Salle de stockage

Des bibliothèques vécues et/ou imaginées

Samedi 4 juin, de bon matin, je me trouvais, moi chétive (au sens figuré…) parmi les doctes, doctorants et doctorantes, à la bibliothèque de l’Arsenal, pour la dernière séance du séminaire de doctorat « Arts & médias »[1] consacré à l’imaginaire des bibliothèques. Pour cette ultime évocation, Robert Damien avait invité Pierre Bergounioux. La parole de Bergounioux est une merveille : cet homme-là parle comme il écrit, avec des phrases extrêmement structurées et des métaphores inattendues, mais en même temps ce n’est pas du tout une parole guindée, elle est vive, alerte comme un merle au printemps, elle s’échappe sans cesse vers la vie. Il faut l’entendre rendre hommage à Madame Couderc, bibliothécaire à Brive quand le jeune Pierre avait huit ou dix ans (« Je prononce son nom dans la bibliothèque de l’Arsenal ! »), ou décrire comment, à la même époque, il faisait chaque année éclore un oignon de jacinthe, métamorphose minuscule, miraculeuse.

Présentation du séminaire

« En 2010 le séminaire s’est penché sur l’imaginaire des bibliothèques, leurs liens à l’Etat, au corps, à l’Eros, à l’inconscient, à la mort, mais aussi au pouvoir, à l’écriture, à la cité, sous un angle interdisciplinaire, associant l’histoire, la philosophie, la littérature, la psychanalyse et l’esthétique.

Cette année, nous souhaitons analyser combien la bibliothèque est un lieu des métamorphoses. La bibliothèque n’est pas ou n’est plus (si elle l’a jamais été) une réserve inerte et morne des livres publiés. Elle est, demeure et devient de plus en plus un réservoir vivant de sources créatrices et de ressources inventives pour qui veut s’en emparer avec tous les instruments possibles et imaginables de la modernité numérique ou traditionnelle afin de penser, d’instaurer et d’imag(ine)er de nouveaux outils, des objets neufs, des formes dissonantes, des langues inédites, des métiers novateurs, etc. Matricielle et motrice, la bibliothèque par ces praticiens multiples et divers transforme le passé en le rendant actif et modifie la mémoire accumulé dans ses stocks en la vitalisant. Le patrimoine y devient un laboratoire où se dessinent les futurs de la nécessité qui nous projette au delà de nos acquis heureusement conservés par la bibliothèque et par là même livrés au pouvoir des créateurs. Le séminaire proposé se chargera d’en faire la démonstration en faisant appel aux plasticiens, aux photographes, aux architectes, aux cinéastes, aux hommes de lettres qui ont su en faire un usage renouvelé et polymorphe. »

Une des "ferrailles" de P. Bergounioux (photo Martine Sonnet)

Il s’agissait, nous dit Robert Damien en introduction, de remettre en cause l’idée même de bibliothèque, lieu qui n’est pas forcément « un conservatoire figé, normatif », mais au contraire peut se présenter comme un laboratoire d’inventivité, permettant aux créateurs de trouver des ressources de métamorphoses, d’opérer une transformation de leur rapport au texte, à l’écriture.

Le rapport de l’écrivain à la bibliothèque, un rapport passionnel ? est souvent apparu plutôt négatif, avec une bibliothèque conçue comme ennemi, une caserne où sont enfermés les livres (selon Hugo), un cimetière (pour Sartre), une prison, un monde carcéral. La bibliothèque a aussi constitué « une des grandes sources mythologiques d’univers totalitaire », un monde hermétiquement clos. Le dernier imaginaire pourrait ainsi devenir : être dans la bibliothèque et en sortir, avec un livre « libérateur des ténèbres »…

Pierre Bergounioux reprend la formule de Jorge Luis Borges, la Bibliothèque de Babel, pour inscrire le thème entre ces deux extrémités : d’un côté un cauchemar savant, un enfer lettré,  qui n’a pas de dehors et dont on ne peut pas s’échapper ; de l’autre le désert constitué par une absence totale de bibliothèques.

Celui qui proclame « je suis un crétin rural » (version soft : « d’une simplicité champêtre »…) a rencontré sa première bibliothèque dans sa ville natale de Brive, où un bâtiment hybride – l’hôtel Labenche, qu’il décrit longuement dans La mort de Brune – un legs de l’Ancien Régime, abritait les collections de livres de la bibliothèque municipale. Établissement dont il devint très vite un adepte assidu.

