiques panoramiques et présence obsédante des chiens…

Et d’autre part de L’Age d’or des cartes marines, à la BNF : splendeur des portulans, ce mot longtemps mystérieux qui me rappellera toujours le roman de Georges Perec Les Choses.
PS le 14 février – un joli développement sur les portulans à lire ici

(photo ELC)

Louis Stettner, de New York à Paris

 

 

Pas vraiment le temps d’écrire quelque chose d’élaboré, mais envie quand même de signaler la belle exposition de photos de Louis Stettner à la BNF Tolbiac (Galerie des donateurs), jusqu’au 27 janvier 2013.

 

Little Girl Running, Lower East Side – 1952

Little Girl Running, Lower East Side – 1952

« Né en 1922 à Brooklyn, New York, Louis Stettner est indéniablement un photographe citadin, trouvant dans le tissu urbain une inspiration à la fois graphique et humaine. New York et Paris sont les deux pôles de son œuvre et chacune de ces villes semble correspondre à un aspect de sa personnalité artistique. Dans toute son œuvre, le photographe fait preuve d’engagement, d’un intérêt marqué pour les minorités, les plus humbles, les laissés pour compte. Les travailleurs (série Workers en 1973), les femmes (série Women en 1975) et les déshérités (série Bowery en 1986) sont des motifs particulièrement présents tout au long de son parcours. L’œuvre prolifique de Louis Stettner – dont certaines photographies sont devenues très célèbres – a fait l’objet de publications dans des revues américaines (Life, Time) et françaises (Paris-Match, Réalités). »

Furniture Factory, New York – 1974-76

Furniture Factory, New York – 1974-76

 

Man of the Twentieth Century – circa 1954

Man of the Twentieth Century – circa 1954

 

La BNF à l’heure des Pecha Kucha

Je viens de passer deux jours à la fois studieux et récréatifs (et même re-créatifs) à la BNF, à suivre les travaux d’un séminaire organisé par le ministère de l’Éducation nationale avec la BNF et le CELSA et consacré à la culture numérique. Le titre complet étant « Les métamorphoses de l’œuvre et de l’écriture à l’heure du numérique : vers un renouveau des humanités ? »

Je vais avoir besoin d’un peu de temps pour digérer tout ce que j’ai vu et entendu pendant ces deux jours, toutes les pistes de réflexion, toutes les découvertes suscitées. Je ne sais pas encore si je me déciderai à pondre un compte-rendu, qui ne pourrait aucunement être exhaustif tant c’était riche (1). Au point de vue de l’inspiration générale, toutefois, quelqu’un l’a déjà fait, mon collègue blogueur des Confins, André Rougier : « L’univers tout entier et nous-mêmes… »

Mode d’emploi : prendre le petit bateau rouge
et s’embarquer dans la littérature numérique

La première journée était surtout consacrée à des exposés théoriques ; le lendemain, on est passés au concret. Dix auteurs web étaient invités à questionner l’écriture numérique depuis leur propre pratique dans un format original, le Pecha Kucha, qui ajoute à la performance in situ une contrainte temporelle et visuelle. (Pour ceux qui ne sauraient pas encore ce qu’est un Pecha Kucha, comme moi jusqu’à avant-hier, il s’agit d’un concept japonais de présentation, dans lequel l’intervenant est amené à projeter vingt images pendant vingt secondes chacune, et à parler pendant ce temps strictement encadré.) A ma propre surprise, ces brèves plongées permettaient de se faire une idée assez précise de l’univers concerné. Pour l’instant, je vais donc me borner à les énumérer en donnant les liens vers leurs sites ou blogs.

