Au commencement était Giotto

Au Louvre pour l’exposition « Giotto e compagni » (qu’on a tendance, irrésistiblement, à écrire Giotto et compagnie), dans la petite salle de la chapelle.

Exposition petite en nombre d’œuvres (une trentaine), grande en impact. Il est vrai que Giotto ayant peint essentiellement des fresques, la quantité d’œuvres que l’on pouvait faire venir était nécessairement limitée. Je n’ai pas eu la chance, jusqu’ici, d’en voir sur place – à Assise, à Padoue – mais je ne désespère pas, il faut toujours retourner en Italie. En attendant, une belle initiation à se donner au Louvre.

Quelques mots d’introduction sur le site du musée :

Loué par ses contemporains, Dante, Pétrarque et Boccace, admiré par Léonard de Vinci et copié par Michel-Ange, Giotto di Bondone (vers 1267-1337) a été perçu au fil des siècles comme l’auteur d’une révolution picturale sans précédent depuis l’Antiquité.
Cette mutation radicale n’est pas seulement d’ordre stylistique, elle s’explique aussi par une attitude différente vis-à-vis du monde sensible que l’artiste entend restituer dans sa diversité et sa réalité tridimensionnelle.
La carrière itinérante du peintre, qui l’a mené de Florence, où se déroulera l’essentiel de sa carrière, jusqu’à Milan, en passant par Assise, Rimini, Padoue, Rome, Naples et peut-être même Avignon, a provoqué une véritable onde de choc dans toute la péninsule italienne et, plus tard, en Europe. La renommée de Giotto fut si grande, les commandes si nombreuses que, dès les années 1290, le peintre fait travailler des compagni – des assistants – dont certains le suivront dans ses diverses pérégrinations, tandis que d’autres, recrutés localement, à Naples par exemple, contribueront, après son départ, à l’éclosion de foyers artistiques autonomes.

Dieu le Père en majesté, vers 1303-05. Padoue, Musei Civici, chapelle des Scrovegni.  © Musei Civici

Dieu le Père en majesté, vers 1303-05.
Padoue, Musei Civici, chapelle des Scrovegni.
© Musei Civici

Le premier tableau qui m’a retenue est ce Dieu le Père en majesté. Qu’on me pardonne le mot, mécréante que je suis, mais c’est une pirouette que de le représenter  « sous les traits du Christ, conformément à la tradition médiévale », comme le dit le cartouche. « Le visible dans le Père, c’est le Fils », disait, parait-il, saint Irénée. (Saint Irénée dont le nom me rappelle invariablement la lecture d’Alphonse Daudet, Lettres de mon moulin, dans le conte intitulé Les Vieux : « Au bout du couloir, sur la gauche, par une porte entr’ouverte on entendait le tic tac d’une grosse horloge et une voix d’enfant, mais d’enfant à l’école, qui lisait en s’arrêtant à chaque syllabe : – Alors saint Irénée s’écria : Je suis le froment du Seigneur. Il faut que je sois moulu par la dent de ces animaux. » Mais je m’égare…) Ce fils qui remplace son père a un visage assez oriental, des yeux en amande, l’air légèrement rêveur, une tunique d’un blanc laiteux. Le bas de cette tunique s’effiloche, lui donnant une allure quelque peu fantomatique.

Saint Étienne, vers 1320-25. Florence, Musée Fondation Horne. Image Wikipedia, DR

Saint Étienne, vers 1320-25.
Florence, Musée Fondation Horne.
Image Wikipedia, DR

Saint Étienne a un visage fin, avec les mêmes yeux en amande, très similaire à celui du Saint Laurent également exposé. Il porte une sorte de chasuble blanche à beaux plis, rehaussée de parements brodés de rouge, vert, noir et or à motifs géométriques. J’apprends que cette sorte de vêtement de chœur, en forme de croix avec des manches courtes, s’appelle une dalmatique. Saint Etienne tient en main un livre couvert d’un tissu rouge vif, presque vermillon. Je vais revenir sur cette couleur.