Ici Bergounioux évoque la distorsion qui résulte du « développement inégal » entre le monde des années 1950-60 et celui alors habité par lui, qui restait encore « une enclave des âges antérieurs » (avec la pratique du dialogue occitan, la présence d’illettrés…) Dans la « couverture sémantique du territoire », ce lieu (la Corrèze) était « comme un trou dans la couche d’ozone », au centre d’un vide de 400 km de diamètre, aucun établissement universitaire à 200 km à la ronde : « nous étions morts au monde et nous ne le savions pas ». Reflétant ce hiatus, le monde de l’imprimé accusait la présence du passé. En outre, les livres lus « parlaient invariablement de lieux inconnus », « renvoyant à des endroits d’où j’étais excommunié et inversement », exclu deux fois de ce registre de signification : une fois dans l’écrit, une fois dans le monde réel, le monde sensible étant dépourvu d’échos de ce registre second – « une sorte de disgrâce ontologique par la vertu d’un maléfice obscur ».


Un miroir éclatant

« Je n’avais aucune idée des mondes dont les livres parlaient. » Mais ce que l’enfant déjà cherchait obscurément, c’était « le livre qui serait le miroir éclatant où je découvrirais qui nous étions », qui en dirait le poids, le prix, la portée. En même temps, sa quête souffrait d’une insuffisance essentielle : les adultes ne semblaient pas souffrir de cette carence, ni même en être conscients. « Je n’avais ni le discernement, ni la force de statuer sur la réalité : j’attendais de trouver le livre pouvant le faire ».

Quelle voracité des gosses à lire « quand ils s’avisent que le livre démultiplie leur existence »… Bergounioux se demande pourquoi il n’était pas déconcerté par la nouveauté absolue des mondes découverts dans les livres. Question qui lui permet un retour réflexif à la manière des philosophes – « ceux qui bousculent le sacré, qui élèvent la prétention criminelle de penser toute chose, ce pourquoi ils sont persécutés ». En principe, on ne devrait rien comprendre à un livre parlant d’une expérience qu’on n’a pas vécue, à laquelle on est étranger – par exemple, lire L’Ile au trésor de Stevenson alors qu’on n’a jamais vu la mer.

À l’insu de la conscience du jeune lecteur, et « en vertu d’affinités lui échappant », se produit alors un travail occulte « énorme, océanique » de mise en rapport de faits allogènes, étrangers, avec des faits internes, aboutissant à une étrange hybridation, qui voit les lieux et les personnages de l’Ile au Trésor s’ordonner géographiquement autour de la place du théâtre municipal de Brive-la-Gaillarde – « quelque chose de l’ordre de la magie ou des rêves » (avec déplacement freudien). Les textes ne seraient alors que la « version facultative » résultant de ce processus associatif dont l’écrit devient la seule clef (et ici Bergounioux se réfère à La raison graphique de l’anthropologue Jack Goody).

Les enfants de cette génération de l’immédiat après guerre, dont Pierre Bergounioux fait partie, ont été les « victimes » de cet accès à la culture lettrée ; c’est l’époque où en France la population accède massivement à l’enseignement secondaire, voire supérieur. Certains contractent ainsi le goût « d’obtenir une version approchée de la vie dont leurs prédécesseurs n’avaient pas ressenti la nécessité ».

Les livres en sont les vecteurs, et l’apparition des livres de poche, avec « leur parfum suave de papier neuf et de colle fraîche » (après les vieux bouquins poussiéreux de la bibliothèque municipale) permet désormais, même à Brive, la lecture de textes contemporains. Pour les garçons et filles de douze ans, estime l’écrivain, il existe « la même distance aujourd’hui entre ce que nous sommes et la connaissance que nous pouvons en acquérir ».  Nous sommes doubles, pourvus d’un corps et d’un esprit, ainsi doublement au monde, et « la plus pure félicité » sera « celle que nous proposent les noces éclatantes des deux [parties de notre être] ». « J’écris sous la dictée du gamin de douze ans que je fus, pour les gamins du même âge, conclut Pierre Bergounioux. Peut-être cherchent-ils eux aussi le livre donnant accès au double fond, ouvrant sur la possibilité de s’épargner une partie de la souffrance d’être au monde.


