La Valise mexicaine

L’incroyable histoire de la « Valise mexicaine »

« A la fin de décembre 2007, trois boîtes de carton arrivèrent de Mexico [à New York] à l’International Center of Photography (ICP) après un long et mystérieux voyage. Ces boîtes usées – désignées sous le nom de la « Valise mexicaine » – contenaient les négatifs légendaires des photos de Robert Capa sur la Guerre d’Espagne. Des rumeurs avaient circulé depuis des années au sujet de la survie de ces pellicules qui avaient disparu du studio de Capa à Paris au début de la 2e Guerre Mondiale. Cornell Capa, frère de Robert et fondateur de l’ICP, avait activement suivi toutes les pistes et recherché les négatifs, mais sans résultat. Quand Cornell Capa, alors âgé de 89 ans, put enfin ouvrir les boîtes, il y trouva 126 rouleaux de pellicules, non seulement de Robert Capa, mais aussi de Gerda Taro et David Seymour (plus connu sous le surnom de Chim), les trois grands photographes de la guerre civile espagnole. Un ensemble qui constitue une trace inestimable de l’innovation photographique et de la photographie de guerre, mais aussi de la grande lutte politique visant à infléchir le cours de l’histoire en Espagne et à enrayer l’expansion globale du fascisme.

Nous avons pu déterminer que les rouleaux contenus dans la Valise Mexicaine se répartissent grosso modo en trois tiers entre Chim, Capa et Taro. Presque tous couvrent la Guerre d’Espagne et ont été pris entre mai 1936 et le printemps 1939, à l’exception de deux rouleaux pris par Fred Stein à Paris à la fin de 1935, comprenant les célèbres images de Gerda Taro à la machine à écrire et de Capa avec Taro dans un café, et de deux autres rouleaux provenant d’un voyage de Capa en Belgique en mai 1939. On ignore pourquoi ces quatre rouleaux ont été emballés avec ceux de la Guerre d’Espagne.

La Valise mexicaine ne comprend pas une série complète du travail de Chim, Capa et Taro sur la Guerre d’Espagne, mais elle contient des images couvrant un grand nombre d’événements importants. De Capa, il y a des images des destructions d’immeubles à Madrid, de la bataille de Teruel, de celle du Rio Segre, ainsi que de la mobilisation pour la défense de Barcelone et de l’exode des populations de Tarragona vers Barcelone et la frontière française. Il y a plusieurs rouleaux de la couverture par Capas des camps d’internement pour les réfugiés espagnols en France, à Argelès-sur-Mer et Barcarès, pris en mars 1939. On y a trouvé la fameuse image de la femme allaitant son bébé à un meeting sur la réforme agraire, prise en Estrémadure en mai 1936, et ses portraits de Dolores Ibárruri, la célèbre Pasionaria. Il y a aussi de nombreuses images du Pays Basque et de la bataille d’Oviedo. De Taro, nous avons des images dynamiques de l’entraînement de la nouvelle Armée du Peuple à Valence, du Paso de Navacerrada sur le front de Segovia, et ses dernières images couvrant la bataille de Brunete, où elle fut tuée le 27 juillet 1937.

Tous trois immigrés juifs venant de Hongrie, d’Allemagne et de Pologne, les trois photographes s’étaient installés à Paris au début des années 1930. Amis et confrères, ils voyageaient souvent ensemble en Espagne. Ils figuraient dans les principales publications européennes et américaines couvrant la Guerre d’Espagne, contribuant régulièrement à Regards, Ce Soir, Vu, puis Life. L’ensemble de leurs travaux sur la Guerre d’Espagne constituent la documentation visuelle la plus importante connue sur cette guerre. Tous ces négatifs avaient été considérés comme perdus jusqu’à 1995.

On ignore encore quel a été le parcours exact qui les a amenés à Mexico. En octobre 1939, alors que l’armée allemande approchait de Paris, Robert Capa s’embarqua pour New York afin d’éviter d’être pris par les Allemands et interné comme étranger ennemi ou sympathisant communiste. Pour autant que l’on sache, Capa laissa tous ses négatifs dans son studio parisien du 37 rue Froidevaux, aux bons soins de son confrère et ami Imre dit « Csiki » Weiss (1911–2006). Dans une lettre datée du 5 juillet 1975, Weiss se souvient : « En 1939, alors que les Allemands approchaient de Paris, j’ai mis tous les négatifs de Bob dans un sac à dos et je suis parti à bicyclette à Bordeaux pour essayer d’embarquer sur un bateau pour le Mexique. J’ai rencontré un Chilien dans la rue et je lui ai demandé de déposer mes paquets de films à son consulat pour qu’ils y soient en sûreté. Il a accepté. » Csiki, également juif hongrois émigré, n’arriva pas à sortir du territoire sous contrôle français et fut interné au Maroc jusqu’en 1941, où il fut relâché grâce à l’aide des frères Capa, et il arriva au Mexique au cours de la même année.