La Crucifixion de 1330, tableau appartenant au Louvre. Un grand tableau presque carré. Deux choses me frappent. L’une, c’est le nombre de plans successifs : au premier plan, les spectateurs du martyre, au deuxième, les officiers romains à cheval, au troisième, le Christ entre les deux larrons, au quatrième, une série de montagnes sombres et pointues, au cinquième enfin, un vaste ciel bleu de Prusse. Ensuite, ce que je remarque, ce sont les taches de couleur rouge vif formées par plusieurs costumes, écus tenus par les cavaliers et oriflammes. Alors que les couleurs des autres tableaux sont généralement douces et nuancées, ce rouge est éclatant. Il l’est même tellement que je renonce à afficher une image de ce tableau, qui ne lui rendrait pas justice.

Stigmatisation de saint François d’Assise, vers 1298. Louvre. © 2007 Musée du Louvre / Angèle Dequier

Stigmatisation de saint François d’Assise, vers 1298. Louvre. © 2007 Musée du Louvre / Angèle Dequier

Enfin à l’entrée de la salle, mais je l’ai gardé pour la fin, dans la visite comme dans cette note, le grand panneau de la Stigmatisation de saint François d’Assise. Du Christ-oiseau voletant au-dessus du saint qui a mis un genou à terre, viennent des rayons lumineux qui relient directement les pieds et mains du Christ à ceux de François. L’affiche de l’exposition, où l’on voit le saint nourrir tout un peuple d’oiseaux bien sages, est tirée des trois petits tableaux de la prédelle.

En complément : Giotto le premier artiste, un bel article d’Olivier Cena.

 

Entré vivant dans la légende

 Alexandre est sans doute
le premier homme d’
État
à avoir pensé planétairement…
René Grousset

Je suis allée au Louvre voir l’exposition « Au royaume d’Alexandre le Grand – La Macédoine antique », un peu par réflexe, parce que je vais un peu par principe voir tout ce que je peux qui se rapporte de près ou de loin à la Grèce. Je m’intéresse par contre bien peu aux conquérants, aux campagnes militaires et aux batailles. Mais avec Alexandre le Grand – que les Grecs appellent « Megalexandros », comme on dit en français « Charlemagne » – c’est un peu différent.

Marbre, œuvre hellénistique, IIe-Ier siècles av. J.-C. British Museum, source Wikipedia

Dès l’entrée, on est fasciné par la couronne de feuilles de chêne en or qui semble surgir des ténèbres. L’exposition présente de nombreuses pièces rares provenant du Musée archéologique de Thessalonique, où elles ont été rapportées du site archéologique de Vergina (l’ancienne cité d’Aigai, capitale de la Macédoine). Le site de Vergina semble un rêve d’archéologue, une nécropole inviolée recélant des pièces exceptionnelles. Il avait d’abord été exploré dans les années 1860 par une mission française dirigée par l’archéologue Léon Heuzey, mais c’est au Grec Manólis Andrónikos que revient, en 1977, le mérite de la découverte. (Pour la petite histoire, Heuzey est réputé avoir fourni à Flaubert une partie de la documentation sur l’Antiquité destinée à l’écriture de Salammbô).

Ce qui me semble spécifique à Alexandre, c’est la manière dont ce personnage est véritablement entré vivant dans la légende, et comment cette légende a continué à travers les siècles à évoluer, croître et embellir. On connaît les péripéties de la vie d’Alexandre et son grand périple de conquêtes, mais on oublie facilement qu’il ne reste que très peu de documents de première main : seulement quelques inscriptions sur des pierres dans des cités d’Europe et d’Asie. Les cinq principaux historiens qui en ont donné des récits, Arrien, Diodore de Sicile et Plutarque en grec, Quinte-Curce et Justin en latin, les ont écrits plusieurs siècles après la disparition d’Alexandre.

Par la suite, c’est surtout à partir du Roman d’Alexandredu Pseudo-Callisthène (un auteur égyptien ou grec d’Égypte du IIe siècle ou IIIe siècle. Les historiographes l’ont appelé ainsi parce qu’il voulait se faire passer pour Callisthène, le contemporain et biographe d’Alexandre le Grand dont furent perdues les chroniques) que vont se développer la plupart des innombrables légendes, vies, romans, histoires ou exploits d’Alexandre le Grand qui se multiplieront, à partir du Ve siècle. (On peut voir sur le site de la BNF le manuscrit du Roman d’Alexandre réalisé au milieu du XVe siècle pour le duc de Bourgogne Philippe le Bon).