Première série

(Entre les deux séries, une intervention de François Bon)

Deuxième série

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(1) Quelqu’un l’a fait : Jean-Michel Le Baut sur le site Café Pédagogique (en 3 parties)

 

Le siècle des miniatures

 

 

À part moi et quelques vieillards cacochymes, qui s’intéresse aujourd’hui aux miniatures flamandes du 15e siècle ? Pas grand monde, apparemment, car on ne se bouscule pas à l’exposition qui se tient actuellement (et jusqu’au 10 juin 2012) à la Bibliothèque nationale de France. Il s’agit pourtant d’un panorama exceptionnel du genre, réunissant des collections que l’histoire avait dispersées (entre la BnF et la Bibliothèque royale de Belgique). Le visiteur est invité à découvrir des manuscrits richement enluminés, quelques-uns minuscules, beaucoup de très grand format, présentés avec le soin et la maîtrise habituels à notre Grande Bibliothèque. Il faut être une râleuse et une bigleuse comme moi pour reprocher le faible niveau d’éclairage, apparemment nécessaire à la protection de leurs couleurs… Mais un bon point pour les lutrins électroniques où on peut feuilleter, virtuellement, certains des plus beaux ouvrages, et zoomer à loisir sur les détails.

Portrait de Philippe le Bon par Roger van der Weyden, vers 1450. Musée des Beaux-Arts de Dijon. Image Wikipedia

Les ouvrages exposés, religieux ou profanes, proviennent pour la plupart des collections des ducs de Bourgogne ou de leur entourage. L’un d’eux en particulier, Philippe III dit le Bon (dont le portrait par Roger van der Weyden nous accueille à l’entrée), mit la main sur tous les Pays-Bas méridionaux, qui couvraient alors, d’Ouest en Est, une vaste contrée allant de la Picardie jusqu’au Luxembourg. Il fut, par ambition politique, un mécène actif et commanda nombre de manuscrits, confiés aux meilleurs enlumineurs, recrutés dans tous ses territoires. Il fut imité ou encouragé dans sa passion bibliophile par ses courtisans, et son fils Charles le Téméraire suivit son exemple.

Jean Hayton remet son œuvre « Fleur des histoires d’Orient » à Jean sans Peur. Paris, BNF, Mss, fr. 2810, f. 226. Image BNF

« À partir de 1440, le duc Philippe le Bon cherche à se constituer une principauté autonome du roi de France, en reconstituant l’ancien royaume de Bourgogne. Il rêve également de lancer une croisade contre les Turcs, qui ont pris Constantinople en 1453. Le Banquet du Faisan, tenu à Lille en 1454, est l’occasion de faire prêter aux grands vassaux du duc de Bourgogne le serment de se croiser pour délivrer Constantinople des Turcs. La littérature tient une place de choix dans cette politique et la propagande qu’elle nécessite, qu’il s’agisse de mises en prose de chansons de geste et de romans de chevalerie, de chroniques anciennes ou de créations originales, comme l’Histoire des trois fils de Rois ou la Chronique de Naples que David Aubert copie en 1463 pour Philippe le Bon (Paris, BNF, ms. fr. 92). C’est dans ce contexte que Philippe le Bon et Charles le Téméraire (1467-1477) se tournent presque exclusivement vers les provinces des Pays-Bas méridionaux pour enrichir leur bibliothèque. Ils y recrutent désormais les auteurs, les traducteurs et les copistes, et bien entendu les enlumineurs, même si parmi ceux-ci se glissent quelques artistes originaires de France venus s’installer aux Pays-Bas du Sud, comme Philippe de Mazerolles. » (d’après Thierry Delcourt, texte intégral dans le catalogue de l’exposition – source : site BNF)

Charles le Téméraire rend visite à David Aubert dans son scriptorium. David Aubert, Histoire de Charles Martel, Loyset Liédet, enlumineur. Bruxelles, KBR, ms. 8, f. 7. Image BNF

On peut voir ainsi dans l’exposition un modeste document (non enluminé !) : l’inventaire de la « librairie » (puisque ce mot était utilisé là où nous dirions bibliothèque, au moins jusqu’à la Renaissance) de Philippe le Bon, dressé après sa mort en 1467 et recensant quelque 865 volumes, un nombre considérable à l’époque. Ce genre de document possède le don de m’émouvoir… Ce n’est pas que Philippe le Bon me soit particulièrement sympathique, et d’ailleurs il semble que son surnom ait désigné l’habileté aux armes plutôt que la bonté d’âme. Reste que son ambition et sa politique de communication ont permis de créer des trésors. J’en nommerai quelques-uns, juste pour le plaisir, tous situés entre 1450 et 1490 :