La lettre de 1975 de Csiki est peut-être le document le plus ancien attestant de l’histoire des négatifs perdus. Ni John Morris, éditeur de photo qui rencontra Capa à New York en 1939 et resta son ami jusqu’à sa mort, ni Inge Bondi, qui entra chez à l’agence Magnum de New York en 1950 et y travailla pendant vingt ans, ne se souviennent que Capa ait mentionné les négatifs perdus ou exprimé du regret que la plupart de ses images les plus célèbres de la Guerre d’Espagne aient disparu.

En 1979, à l’occasion de la participation des œuvres de Capa à la Biennale de Venise, Cornell Capa publia un appel à la communauté des photographes, recherchant toute information au sujet des négatifs perdus de son frère, à la suite d’un texte de John Steinbeck sur le travail de Robert Capa paru dans le magazine français Photo. « En 1940, indiquait Cornell Capa, en prévision de l’arrivée de l’armée allemande, mon frère donna à un de ses amis une valise pleine de documents et de négatifs. En allant à Marseille, celui-ci confia la valise à un ancien soldat de la guerre d’Espagne, qui devait la cacher dans la cave d’un consulat latino-américain. L’histoire s’arrête là. La valise n’a jamais été retrouvée en dépit des recherches entreprises. Bien sûr, un miracle est possible. Toute personne ayant une information à son sujet est priée de me contacter et je l’en bénis à l’avance. » Malheureusement, aucune information n’émergea. Il y eut des projets de voyage au Chili pour suivre la piste du « consulat latino-américain ». Des fouilles furent même entreprises dans un coin de campagne en France à la suite de rumeurs selon lesquelles les négatifs auraient été enterrés dans cette région. On ne trouva rien.

On sait aujourd’hui que la valise fut remise à un moment quelconque entre les mains du général Francisco Aguilar González, ambassadeur du Mexique auprès du gouvernement de Vichy en 1941-42. On ignore toutefois quand et dans quelles circonstances. Il est très probable que dans le contexte où des milliers de Juifs et de réfugiés recherchaient des visas pour quitter le Sud de la France, Csiki avait perçu les dangers de sa situation et avait confié les négatifs à quelqu’un qui pourrait les mettre en sûreté ou les cacher dans l’immédiat. On ne sait pas clairement si Aguilar reçut les négatifs en connaissance de cause, ni même s’il avait la moindre idée de leur importance, voire du fait même qu’ils fussent en sa possession. Les négatifs ont peut-être survécu en raison de leur valeur, mais il est également possible qu’ils aient été épargnés parce qu’on ne savait pas ce qu’ils étaient et qu’ils ont échappé à l’attention. Aguilar retourna ensuite au Mexique, les négatifs probablement inclus dans ses bagages. Il mourut en 1971. Le sort des négatifs n’a pas été connu du vivant de Robert Capa (mort en 1954).

Par la suite, il s’est produit plusieurs cas de découvertes majeures d’œuvres de Capa, Taro et Chim dans des endroits improbables. En 1970, Carlos Serrano, un chercheur espagnol aux Archives nationales de Paris, découvrit huit carnets de planches-contacts d’après des négatifs pris en Espagne par Capa, Taro et Chim. Ces carnets de petit format (environ 20 x 25 cm) contenaient 2500 petites images des années 1936-39 collées sur leurs pages. Ils étaient utilisés pour montrer l’étendue de la couverture des sujets à des éditeurs potentiels et pour garder la trace des images utilisés par des publications. Certaines images sont affectées de numéros d’ordre, d’autres portent des indications sur leur publication et d’autres informations ; certaines sont identifiées par photographe, d’autres non. Dans l’ensemble, il s’agit des objets les plus personnels et les plus complets au sujet du travail de ces trois photographes. Capa avait aussi en sa possession un carnet similaire contenant des images d’août 1936 prises par lui-même et Taro. Celui-ci se trouve maintenant dans la collection de l’ICP, tandis que les huit autres sont restés aux Archives nationales de Paris.

L’histoire de ces carnets est également intéressante. Les numéros d’enregistrement des carnets montrent qu’ils faisaient partie d’une collection du ministère de l’Intérieur et de la Sécurité de l’État, qui fut versée aux Archives en 1952 sans indication de quand ou comment ces documents avaient été acquis. Les numéros d’enregistrement des carnets les situent entre les papiers personnels de Gustav Rengler, arrêté par la police française en septembre 1939, et un dossier de l’Agence Espagne, agence communiste qui diffusait des informations et des photographies de la Guerre d’Espagne, et qui ont pu être saisis à la même époque. Richard Whelan, biographe de Capa, a suggéré que puisque les carnets étaient utilisés comme un instrument de vente des images, il est possible qu’ils aient été empruntés par l’agence et jamais rendus.