Un historien moderne constate (ou déplore ?) l’« énorme fatras » des ouvrages consacrés à Alexandre. Hagiographies, visions apologétiques, panégyriques… Ces livres fonctionnent sur le caractère proprement mythique du personnage, à commencer par ses origines, ce que lui-même avait cultivé, et brodent ad libitum en y greffant des épisodes fictifs tels que combats contre des monstres mythiques, rencontres avec d’autres personnages célèbres (pas forcément ses contemporains), voyages à des lieux où il n’a jamais mis les pieds (à Rome ou en Angleterre) et même l’exploration sous-marine dans une sorte de tonneau de verre. Même son cheval, Bucéphale, est devenu légendaire ! La peinture s’est emparée de la légende, et quand son temps fut venu, le cinéma en a fait autant.

Sébastien Bourdon, Auguste devant le tombeau d’Alexandre

 

Il faut dire que de son vivant, Alexandre a tout fait pour parvenir à ce statut exceptionnel. Selon Plutarque, Alexandre prétendait descendre, par son père Philippe II de Macédoine, de Téménos d’Argos, lui-même descendant d’Héraclès, fils de Zeus — et par sa mère, Olympias, il affirmait descendre de Néoptolème, fils d’Achille. En 331 av. JC, ayant conquis l’Égypte et s’étant fait proclamer pharaon, il se rend dans l’oasis de Siwa où il rencontre l’oracle d’Ammon qui – selon Alexandre, entré seul dans le temple – le confirme comme descendant direct du dieu (assimilé par la suite à Zeus). « Il ne conquiert pas sa divinité : elle se dévoile peu à peu », écrit Michel Cazenave. « On ne peut comprendre Alexandre si on n’entend pas en même temps qu’à travers son destin, c’est un nouveau visage du sacré qui se force ainsi sa voie, – qui va des dieux vers les hommes, – et inversement, bien sûr, une nouvelle appréhension du règne des dieux par les hommes qui se fraie son chemin. » « Même s’il ne crut pas vraiment à cette origine, et se contenta d’utiliser à des fins politiques une adoration et une vénération populaires qui le servaient, l’équivoque fut suffisante, de son vivant, pour que toute sa personne, ses actes, ses paroles en soient auréolées de mystère », souligne Jacques Lacarrière.

O Megalexandros par le peintre grec Theophilos

Très soucieux de son image, Alexandre emmène avec lui dans ses expéditions des chroniqueurs chargés de raconter ensuite les hauts faits de la conquête, tout comme un chef d’Etat aujourd’hui trimballe dans sa suite les dircom et les attachés de presse auxquels il appartient de répandre la bonne parole. L’histoire a conservé le nom de ceux d’Alexandre : son ami Ptolémée (qui deviendra roi d’Égypte à la mort du conquérant), mais aussi Callisthène (le vrai, neveu d’Aristote, et ce dernier avait été le précepteur d’Alexandre), Anaximène, Onésicritos, Polyclète, Aristobule, Marsyas. Il fait frapper des monnaies à son effigie. Il fonde des villes nommées Alexandrie : si celle d’Égypte est la plus connue, il en aurait existé jusqu’à 70, la dernière étant la cité d’Alexandria Eskhate (c’est-à-dire « Alexandrie la plus lointaine ») sur les bords du fleuve Syr Daria, au Tadjikistan, aujourd’hui dénommée Khodjent.

Il reste ainsi tout au long de l’Antiquité, et au-delà, non seulement l’incarnation du conquérant victorieux, resté invaincu sur les champs de bataille tout au long de sa vie, mais aussi une figure mythique qui se prête à la construction d’une légende. Les Romains lui avaient voué un culte, et sa notoriété a persisté dans les régions conquises, où l’on a reconnu des peuples afghans au XIXe siècle vénérant « Iskandar » (variante orientale du nom d’Alexandre). Le concept de roi de droit divin, qui existait aussi à Sumer, dans l’union du monarque avec la déesse Ishtar, a persisté dans les rites d’avènement des rois d’Irlande au Moyen Age.