La connaissance et  le désenchantement

La séance de questions/réponses et le débat qui ont suivi ont permis à l’auteur de compléter certains aspects de son exposé. Ainsi Robert Damien lui ayant demandé si ce processus libérateur n’avait pas été aussi pour lui un choc, un traumatisme, il répond que du fait du développement inégal précité, l’accès à la connaissance « portait condamnation de ce qui nous entourait, des représentations « indigènes » du monde ». Une « commotion cérébrale double » : la révélation d’un monde où l’on pense et l’accès à cette vue neuve conduisaient, « à notre corps défendant, à répudier nos proches, à renier notre communauté d’origine, à dévaloriser sa parole. » (Ici Bergounioux amène un exemple tiré du chapitre 6 de Pantagruel, l’histoire d’un plouc hasardé à Paris).

Toute conscience est déchirante : prendre conscience d’être quelque chose, c’est déjà ne l’être plus. Et de citer Descartes à propos du passage de l’Ecclésiaste (1, 18) : « Car avec beaucoup de sagesse on a beaucoup de chagrin, et celui qui augmente sa science augmente sa douleur. »[2] Faire l’expérience générique d’envisager le monde en pensée, c’est entrer dans la douleur et le désenchantement.

Que lisait-il alors ? « J’étais un petit rat de bibliothèque – des après-midi entières – une sorte de fête austère dont je sortais ivre-mort », se souvient Bergounioux. La gestion de cette bibliothèque municipale n’était pas encore rationnelle : on y trouvait pêle-mêle des publications années 30 (des volumes jaunes de Grasset, « contaminés par cette couleur maladive, fébrile »…) et des incunables (un gros Tacite, bien utile pour les versions latines) que les enfants pouvaient malmener impunément. Parmi les vieux livres de la bibliothèque, quatre thèmes liés à des gloires locales : Guillaume Brune, maréchal d’Empire ; l’abbé Dubois, premier ministre du Régent ; Pierre Latreille, « prince des entomologistes » ; et une abondante littérature préhistorique, suite à la découverte en 1908, dans une petite grotte de la vallée de la Sourdoire, à la Chapelle aux Saints, de la sépulture d’un homme de Neandertal, la première de ce genre en France. Mais les mauvaises conditions de lecture s’avéraient, en quelque sorte, favorables aux découvertes.

Bergounioux revient alors sur l’expérience cartésienne du double : on ne peut pas échapper à la contrainte spatio-temporelle du corps, mais on éprouve aussi la liberté de l’esprit qui peut aller où il veut et quand il veut. La connaissance constitue la seconde des délivrances, la première étant celle des chaînes matérielles. Il y a « quelque chose d’euphorique » à y accéder, une « ivresse et tremblement de la culture savante », même si cela implique la  perte du monde enchanté, animiste qui était auparavant le nôtre. Le rationalisme cartésien qui nous imbibe toujours contribue à désenchanter le monde : « le divorce est consommé, jamais plus la fleur, la pierre, l’oiseau ne nous diront plus rien ».

Les hommes préhistoriques ont vécu 55 000 ans sans écrire – mais avec sans doute « un merveilleux langage ». Par la suite, l’écriture, qui est fille de l’esclavage (à cause de la nécessité de noter la productivité des travailleurs, d’où le rôle des scribes) a fini de nous rendre rationnels. L’invention de cette prothèse, de cette mémoire auxiliaire, « a multiplié les possibilités du chou-fleur » qui nous tient lieu de cerveau. Ici Pierre Bergounioux se réfère aux travaux de Philippe Descola (nous racontant au passage les ruses des Jivaros pour la chasse au pécari) et aux Carnets de Darcy Ribeiro.

En tant que lecteur, ne fréquente-t-il pas surtout les anthropologues et les philosophes, d’ailleurs ? « J’ai enjambé la palissade séparant le jardin des littéraires de celui des philosophes », répond l’écrivain, qui récolte ainsi des fruits dans son panier « pour éclairer la vie immédiate ».

