Il est des recoins fort étranges dans mes bois,
muets et vigilants vers la fin du jour,
où seule la raison de ceux qui ont traversé les folles épreuves
de notre siècle est capable de s’orienter.
Anatoli Kim
Je viens de lire un livre d’une puissance peu commune. Comment je suis tombée sur ce roman, Notre père la forêt (éd. Jacqueline Chambon, 1996), n’est pas exactement le fait du hasard, mais ce n’est pas ici le lieu ni le moment d’en parler. Toujours est-il qu’en ouvrant ce livre, je ne savais strictement rien de son auteur, Anatoli Kim, écrivain russe d’origine coréenne (et maintenant pas grand-chose de plus, comme on le verra ci-dessous).
Le titre du livre en est le fil conducteur. Le Père-Forêt, comme il est désigné dans le corps du roman, représente une sorte d’incarnation invisible d’un démiurge universel, dont la présence se manifeste par la forêt. Dans cet univers, les hommes et les arbres sont intimement liés, appartiennent à la même lignée : « Vous êtes né au monde en tant qu’humain uniquement parce qu’un jour quelque part un homme est tombé. Et vous êtes sans le savoir le descendant direct de cet arbre, car le moment de sa mort coïncide avec celui de votre naissance. » Ainsi, comme le dit d’un des personnages, « chacun de nous est la chair et le sang du Père-Forêt, de ce grand Bois universel qui nous entoure. Il est le premier des vivants à s’être dressé au-dessus du sol. Et si l’on reconstitue mentalement la chaîne de l’évolution, chaque être humain a été un arbre par le passé et se trouve donc porteur de ses lois et de sa morale. »
Ce lien si fort et si particulier, Kim l’illustre par l’évocation, plutôt que l’histoire, d’une famille de propriétaires terriens, qui s’étend sur l’ensemble du vingtième siècle : essentiellement, le grand-père Nikolaï Touraev, ermite et philosophe, son fils Stepan, survivant de la 2e guerre mondiale et des camps de prisonniers, et son petit-fils Gleb, chercheur scientifique à l’origine d’une découverte effrayante, celle d’une nouvelle « arme absolue ». Mais sur cette base, il ne faut pas imaginer une grande saga remplie de péripéties bien circonstanciées. On a affaire à tout autre chose, une sorte d’écriture polyphonique où les temps se confondent, où l’on passe insensiblement, à travers les parties de narration à la première personne, d’un personnage à l’autre sans qu’il soit toujours possible de les identifier. Et cela d’autant plus aisément que, malgré les différences de personnalité et d’époque, les Touraev sont sujets à certaines obsessions caractéristiques qu’ils ont en commun, telles que « l’émotion de la solitude absolue » : « Ce trait de la conscience, héréditaire et qu’on pourrait qualifier de fatal, obligeait chacun des Touraev à fuir la société des hommes pour l’isolement de la campagne et des bois ». C’est ce que Kim appelle aussi « le moi solitude », qu’il décrit avec une acuité remarquable. Ils sont aussi habités par la tentation du suicide, un suicide plus inspiré par la conscience de l’absurdité totale de l’existence que par des événements de leur vie.
Ainsi la narration noue et renoue les fils entrecroisés de ces existences et de leurs thèmes obsessionnels à travers un siècle de bruit et de fureur, où s’imbriquent les récits évoquant les souffrances de tant d’êtres humains, notamment dans les camps de prisonniers, Russes prisonniers des Allemands, Allemands prisonniers des Russes, Russes prisonniers des Tatars, récits d’une grande précision et souvent d’une grande crudité, habitant notamment le souvenir de Stepan, qui a traversé toutes ces vicissitudes pour devenir finalement garde-forestier. En parallèle, ces souffrances sont aussi celles de Déméter, la terre-mère abandonnée par les paysans pour être labourée désormais par des machines dans les grands sovkhozes mis en place après la Révolution de 1917.