Si Alexandre le Grand ressemblait un tant soit peu à ce que suggèrent ses effigies (dont les têtes sculptées figurant dans l’exposition), il ne devait pas passer inaperçu. Bel homme, le bougre ! De plus, il avait semble-t-il les yeux vairons : un bleu, un marron. Comme David Bowie, qui n’est pas exactement l’homme le plus laid au monde.

Tête de l'« Alexandre Rondanini », glyptothèque de Munich. Image Wikipedia

Quoi qu’il en soit, la légende une fois établie a prospéré et ne peut plus être dissociée d’une vérité historique invérifiable. « En histoire, ce que les gens ont cru compte souvent tout autant que la réalité des faits », rappelle Michel Cazenave. Et la réalité d’Alexandre n’est pas seulement dans le mythe initial, mais aussi « dans la florescence autonome de ce mythe au-delà de son trépas, dans l’écoulement des siècles ». Son impact ne s’est pas dissipé de nos jours. « Comme le montre tout récemment [NDLR : ceci est écrit en 2004] la reprise, ou la poursuite, de la polémique entre Skopje et Thessalonique à propos du film Alexandre d’Oliver Stone, il n’est guère d’autre homme célèbre de l’Antiquité dont l’étude ait été plus influencée par des préoccupations de politique contemporaine », note Pierre Briant. On n’en a pas encore fini avec Alexandre…

Alexandre vu par le théâtre d'ombres grec (Karaghiozis)

La documentation sur Alexandre le Grand est évidemment immense. Je signalerai juste deux sites, celui de François-Xavier de Villemagne (d’où provient la carte des conquêtes) et le site de Michel Eloy Peplums avec un important dossier à propos du film d’Oliver Stone, une mine d’informations et d’analyses.

Papiers à dessein

 

 

Thème mineur ? je ne crois pas. L’exposition que propose le musée du Louvre (jusqu’au 5 septembre 2011) sous le titre Le papier à l’œuvre éclaire un aspect essentiel du travail des artistes. A travers une soixantaine d’œuvres s’étendant sur six siècles, elle vise à montrer à quel point le papier est un acteur à part entière du dessin.

Située dans la salle de la Chapelle, au premier étage de l’aile Sully (un espace un peu restreint pour le nombre d’œuvres exposées – c’est souvent le problème dans les musées français), l’exposition est organisée en cinq ensembles thématiques.

L'un des dessins les plus anciens de cette expo : il est de Pisanello

  • Le premier ensemble s’attache aux papiers de couleur : papier rose, avec des œuvres de Botticelli, Degas ou Robert Barry ; papier bleu (Jan de Cock, Lavinia Fontana), papier noir (Pierrette Bloch), ainsi que des huiles sur papier (Vleughels, Michallon, Simon Hantaï).
  • Le deuxième propose une promenade à travers les manipulations du papier : agrandir (feuille composite de Rubens), structurer (composition rassemblant des fragments de dessins chez Ingres), cacher (repentirs de Jean Dubois). Un type de procédés qui se développe fortement au début du XXe siècle : papiers collés de Braque et de Picasso, gouaches découpées de Matisse…
  • Le troisième confronte les deux cas extrêmes : papiers choisis pour les effets qu’ils permettent ou fabriqués à la demande des artistes (comme le papier spécial pour aquarelle utilisé par Cézanne), et papiers récupérés au hasard de la nécessité, comme le verso d’une gravure coupée ou un morceau de carte à jouer – ou, pour Giacometti, la couverture d’un numéro des Temps Modernes.
  • Le quatrième ensemble est consacré aux papiers transparents et de report, au travail avec et sur le calque, à travers des œuvres de Le Brun, Henri Edmond Cross ou Pierre Buraglio.
  • Enfin, la dernière partie présente principalement des œuvres du XXe siècle, qui prennent davantage en compte le papier en tant que matériau : Jean Arp, Jacques Villeglé, François Rouan, Claude Viallat, Eduardo Chillida, Christian Jaccard, Miquel Barceló. D’un côté, des œuvres glorifiant la beauté du matériau, de l’autre des pièces le montrant mutilé ou en partie détruit.

On découvre un autoportrait de Baudelaire, que celui-ci a « détouré » et collé sur une autre feuille, puis annoté de critiques.