D’autres documents relatifs à Capa ont été retrouvés en 1978 à Paris. Bernard Matussière, habitant l’ancien atelier de Capa au 37 rue Froidevaux, découvrit dans le grenier 97 négatifs, 27 tirages d’époque et un carnet de planches. Matussière avait hérité l’appartement du photographe Émile Muller, pour qui il avait travaillé comme assistant pendant dix-huit ans. Non seulement Muller connaissait Capa, mais c’est à lui qu’avait été confié le soin de veiller sur le contenu de son appartement quand Capa et Weiss quittèrent Paris en 1939. Les images retrouvées dans le désordre du grenier concernaient le Front Populaire, la guerre d’Espagne et la guerre sino-japonaise. Matussière les publia dans le magazine Photo en juin 1983. Après cette publication, il remit les négatifs et le carnet à Cornell Capa, et ces éléments se trouvent maintenant à l’ICP.

En 1979, quelque 97 photographies de la guerre d’Espagne furent retrouvées au ministère suédois des Affaires étrangères. Cette série de tirages faisait partie d’une caisse de documents et de lettres appartenant à Juan Negrín, Premier ministre de la seconde République espagnole, qui vécut en France après la guerre civile, jusqu’à sa mort en 1956. Selon Lennart Petri, ambassadeur de Suède en Espagne, une petite valise contenant ces documents fut remise – on ne sait pas par qui ni en quelles circonstances – à la légation suédoise de Vichy. A la fin de la 2e Guerre Mondiale, cette caisse fut envoyée aux archives du ministère suédois des Affaires étrangères. Les documents qu’elle contenait remontaient pour la plupart aux derniers mois de la guerre d’Espagne, notamment janvier 1939, et étaient répartis en trois sections : documents du ministère de la Défense nationale, documents d’autres ministères, et correspondance générale. On ne sait pas clairement pourquoi Negrín détenait ces images, bien qu’on puisse penser que Capa les lui avait données en 1938 ou 1939, éventuellement pour être diffusées, publiées ou exposées. Elles vont d’août 1936 à janvier 1938 et ont été faites par Capa, Taro, Chim et un quatrième membre inattendu de ce groupe de photographes, Fred Stein. Elles couvrent certains aspects de la guerre : celles de Capa sur le bombardement de Madrid à la fin de 1936 et la bataille de Teruel à l’hiver 1937, celles de Taro sur Segovia et Madrid en 1937, celles de Chim sur le Pays Basque. (Cet ensemble comprend l’un des deux tirages d’époque connus de la Mort d’un soldat républicain.) Ces documents se trouvent désormais aux Archives de la guerre d’Espagne à Salamanque.

Les négatifs contenus dans la « Valise mexicaine » furent découverts parmi les effets du général Aguilar par le cinéaste Benjamin Tarver, qui en hérita à la mort de sa tante qui était une amie du général. Après avoir vu une exposition de photos sur la guerre d’Espagne du photo-reporter hollandais Carel Blazer à Mexico, Benjamin Tarver contacta en février 1995 le professeur Jerald R. Green du Queens College, en lui demandant conseil sur comment cataloguer ces images et les rendre accessibles au public. Green, étant un ami de Cornell Capa, lui parla de cette lettre.

Cornell Capa fit alors de nombreuses tentatives pour contacter Tarver et se faire remettre les films, mais bizarrement, ce dernier se montra évasif et sembla avoir perdu tout intérêt. À l’automne 2003, lors de la préparation de l’exposition sur les œuvres de Capa et Taro, le biographe de Capa Richard Whelan et le conservateur en chef  Brian Wallis firent un nouvel effort pour que les négatifs soient rendus à Cornell Capa. Au début de 2007, Wallis se procura l’aide de la conservatrice et cinéaste Trisha Ziff, qui vivait à Mexico. Celle-ci rencontra Tarver en mai 2007, et au bout de quelques mois elle le persuada que les négatifs appartenaient à l’ICP comme le reste des archives Capa et Taro et la collection de photos de Chim. Il n’y eut pas de transaction pécuniaire. Le 19 décembre 2007, Trisha Ziff arrivait à l’ICP avec la Valise mexicaine : les négatifs perdus avaient retrouvé leur place. »

Cynthia Young
Conservatrice Assistante, The Robert Capa and Cornell Capa Archive, ICP
2008
Traduit de l’anglais par l’auteur de ce blog

Trisha Ziff elle-même a fait le récit de son intervention sur le site Zone Zero

 

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