  • Les Chroniques de Froissart, illustrées par Loyset Liédet
  • Barthélemy l’Anglais : Le Livre de la Propriété des Choses (encyclopédie latine), illustré parle Maître d’Antoine de Bourgogne (ce dernier, fils bâtard de Philippe, enragé bibilophile lui aussi)
  • Quinte-Curce : Faits et gestes d’Alexandre, traduits par Vasque de Lucène, illustrés par le Maître de la Chronique d’Angleterre
  • Le Roman de Florimont, illustré par le Maître de Wavrins
  • Henri Suso : L’Horloge de Sapience, illustré par le Maître de Marguerite d’York
  • Un « recueil de textes » de Jehan Miélot, en fait collection de mises en page calligraphiques et de rébus, sorte de catalogue de savoir-faire à l’usage privé de l’enlumineur. Miélot était aussi traducteur, notamment de Cicéron.

Guillebert de Lannoy offrant à Philippe le Bon son traité sur l’art de bien gouverner : Instruction d’un jeune prince. Le Maître du Girart de Roussillon (Dreux Jehan), Bruxelles (?) , vers 1452-1460. Bruxelles, KBR, ms. 10976, f. 2. Image BNF

Tous ces ouvrages répondent à une codification très précise entre la miniature (dont l’auteur veille à varier la place dans la page), la rubrique (sorte de « chapeau » en rouge), la lettrine ornée de début de texte, la bordure comprenant éventuellement des monogrammes, phylactères et autres ornements.

Énormément d’images et d’éléments d’information sur le site dédié de la BnF http://expositions.bnf.fr/flamands/index.htm

Complainte de la puînée

Suite de “Trois personnages
en quête d’identité” (3)

qu’est-ce que je fais là je n’ai pas demandé à y être je ne me souviens pas comment j’y suis arrivée de mon plein gré ou bien contrainte et forcée et puis dans quel but je n’ai rien à dire à tous ces gens ils sont tous supérieurement intelligents éduqués cultivés courtois dotés de bonnes manières et moi rien de tout ça et d’abord pourquoi est-ce qu’on m’a placée dans ce couloir avec sa moquette rouillée et son jardin inaccessible je voudrais qu’on m’explique qu’on me dise qu’on me comprenne mais non ils passent tous le pas léger la démarche allègre dopés par l’adrénaline du savoir et je n’ose pas leur dire attendez regardez-moi je suis là j’existe je reste debout tassée passant d’un pied sur l’autre regardant dans le vide et je me demande à quoi ça aboutira si je dois rester ici l’éternité et un jour ou si ça finira par finir

Photo de l’auteur

La place du milieu

 Suite de “Trois personnages
en quête d’identité” (2)

« Je suis ravie d’être ici, disait la médiane. Vous ne voyez pas avec quelle joie insolente je m’étale ? Ici tout m’appartient, sachez-le bien. Des collections fabuleuses, que tous les pays du monde nous envient…  patiemment amassées par des rois et des présidents, des révolutionnaires et des conservateurs – au double sens du terme, ha ha ha – sans parler de l’innombrable armée des simples employés et bibliothécaires. Si toutefois un bibliothécaire peut être simple : j’en connais qui vont tiquer. Mais en fait tout cela est à moi ! Je pourrais partir avec ! Faire atterrir mon hélicoptère privé dans le jardin intérieur (toujours inaccessible mais peu importe) et embarquer, comme ça me chante, une bible de Gutenberg, des bois gravés par Toulouse-Lautrec, que sais-je encore ? pour les stocker dans mon île, c’est une possibilité. Je vois bien qu’à cette seule perspective les lecteurs tremblent, les bibliothécaires encore plus, et je me délecte de leur terreur anticipée. Mais non, bande de pleutres, je ne vais rien détourner ! Juste me livrer à quelques galopades effrénées, quoique silencieuses, sur cette moquette diaprée dont la teinte rouille se prête à mes ébats. Puis je reviendrai guetter votre arrivée et vous accueillir comme il se doit. »

(Photo de l’auteur)

L’aînée des trois

Suite de « Trois personnages
en quête d’identité »