Sans surprise, l’exposition bénéficie du soutien de la papeterie Canson. D’ailleurs, elle est introduite et clôturée par deux œuvres réalisées sur papier Canson – le Nu bleu IV de Matisse et Combustion, mèche noire et traces de brûlures sur papier Canson II de Jaccard –mettant à l’honneur quelques papiers fameux de la marque, tels que le papier Ingres ou le papier Montval. (La manufacture Canson est issue de la papeterie Montgolfier créée en… 1557 et porte le nom de Canson depuis 1801 à la suite d’une transmission de père à gendre).

Deux visiteuses inconnues devant "Le blanc c'est la nuit"

C’est aussi sur papier Montval qu’a été réalisée l’œuvre (intitulée Le blanc c’est la nuit) de l’artiste contemporaine Dominique de Beir exposée à l’extérieur de la salle, en face de l’entrée de l’exposition. « L’outil choisi et l’action qu’il entraîne sont inextricablement liés au support, la surface qui reçoit les impacts semble attendre un type de coup précis », explique l’artiste. Pour ce papier Montval blanc 300 grammes, l’outil utilisé est « un poinçon à pointe triangulaire qui peut évoquer un caractère d’écriture cunéiforme. (…) Le soleil éclaire par percée le blanc du papier et la lumière se pose au recto comme au verso diffusant halos et reflets. »

On peut lire :

la présentation sur le site du musée du Louvre

celle de la papeterie Canson

l’article du Divan fumoir bohémien.

Histoire de râler : catalogue très beau, mais trop cher, trop lourd… et rien d’autre n’est disponible (genre Petit Journal…)

Trois peintres vénitiens (et quelques autres)

Map_of_Venice,_15th_century

Carte de Venise au XVe siècle par Erhardum Reüwich de Trajecto et Bernhard von Breydenbach

Cette fois, j’ai dû ouvrir mon coffre à adjectifs et en tirer les plus rutilants, pour arriver à qualifier les tableaux de cette exposition : Rivalités à Venise (c’est au Louvre jusqu’au 4 janvier 2010). J’ai en trouvé plein :

admirable, beau, bellissime, brillant, divin, éblouissant, éclatant, étincelant, étonnant, étourdissant, fabuleux, fantastique, fastueux, flamboyant, fulgurant, glorieux, lumineux, luxueux, magnifique, merveilleux, paradisiaque, pompeux, prestigieux, resplendissant, riche, royal, remarquable, sensationnel, somptueux, sublime, superbe, splendide, triomphal.

De quoi simplement commencer à avoir un début d’idée de la splendeur de ce qui nous est proposé. Dans la Venise des années 1540 à 1590, trois géants de la peinture, Titien, Tintoret, Véronèse, s’affrontent dans des combats picturaux. Pour les situer un peu (extraits du site de l’expo) :

Titien_Venus-au-miroir_Washington

Titien, Vénus au miroir (vers 1555). Washington, National Gallery of Art

  • Titien (Tiziano Vecellio), né vers 1490 à Pieve di Cadore, dans les Dolomites, s’est formé à Venise auprès des Bellini et de Giorgione. Il acquiert rapidement une grande renommée dès 1520 à Venise et rapidement dans toute l’Italie et en Europe.
  •  

  • Tintoret (Jacopo Robusti) est né à Venise vers 1518. Trente années le séparent de Titien, qui aurait été quelques temps son maître. Une forte antipathie semble s’être installée entre eux et de nombreuses commandes ou promesses de commandes apparaissent comme des tentatives pour surpasser ou bloquer l’autre.
  •  

  • Véronèse (Paolo Caliari) naît en 1528 à Vérone. Il s’installe à Venise dans les années 1550 et reçoit très vite de très nombreuses commandes émanant d’églises ou du Palais Ducal, faisant ainsi de l’ombre à Tintoret. Il semble qu’il soit devenu le protégé de Titien, voire son pion dans sa rivalité avec Tintoret.
  • Ces trois peintres vont se côtoyer pendant plus de trente ans, et après la mort de Titien en 1576, les deux autres se confronteront encore pendant une douzaine d’années. Mais s’ils sont rivaux, ils s’influencent, s’inspirent. Ils ont énormément contribué au renouvellement de leur art : utilisation de l’huile sur toile, accent mis sur la couleur de préférence au dessin, émergence du tableau de chevalet qui transforme non seulement la peinture vénitienne mais la peinture européenne toute entière.