La révélation du lien entre les hommes et la forêt constitue leur seule planche de salut. Sur le point de se noyer dans la rivière en crue, Stepan en fait l’expérience : « C’est alors qu’il aperçut les troncs gigantesques du grand Bois dont les sommets s’ancraient dans le ciel et il comprit que sa petite vie, si près de finir, n’était qu’une parcelle, un épiphénomène de la Forêt universelle. Et aussitôt, la peur de mourir le quitta, il fit un pas vers ce qui n’était plus en cet instant le salut de son être apeuré, mais la continuité de l’un des arbres du bois. »
Mais la posture de la Forêt à l’égard des humains est celle d’une vertigineuse indifférence. « Quand les hommes se multiplient », dit le Père-Forêt, « le nombre d’arbres de la forêt terrestre diminue, et au contraire, quand les hommes meurent par nations entières, mon peuple vert croît et envahit lentement les champs désertés. Je n’ai pas à choisir entre eux, tous mes enfants sont égaux à mes yeux, qu’ils soient confères, feuillus, mathématiciens, turkmènes ou surréalistes. »
Le roman n’est pas situé géographiquement de manière précise, mais il y est question de la forêt de la Mechtchera, qui est située dans une plaine marécageuse aux confins de trois régions, celles de Moscou, de Vladimir et de Riazan, et dans le bassin de la rivière Oka, affluent de la Volga. Dans cette forêt, Nikolaï, Stepan et Gleb Touraev se montrent tous trois attachés à un arbre particulier, un pin au tronc dédoublé « en forme de lyre » ; on apprendra plus tard l’origine et la signification de ce lien.
J’ai quelques réserves sur la fin du livre, qui débouche sur une sorte d’hypothèse de rédemption grâce à un second avènement annoncé du Christ. Mais cela n’enlève rien à la puissance et à la profondeur de l’ensemble, qui nous emporte dans une vision panthéiste, inspirée, et en même temps ancrée dans une réalité tout à fait précise.
On sait assez peu de choses sur Anatoli Kim (très peu de références sur lnternet, et celles qui existent sont souvent en russe) auteur russe dont quatre livres ont été publiés en français aux éditions Jacqueline Chambon. Il est né en 1937 (d’autres disent 1939), dans un village du sud Kazakhstan, fils d’un père coréen dont la famille avait immigré en Russie en 1908 et d’une mère russe. En 1948, sa famille s’est installée dans l’île de Sakhaline (chère à Tchekhov), à l’extrême Est de l’URSS. Après ses années de lycée à Sakhaline et des études d’art plastique à Moscou, il opte pour la littérature. Il semble qu’il ait travaillé aussi comme scénariste. Certaines références le classent dans les auteurs de science-fiction, catégorie à laquelle semble se rattacher son roman L’Écureuil. Quoi qu’il en soit, un auteur à découvrir.
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image forêt russe : 123RF
Ce livre a l’air fascinant. As-tu vu le dossier sur « l’appel de la forêt » dans la dernier Télérama ? Un article y est consacré à Thoreau et à son « Walden ou la vie dans les bois ».
Oui, bien sûr, je l’ai vu ! Plein de choses intéressantes. Merci quand même pour le tuyau.
Il y a des critiques qui vous convainquent de continuer à admirer un ouvrage à bonne distance, et d’autres qui vous murmurent « ce livre-là est pour toi! »…
… devinez dans quelle catégorie je classe ce billet? Tous les thèmes que vous recensez dans ce livre me parlent: ce sera sûrement une de mes prochaines lectures.
De plus, je viens seulement de découvrir le catalogue des éditions Jacqueline Chambon, que je ne connaissais pas: on dirait qu’il s’y trouve des perles!
Merci Tororo ! Il n’y a rien qui me fasse autant plaisir, sur ce blog, que de constater que j’ai pu inciter des gens à découvrir des livres, des films, des tableaux…
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