Cette page hautement provisoire abritera quelques textes de fiction
– jusqu’à nouvel ordre.
Le nouvel ordre est arrivé :
les fictions habitent maintenant un autre blog, Fragmentaire !
1. Mon royaume pour un métal
Il n’aura pas fallu bien longtemps pour qu’il tombe du plafond un sabre courbe avec lequel elle s’est lissé les ongles. Dans la vaste salle, juste assez encombrée, des voiles flottants suspendus à mi-hauteur maintenaient une température roborative. Les comptoirs étaient ouverts et les marchands de fables astiquaient leurs bocaux en cadence, pour que l’on distingue mieux les nuances de leurs matières.
Venant de la mezzanine, le petit marquis est apparu en agitant ses ailerons, entortillé dans des musiques vaguement dodécaphoniques. Il a sorti de sa poche ventrale un manuscrit peu raturé et, sans plus attendre, s’est mis à le lire de sa voix haut perchée sur talons lointains. Instantanément, tous les loirs, les loutres et les loups présents se sont endormis. Leurs ronflements faisaient vibrer la tôle dans laquelle Madame Amaryllis avait fait cuire, quelques heures auparavant, ses galettes au gingembre, et qui avait à peine eu le temps de refroidir.
Nous avons tous nos mouvements de ressac. Il n’est pas nécessaire, pour faire surgir la volupté des pivoines, que les matelots soient alignés en rang d’oignons. Il suffit que le vol du bourdon soit signalé en temps voulu aux autorités compétentes.
mai 2010
2. Oreille fugueuse
En peignant mes longs cheveux à la fenêtre, je m’aperçois qu’il me manque une oreille : et en effet, je la vois qui descend en courant le chemin de terre menant au rivage. Je me lance à sa poursuite, n’écoutant que mon courage. Mais elle court de plus en plus vite. A mesure qu’elle accélère, sa forme s’arrondit et voici qu’elle acquiert un moyeu, des rayons ; c’est une roue qui continue sa course sur le chemin en pente douce de l’été. Je la suis malgré mon essoufflement, car je voudrais bien récupérer mon oreille ; depuis qu’elle n’est plus là, c’est comme si je n’entendais qu’un seul son de cloche. Au bout du chemin il y a un large virage et je la perds de vue un instant. Le tournant passé, je la vois qui s’est incrustée dans le portail à claire-voie d’une belle villa. Me voilà perplexe, car le portail comporte deux battants à barres verticales, chacun orné en son centre d’une telle roue : laquelle des deux est mon oreille ? Et si je ne choisis pas la bonne, que va-t-il se passer ? Je me rapproche pour tenter de trouver un indice. Malgré mes efforts – mais je ne vois pas trop bien, car mes lunettes pendent de travers – je ne distingue aucune différence entre les deux roues. Autour de moi le silence est complet, le soleil éclatant, le vent fait onduler les longs épis des seigles et des orges. Alors que j’hésite encore, le portail s’ouvre soudain sans faire de bruit, chaque côté pivotant lentement jusqu’à décrire un angle de 90 degrés. Sur l’allée sablée qui mène à la villa apparaît une superbe moto qui semble toute neuve, la conduit un personnage vêtu d’une combinaison argentée et portant un casque intégral. Assise derrière lui sur l’étroit siège de cuir, sans la moindre protection, mon oreille me fait négligemment en passant un signe de la main. La moto augmente sa vitesse et s’éloigne sur la route du bord de mer. Bientôt je n’entends même plus le moindre vrombissement. Ah, c’est fini, je le sais bien.
juin 2010
3. Une vengeance
Elle m’a demandé si je comptais manger toute ma salade de fourmis ou si elle pouvait la finir.
Sur le moment, ça ne m’a pas paru une très bonne idée. Je veux dire, de lui laisser le reste. Ce n’est pas que j’aime tant que ça la salade de fourmis. Si j’en ai pris, c’est parce que c’était compris dans le menu. Non, c’était juste que –
Ensuite j’ai changé d’avis et je lui ai dit que c’était OK, je lui ai tendu mon assiette, même. J’ai bien le droit de changer d’avis, non ?
Elle m’a fait un grand sourire, mais au fond, je n’étais pas sûre qu’elle en avait tellement envie. Pourquoi elle m’avait demandé ça, alors, je ne sais pas, peut-être pour voir ce que je dirais. C’était un test, voilà.