    Les Vénitiens ont un réel engouement pour les portraits d’artistes et nombreux sont les collectionneurs et artistes eux-mêmes qui passent commande pour des portraits de peintres, de sculpteurs et d’architectes. Les peintres ont majoritairement préféré être les auteurs de leur propre représentation, occasion d’une autocélébration ou d’une réflexion intime.

    Veronese_Iseppo_Uffizi

    Véronèse, Iseppo da Porto avec son fils Adriano (vers 1551). Florence, Galerie des Offices.

    J’ai retrouvé ici un portrait de Véronèse que j’avais beaucoup admiré au musée du Luxembourg en décembre 2004 (je n’ai pas une mémoire si précise mais j’ai conservé des traces de mon ancien blog, Sablier) : Iseppo da Porto avec son fils Adriano – une pose très naturelle de l’enfant qui s’accroche des deux mains au bras de son père – tous les deux en pelisse bordée de fourrures.

    Des trois, c’est sans doute Véronèse que j’apprécie le plus, son usage de la couleur me semble incomparable. De plus, le personnage a des côtés fort sympathiques. Jugez plutôt : En 1573, Véronèse défie le tribunal de l’Inquisition qui lui reproche des libertés prises par rapport aux textes saints dans une Cène (on lui reproche d’avoir ajouté à l’épisode religieux quantité de personnages secondaires et anecdotiques, dont un perroquet et deux hallebardiers, l’un ivre et l’autre saignant du nez.)

    Voici comment Philippe Sollers, grand Vénitien devant l’Eternel, raconte l’affaire dans son Dictionnaire amoureux de Venise : « L’Inquisition feint de s’inquiéter (à Venise, il faut vraiment insister pour qu’elle vous poursuive). Que fait ce Christ dans une telle atmosphère de luxe, de dépense, de richesse étalée ? N’y a-t-il pas là, pêle-mêle, des nains, des Noirs, des singes, des perroquets ? La Palestine connaissait-elle Palladio ? Que veut Véronèse avec ces pitreries blasphématoires ? Réponse de l’artiste : « Nous autres peintres, nous prenons les licences que prennent les poètes et les fous. » L’affaire est vite réglée : il suffit de changer de titre. Et voilà pourquoi nous admirons cette énormité voluptueuse et agitée qui s’appelle Le Repas chez Lévi. […] »

    schiavone

    Schiavone, Jupiter et Callisto (vers 1550)

    A part les trois grands peintres précités, d’autres encore sont présents dans l’exposition, et suffiraient presque à son intérêt. J’ai notamment apprécié Schiavone (Andrea Meldolla ou Andrija Medulić, dit Andrea Schiavone ou Lo Schiavone[1]) peintre et graveur italien « maniériste[2] » de l’école vénitienne et d’ailleurs influencé par Véronèse. Regardez ce petit tableau de la série montrant l’histoire de Jupiter et Callisto. Ne dirait-on pas que les personnages sont en train de danser ?

    Lumières, dorures, draperies, fastes et éclats, chairs et chevelures, plaisirs sensuels, une fête pour les yeux que cette Venise.

    Images

    Carte de Venise au XVe siècle : source Wikipedia

    Toutes les autres images : site du Louvre

     


    [1] C’est-à-dire « le Slave », parce qu’il était originaire de Dalmatie.

     

    [2] Le maniérisme, aussi nommé Renaissance tardive, est un mouvement artistique de la période de la Renaissance allant de 1520 (mort de Raphaël) à 1580. Il constitue une réaction face aux conventions artistiques de la Haute Renaissance, réaction amorcée par le sac de Rome de 1527 (par les troupes de Charles-Quint) qui ébranla l’idéal humaniste de la Renaissance. Le terme « maniérisme » vient de l’italien manierismo (de l’expression bella maniera), dans le sens de touche caractéristique d’un peintre en opposition avec la règle d’imitation de la nature. Le maniérisme se caractérise en outre comme un art de répertoire, où les artistes puisent chez Raphaël ou Michel-Ange des formules pour définir leur vocabulaire spécifique. C’est donc un jeu artistique de l’emprunt, mais aussi un jeu de codes et de symboles souvent troubles. Il s’adresse ainsi aux lettrés de l’époque, en multipliant les allusions et les citations, au risque de brouiller le sens des œuvres.