Et enfin quel sens donne-t-il au concept de « bibliothèque idéale » ? La réponse fuse : un plein sens ! « Les vivants doivent se partager entre le commerce des autres vivants et celui des hommes et femmes qui ont versé une contribution essentielle à l’intelligence de notre destin – nous ne saurions oublier qu’ils ont été et ce qu’ils ont confié au papier ». Et de convoquer Homère (il récite le passage de l’Odyssée – au chant VI – où Ulysse rencontre Nausicaa et la compare à un jeune palmier), les dialogues de Socrate, « des vérités tracées en traits de feu », Shakespeare et son cher Descartes. « Ils sont vivants pour les vivants que nous sommes, nous en avons besoin. On peut vivre sans, mais je suis épouvanté quand j’entre dans une maison où il n’y a pas de livres … »


[1] (BnF, ENSSIB, Univ. Paris 3 Sorbonne Nouvelle, Univ. Paris Ouest La Défense). Comme lors d’autres comptes-rendus, mes notes suivent d’assez près les paroles entendues, mais résultent néanmoins de mon écoute, et je mets entre guillemets les seules phrases dont je suis absolument certaine.

[2] Dans la traduction de la Bible de Louis Segond (1910), version en ligne

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« Exister dans et par les mots » : Michel Leiris

[Cette page est une version plus développée de la note parue le 24 novembre 2009]

Deux fois par an, au printemps et à l’automne, l’Association pour l’autobiographie et le Patrimoine Autobiographique (APA) organise des matinées ou des journées du journal consacrées à cette forme d’écriture autobiographique. C’est ainsi qu’une telle matinée consacrée à Michel Leiris a eu lieu le samedi 21 novembre 2009 à l’Institut Culturel Roumain de Paris.

Animée par Gilles Alvarez, cette matinée comprenait deux interventions, celles d’Annie Pibarot[1] : « Michel Leiris : Journal et miroir du journal » et de Jean-Sébastien Gallaire[2] : « La mort à l’œuvre dans le Journal de Leiris ».

On connaît les principaux éléments de la biographie de Michel Leiris (mort en 1990 à l’âge de 89 ans), tels qu’ils ont été rappelés par Gilles Alvarez, avec notamment le grand tournant constitué par la rupture en 1929 avec le groupe surréaliste (Leiris ayant été exclu en même temps que Masson, Prévert et d’autres), et l’expédition en Afrique en 1931 de la mission Dakar-Djibouti avec Marcel Griaule, qui sera l’origine du livre de Leiris L’Afrique fantôme. Une vie et une œuvre consacrées à la connaissance de soi, mais aussi à l’approche des arts et des autres cultures, et surtout « minées par le désespoir existentiel et l’obsession de la mort ».

L’intervention d’Annie Pibarot était centrée sur les passages réflexifs figurant dans les journaux de Leiris, ce qu’il dit de la pratique du journal, son idéal d’écriture, les fonctions multiples attribuées au journal et comment son point de vue évolue. Michel Leiris a tenu son journal pendant 67 ans (de 1922 à 1989) et selon son souhait, le Journal n’a pas été publié de son vivant, mais en 1992, deux ans après sa mort. D’autres œuvres de Leiris relevaient de la même démarche : L’Afrique fantôme (1934), et le Journal de Chine (écrit dans les années 1950, publié en 1994).

Ainsi s’établit au fil de l’écriture un « élément de continuité », d’autant plus que Leiris faisait des relectures ultérieures de ses notes du journal et procédait alors à la correction d’erreurs et à l’ajout de commentaires datés, de sorte que des couches successives venaient s’ajouter au texte initial, y introduisant « une autre temporalité ».

On ne sait pas si ce journal a été lu de son vivant par ses proches ; toutefois il a été utilisé par Leiris comme moyen d’échange, de communication avec son amante Hélène Gordon. De même, le Journal de Leiris n’indique pas de destinataire explicite (celui que Philippe Lejeune appelle « narrataire »).

Le rythme d’écriture – sur 67 ans – paraît irrégulier. Il existe au moins quelques notes chaque année, sauf en 1930 (début de sa psychanalyse) alors que 1929 se révèle l’année la plus prolifique. Par la suite, Leiris a très peu écrit au début des années 50 – période de dépression ayant abouti en 1957 à une tentative de suicide – puis on observe une remontée de son activité d’écriture.

Au plan du contenu, « il s’agit plus d’explorer que d’analyser », il s’agit surtout de dire l’angoisse, le malaise, le mal-être. Avec certainement, comme pour beaucoup d’autres diaristes, une fonction cathartique : « Dans la perspective que je trace ici, formuler n’a évidemment pas plus d’importance que le reste, mais le fait est là : si je dis, je vais mieux », note Leiris le 28 novembre 1979.