« Ce n’est pas parce que j’ai une clef papillon sur la nuque que l’on peut me remonter à volonté, disait l’aînée. Je suis ici pour garder l’entrée du palais et c’est parce que je suis l’aînée que vous me devez respect, soumission et obéissance. J’entends que vous vous conformiez à mes exigences sans hésitation ni murmure, sous peine d’expulsion définitive. Car si vous vous retrouvez exclus du temple, petits malins, que croyez-vous devenir ? D’où viendront vos jolies références ? Des perroquets du jardin intérieur, peut-être ? Jardin inaccessible d’ailleurs, alors ne comptez pas sur eux. Vous feriez mieux de m’apporter des douceurs, de me faire des courbettes, et que vos silences soient autant de compliments muets dont je me repaîtrai sans modération. Vous pourriez replier en hâte vos machines électroniques permettant le traitement automatisé des données et autres liseuses qui ne tiennent pas chaud par les soirées d’hiver. Je n’ai pas besoin de vous. Et ils n’ont pas besoin de vous non plus, ceux que je garde, ceux que je conserve à l’abri de vos mains sales et de vos regards perçants. Passez donc votre chemin ; ou si vous voulez vraiment accéder à la zone ultime, sachez que ce sera à vos risques et périls. »

Image : photo de l’auteur

Couleur du temps

Comme il est agréable d’écouter des gens dont l’érudition s’habille de générosité et d’humour… et Michel Pastoureau est de ceux-là. J’étais l’autre jour à la BNF (un exploit compte tenu de la météo, traverser l’esplanade ressemble à une expédition dans la toundra) où il intervenait dans le cadre du cycle « Les cinq sens » organisé en écho à l’exposition Casanova, la passion de la liberté et pour saluer cette figure de « jouisseur » (dixit la BNF). Un débat consacré cette fois à la vue et particulièrement à la couleur, animé par Frédéric Manfrin, le commissaire de l’exposition, et auquel prenait part également le créateur de mode Jean-Charles de Castelbajac.

Watteau : A l'enseigne de Gersaint (détail) - 1720

Pour parler couleur, Michel Pastoureau qui a beaucoup travaillé et publié sur ce sujet (voir par exemple la bibliographie disponible sur le site du CRDP Basse-Normandie) était assurément à son aise. Il sait à merveille entrelacer les éléments techniques, historiques et sociaux qui font évoluer les modes et les pratiques. L’époque de Casanova constitue sous ce rapport une période importante de mutation. Après deux siècles très sombres, « tout s’éclaircit et les tons pastels sont les emblèmes colorés du siècle des Lumières. » Newton découvre la de la décomposition prismatique de la lumière et le spectre des couleurs ; à la même époque, se diffuse la théorie des couleurs primaires et de leurs combinaisons ; parallèlement, la teinturerie fait de grands progrès techniques, ce qui permet d’élargir la palette des couleurs disponibles et de mieux maîtriser leur application. Soit dit en passant, explique Michel Pastoureau, c’est à ce moment que l’on recourt à des importations massives d’indigo : cultivé dans les pays du Nouveau Monde par des esclaves, il revenait moins cher, même compte tenu du transport, que la guède européenne qui avait fait la fortune de l’industrie du pastel à Toulouse (décidément, rien de nouveau sous le soleil, NDLR).

La culture de l'indigo

On en sait beaucoup plus sur l’habillement des gens au 18e siècle que dans les siècles précédents car on dispose de documents beaucoup plus nombreux : inventaires de garde-robes, etc. Il n’y a guère de différenciation entre hommes et femmes sous le rapport de la couleur (que l’on songe à tous ces petits marquis en pourpoint rose, bleu ciel ou jaune paille), davantage selon la classe sociale – pour disposer de teintures stables, il faut en avoir les moyens. Le vert (absent des trois couleurs primaires) est curieusement dévalorisé au 18e siècle ; il n’est guère utilisé ni pour le vêtement, ni pour l’ameublement. Il aura sa revanche sous le 1er Empire et la Restauration. C’est au même moment que « la nature devient verte » en étant plus souvent associée à la végétation : auparavant, la notion de nature appelait plutôt celle des quatre éléments. L’association nature/couleur verte allait s’avérer durable…