J’aurais dû lui répondre que si elle en voulait, elle n’avait qu’à s’en commander une portion. Ce n’est pas si cher, d’ailleurs, la salade de fourmis. Mais voilà, je suis toujours là à vouloir lui faire plaisir, à faire les pieds au mur dès qu’elle m’adresse la parole. La prochaine fois, je lui dirai qu’il y avait trop de vinaigre.
novembre 2009
4. Un bon repas
Les villageois ont mangé le chien, car c’était le fils du cordonnier. Ils en ont découpé les morceaux avec précision, certaines parties ont été grillées, d’autres bouillies, d’autres mijotées dans les grands chaudrons de cuivre. Il existe des lois non écrites que l’on respecte néanmoins dans cette contrée : conserver à vie les pelotes à épingles, passer l’éponge sur les aspérités les plus flagrantes, dénouer régulièrement les passe-plats. Les notables, qui ne sont pas forcément ceux que l’on croit, ont eu le privilège de consommer le foie, le cœur et la cervelle. On avait au préalable étendu de grands voiles bleuâtres au-dessus du pré communal. Les os ont servi à préparer un bouillon nutritif que les enfants ont avalé sans regimber. Un débat a eu lieu sur ce qu’il convenait de faire de la peau ; certains suggéraient qu’on l’utilise pour confectionner des mitaines à l’intention de la mère supérieure du couvent ; d’autres voulaient l’empailler et l’exposer au musée municipal en souvenir des événements de cette journée. La question a été réglée quand le garde-champêtre s’est aperçu, le lendemain matin, que la peau avait disparu. Dans la soirée, de gros nuages sombres se sont accumulés au-dessus du lavoir, mais c’est en vain que l’on a attendu, aucun orage n’a éclaté.
juin 2010
5. Une visite inopinée
William Wilson est venu me voir à l’heure du thé. Il m’apportait un modeste bouquet un peu fané et un livre. J’ai pensé qu’il voulait s’excuser pour ce qui s’était passé l’autre jour. Moi, en tout cas, j’y avais beaucoup pensé, et pourtant je n’arrivais pas à me faire une opinion sur ses étonnantes révélations. William Wilson ne s’était pas annoncé au préalable et sa visite m’a un peu prise au dépourvu. Je ne trouvais rien à lui dire et, comme ce n’est pas un grand bavard, nous sommes vite tombés dans un silence qui me semblait tantôt paisible et tantôt oppressant. Je l’ai rompu en lui demandant quel était ce livre qu’il m’avait apporté et qu’il avait posé à l’envers sur la table de la terrasse, de sorte que je ne pouvais pas voir son titre. Il a souri et a retourné le volume jaune. C’était un recueil de poèmes d’Emily Dickinson. Il l’avait retrouvé, me dit-il, dans ses affaires et s’était souvenu soudain que c’était ma sœur qui le lui avait prêté, des années auparavant. A sa manière habituelle, il s’est excusé profusément de ce retard exagérément prolongé et m’a demandé des nouvelles de mon aînée. J’ai subitement compris qu’il n’était pas au courant de sa mort ni des événements qui l’avaient précédée. Je lui ai donc appris la nouvelle. William Wilson a semblé presque effondré ; je ne crois pas qu’ils aient été si proches, même si elle lui avait prêté son livre ; c’est plutôt qu’il est excessivement sensible. A la fois pour lui donner le temps de se remettre, et pour mettre ses sentiments à l’épreuve, j’ai entrepris de tout lui raconter. Il m’a écoutée attentivement sans rien dire. Quand mon récit a été fini, il s’est levé et m’a remerciée, puis il est parti très vite. Je me suis demandé s’il reviendrait. Je n’en suis pas si sûre.
juillet 2010
6. Je vais y arriver
Debout sur un pied, juché sur un tonneau vide renversé, lui-même posé sur une étroite planche, j’essaie de décrocher une étoile de papier doré, suspendue au-dessus de ma tête, juste hors de ma portée. En tendant les bras au maximum, j’arrive juste à l’effleurer, et si j’essaie de m’en rapprocher davantage, je perds l’équilibre et je manque de tomber de mon perchoir. Or il ne faut absolument pas que je tombe. Des badauds assemblés autour de moi, à une petite distance, me regardent faire. Certains ricanent de mes efforts inefficaces, d’autres moins nombreux me lancent des paroles d’encouragement. Mais il y en a peu qui restent là constamment. Ceux qui étaient là au début sont partis depuis longtemps et ont été remplacés par de nouveaux passants. Un peu plus loin, une fanfare joue des morceaux désuets qu’elle interprète tous, quels qu’ils soient, sur un rythme de marche militaire. Je dois y être très attentif toutefois, car quand la musique s’arrête, je ne dois absolument pas bouger, et il est parfois difficile de s’interrompre au milieu d’un geste. Dans ce cas, je contemple au loin la ligne d’horizon, les belles montagnes bleues. Je préfère ne pas regarder à mes pieds, car il s’y trouve un gouffre plein de crocodiles. La musique reprend et j’étends à nouveau les bras vers le haut.
février 2006
7. Le goût de la langue
Je mords goulûment dans la langue. J’en arrache un bon morceau et je le mâche. Elle a un bon goût de mots mijotés en sauce au vin avec des petits champignons. Je la mâche soigneusement car il ne faut pas avaler de petits mots pointus. (Ceux-là je les recrache dans ma main en cornet.) Je déglutis et je bois un bon coup pour faire passer. Inutile, elle me reste en travers de la gorge. Je tousse, je m’étouffe, je tourne rouge. On me tape dans le dos avec une tapette en osier. Je reviens à moi bien que je ne me sois jamais quitté. Je me mords la langue.
juin 2010