    Portes d’accès à d’autres univers


    « Que s’ouvrent les passages ! »
    Textes des Sarcophages, chapitre 106

    Mercredi au Louvre pour voir l’exposition « Les Portes du Ciel : visions du monde dans l’Egypte ancienne », qui est dans ses derniers jours. Par chance, pas trop d’affluence.

    Stèle de la dame Tapéret - Xe ou IXe siècle av. JC - © Musée du Louvre/C. Décamps

    Stèle de la dame Tapéret - Xe ou IXe siècle av. JC - © Musée du Louvre/C. Décamps

    Extraits du site du Louvre :

    Les « portes du ciel » désignent dans la langue des anciens Egyptiens les portes qui fermaient le meuble sacré abritant la statue de la divinité. Leur ouverture met en contact le monde des hommes et celui des dieux. Elle permet à l’Univers de se perpétuer en renouvelant le processus de la création et donne aux hommes à voir une image d’une réalité ineffable. Leur fermeture est le prélude à une renaissance future et, dans son attente, renvoie la divinité dans un Au-delà ténébreux, dissimulant ainsi son apparence aux yeux des humains.

    Ammit la Dévoreuse

    Ammit la Dévoreuse

    Pour les Egyptiens, certains lieux sont à leur manière une réplique des réceptacles d’images divines. De ce fait, ils possèdent des portes, matérielles ou non, qui marquent le passage entre des réalités physiques et mentales. Quatre d’entre eux sont évoqués dans cette exposition : l’Univers organisé, l’Au-delà, la chapelle de la tombe et le parvis du temple. Les objets créés pour représenter ces univers ou pour y être placés relèvent d’une logique complexe où se déploie la richesse de la pensée égyptienne si peu cartésienne à nos yeux. (…)

    L’exposition propose donc un parcours à travers ces mondes dont les portes du ciel marquent, ou limitent, l’accès à tout un chacun ; le ciel étant tout à la fois l’espace sensible vu de la terre et la dimension abritant le divin. Au fil de son cheminement dans les espaces de l’exposition, qui rassemble plus de 300 oeuvres, principalement issues des collections du Louvre, complétées par environ 70 chefs-d’oeuvre des grandes collections égyptologiques de musées européens.

     

    Fragment d'enveloppe en cartonnage de Padiouf : l'oeil oudjat - Source : Evene

    Fragment d'enveloppe en cartonnage de Padiouf : l'oeil oudjat - Source : Evene

    Une telle présentation, dans sa richesse, dans sa pluralité, suscite pour moi un double mouvement, d’admiration pour la beauté des objets qui nous sont rendus visibles, et de constat de mon ignorance profonde. Bon, bien sûr je connais quelques bricoles sur l’Egypte ancienne, Isis et Osiris, l’œil oudjat de Horus, Akhenaton, etc. mais il s’agit d’un univers tellement vaste et complexe… Le Louvre a fait l’effort d’expliciter, pour chaque objet présenté, le sens et la fonction, dans ce monde où tout signe semble renvoyer à un symbole. Ce n’est pas forcément facile ni à comprendre ni à assimiler, et je ne vais pas prétendre que j’ai lu tous les cartouches de A à Z.

    Reste la beauté, ce type de beauté tout à fait spécifique que revêtent des objets ou des images que d’autres hommes ont considérés comme sacrés. Le soleil est omniprésent, qu’il soit représenté sur, par exemple, le pyramidion d’Iher avec les rayons figurés par des lignes de flèches d’un graphisme très actuel, ou dans la barque qui va le mener de l’aube au crépuscule. La dernière salle est consacrée à une série assez fascinante de statues tenant entre leurs mains de petites chapelles qui contiennent des figures ou emblèmes de divinités. Et la mise en abyme d’une stèle avec une enfilade de portes conduisant à l’invisible sanctuaire.

    Lien vers article Evene

    « Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne
    qui nous séparent du monde invisible. »
    Gérard de Nerval, Aurélia