Merveilleuses vues par le caricaturiste anglais Cruikshank, 1799

Jean-Charles de Castelbajac donne la réplique en évoquant le pouvoir provocateur des couleurs, le noir du rock and roll (« c’est celui des pirates ! » répond Pastoureau) ou les costumes fluo des Sex Pistols. Comme la mode recycle, indéfiniment, les temps passés, on voit bien que les costumes des Incroyables et Merveilleuses du Directoire ont été la source d’inspiration de la mode anglaise des années 1960 et de son pied-de-nez à l’ordre moral. Un échange s’ensuit où l’historien convoque la symbolique de l’héraldique et du blason, le couturier celle des drapeaux dont il fait collection…

Selon Balthazar Castiglione (ici portraituré par Raphaël), passé un certain âge, un homme ne doit s'habiller qu'en noir. Dixit Castelbajac.

Une dernière information. Les enquêtes d’opinion, depuis une centaine d’années (on a apparemment interrogé les gens dès le début de ces enquêtes sur leurs préférences en matière de couleurs), montrent que pour la moitié des personnes interrogées, le bleu est la couleur favorite et cela, indépendamment du sexe, de l’âge ou de la classe sociale. (Mais moi, je préfère le rouge.) Une donnée curieusement stable à travers tous les bouleversements qu’a pu connaître l’Occident depuis les années 1910…

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Images Wikipedia ; sauf culture de l’indigo = site Voyages virtuels

PS : à visiter, le site Pourpre.com, tout sur la couleur – Ce site propose notamment un dictionnaire de 522 noms de couleurs et un ensemble d’outils en ligne pour manipuler les couleurs.

Casanova créateur de son propre mythe


 Ma vie est ma matière,
ma matière est ma vie

Casanova, Histoire de ma vie

 

Il ne fait aucun doute que Casanova, citoyen vénitien, mais écrivain français par la langue, fait partie de cette génération des pères fondateurs de l’autobiographie moderne, qui a fleuri dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Et c’est bien là un des aspects particuliers de sa personnalité que l’exposition Casanova, la passion de la liberté, proposée actuellement à la Bibliothèque nationale de France, entend nous montrer.

Elle prend en effet pour fil conducteur le manuscrit original de l’Histoire de ma Vie, acquis en 2010 à grands frais – mais grâce à la générosité d’un mécène – par la BnF. Suivant un ordre globalement chronologique, qui est bien celui du récit (à part deux salles consacrées au goût du jeu et aux voyages), chaque séquence s’appuie sur plusieurs pages du manuscrit, classé trésor national. Dès la première salle, on peut aisément déchiffrer ces lignes de la préface : « Mon histoire, devant commencer par le fait le plus reculé que ma mémoire puisse me rappeler, commencera à mon âge de huit ans et quatre mois »…

Aisément, car l’écriture de Casanova est régulière, fluide et semble couler avec aisance. Au fil des pages, très peu de ratures, ni notes ni ajouts dans les marges. Ce qui me fait penser – et qui sera confirmé – que ce manuscrit définitif a été précédé de brouillons. On sait qu’il a en a entrepris l’écriture en 1789 au château de Dux en Bohême, où il avait été engagé comme bibliothécaire du comte de Waldstein. Il avait déjà publié en 1787 le récit d’un épisode bien connu de son existence, Histoire de ma fuite des prisons de la République de Venise qu’on appelle les Plombs.

« L’idée d’écrire son autobiographie a dû germer assez tôt dans l’esprit de Casanova ; il mentionne régulièrement son habitude de noter le soir les événements marquants de la journée », remarque Dirk van der Cruysse. Le Vénitien avait également coutume de raconter sa vie oralement, parfois pendant des heures entières, ce dont témoignent tous les témoins de sa vie. Il le fit ensuite par écrit « non pas par ambition littéraire ou vantardise dogmatique, par repentir ou par une rage de confession tournant à l’exhibitionnisme, [mais] comme un vétéran, à une table d’auberge, la pipe à la bouche, [qui] régale ses auditeurs sans préjugés de quelques aventures salées et même poivrées », note Stefan Zweig dans Trois poètes de leur vie : Stendhal, Casanova, Tolstoï.

Venise au temps de Casanova : le Grand Canal, par Canaletto

Casanova puise ses souvenirs dans des petits carnets qu’il nomme ses « capitulaires », ainsi que dans ses lettres et documents qu’il conserve dans ses malles. Ceux-ci ne sont pas parvenus jusqu’à notre époque, et même ses brouillons sont rares, aujourd’hui conservés aux archives d’État de Prague. Casanova écrit de manière méthodique, chaque chapitre répondant à un plan précis. Il dresse des listes de noms, avec parfois de courts commentaires. Marie-Laure Prévost, commissaire de l’exposition, signale que « l’une de ces listes, sur trois colonnes, donne l’impression d’une distribution de rôles en tête d’une pièce de théâtre, quelques mots complétant l’ensemble, comme pour camper la scène ou situer tel acteur dans le temps et dans l’espace. »

Jean-Marc Nattier : Portrait de Manon Balletti, 1757

Chaque salle s’agrémente d’une saynète en ombres chinoises. Une belle scénographie révèle, entre des murs peints d’un violet foncé épiscopal, des objets et images d’époque – comme le superbe plan de Venise de Lodovico Ughi, tracé vers 1729 – et de nombreux tableaux de Guardi, Canaletto, Longhi, Billa, ainsi que du frère de Casanova, Francesco, qui était peintre. Pour la période parisienne, ce sont des tableaux de Nattier : Madame Henriette de France jouant de la viole de basse et ce Portrait de Manon Balletti, une ravissante jeune fille aux joues roses, actrice qui fut l’une des amantes du beau Giacomo.

L’exposition fait également place aux rencontres de personnages célèbres faites par Casanova durant ses séjours à Paris, essentiellement de 1750 à 1752 et de 1757 à 1759, et elles sont nombreuses : Voltaire, d’Alembert, Crébillon, Farinelli (le castrat), Madame de Pompadour, Fontenelle, Choiseul, le Chevalier d’Éon, Cagliostro, le comte de Saint-Germain… Mais il n’apprécie guère Jean-Jacques Rousseau, auquel il rend visite à Montmorency en compagnie de son amie, la vieille marquise d’Urfé : « Nous trouvâmes un homme d’un maintien simple et modeste, qui raisonnait juste, mais qui ne se distinguait au reste ni par sa personne ni par son esprit. »

A travers toutes ces évocations, on parvient à un portrait beaucoup plus nuancé que l’image traditionnelle de Casanova, souvent limitée à son profil de séducteur et d’aventurier. « On croit savoir qui est Casanova. On se trompe », affirme Philippe Sollers dans son Casanova l’admirable. Pour lui, le Vénitien est avant tout un écrivain. « On ne veut surtout pas qu’il ait lui-même écrit sa vie, ni qu’elle soit magnifiquement lisible ».

Il n’y a d’ailleurs pas si longtemps que la critique a commencé à s’intéresser à son discours autobiographique en tant que tel et non pas seulement à l’historicité des faits qu’il rapportait. Il y a assurément beaucoup à gagner de ce côté, à la lecture de celui qui, lui aussi, a prétendu se peindre « dans toute la vérité de la nature » : « Pour captiver le suffrage de tout le monde, j’ai cru de devoir me montrer avec toutes mes faiblesses, tel que je me suis trouvé moi-même, en parvenant par là à me connaître ; j’ai reconnu dans mon épouvantable situation mes égarements, et j’ai trouvé des raisons pour me les pardonner ; ayant besoin de la même indulgence de la part de ceux qui me liront, je n’ai rien voulu leur cacher, car je préfère un jugement fondé sur la vérité, et qui me condamne, à un qui pourrait m’être favorable fondé sur le faux. »

Portrait de Casanova, gravure de Christian Friedrich Boetius d’après Anton Raphael Mengs, vers 1760

Casanova, la passion de la liberté
Bibliothèque nationale de France
(site François Mitterrand)
jusqu’au 19 février 2012
Exposition virtuelle

Images BnF et Wikipedia

PS le 24/12/11 : Pas lu mais qui semble intéressant : Lydia Flem, Casanova, l’homme qui aimait vraiment les femmes, aux éditions du Seuil.