Le Journal comporte au début de nombreux passages où Leiris s’interroge sur les raisons pour lesquelles il tient un journal : activité qui devient une fin en soi. Ce questionnement se raréfie au fil du temps et l’auteur fait prendre progressivement à son journal une orientation accrue vers le monde réel (récits de voyages, etc.) pour « échapper à  [son] subjectivisme de rêveur ». Les premières années sont fortement marquées par l’expression d’une exigence morale, avec un constant dénigrement de soi, souvent des phrases négatives, des formulations extrémistes. Des enjeux moins intenses se manifestent dans les dernières citations, où une libération relative s’est opérée vers quelque chose de plus léger. « Il n’y a pas de vérité totale ; donc nulle obligation à une complète véracité qui conduirait à tout dire », écrit Leiris le 9 juillet 1957, se détournant ainsi de son idéal antérieur (et inaccessible) d’un journal « total ». Les textes jouent aussi désormais un rôle d’atelier, avec de nombreux avant-textes, esquisses et projets d’écriture (et des listes de titres). Journal ou autoportrait ? le travail de Leiris se trouve beaucoup plus près des Essais de Montaigne, conclut Annie Pibarot, que de la plupart des journaux d’auteurs contemporains.

Jean-Sébastien Gallaire a ensuite mis en perspective les diverses manifestations de la mort dans le journal de Leiris, considérées comme le moteur de l’écriture diaristique. Il s’agit pour le lecteur d’une « rencontre directe sans sommation », la mort étant présente dès la première entrée du Journal. Longue attente de la mort, écriture de la mort, vertige qu’elle procure… « ce rien, ni vide, ni gouffre, ni abîme… (…) pas même l’écho de ce mot ».

L’écriture du deuil participe de cette lutte sans fin. « Je suis sur terre serré entre naissance et mort comme entre les planches d’un cercueil », dit Leiris. Tout fait signe dans le même sens : la mort des amis, des proches vécue comme un avertissement, l’impression d’être un survivant, désormais « en première ligne ». La réalité de la mort s’expérimente aussi par la guerre qui rend la mort possible au-delà de son avènement naturel (et Leiris n’est pas en reste quand il s’agit d’imaginer les souffrances) et nie toute originalité de cette expérience, à travers cette mort collective.

Le rêve entretient un lien étroit avec la mort, bien que le diariste ait quelque difficulté à se représenter en rêve sa propre mort (objet d’une seule entrée, en 1925). Ses récits oniriques évoquent plutôt le vieillissement, la fuite du temps, « le sinistre ruissellement du temps ». Le sentiment de « ne plus coller à son époque » (en 1968,  Leiris se sent dépassé, hors du coup). Et bien sûr, ne plus être dans la vie, c’est déjà être dans la mort.

L’écriture du journal creuse un fossé entre le temps passé et le temps écrit, le temps subjectif de l’écriture. En 1957 Michel Leiris fait une tentative suicide, il passe plusieurs jours dans le coma, subit une trachéotomie. Cet événement marque un tournant dans l’écritue du journal dont il commence alors un nouveau cahier. Leiris survivant ne se reconnaît plus dans l’auteur du journal, il rejette la responsabilité de son acte, le revendique comme un jeu, une folie. L’expérience du suicide se transforme en constat de l’impossibilité à dépasser la pensée de la mort.

Eloigné de toute religion, Leiris voit l’écriture comme « seul recours contre la hantise de la mort ». Devant la mortalité de l’être vivant, on trouvera une jouissance dans l’immortalité relative des mots, on se fera « exister dans et par les mots, faute d’existence réelle ». Processus qui passe par la construction d’une mythologie personnelle, un mythe vrai. L’écriture et plus encore la poésie devient le seul moyen d’échapper à cette constante obsession. « Seul le combat qu’elle mène contre la pensée de la mort est susceptible pour Leiris de définir ce qu’est la poésie »[3]. Et c’est la sincérité de sa pratique qui donne à l’écriture son pouvoir d’immortalisation, c’est pourquoi son œuvre est essentiellement autobiographique.

*          *          *

« Michel Leiris a introduit dans la pratique de l’autobiographie un changement capital, le seul peut-être que ce genre ait connu depuis longtemps. En considérant son histoire comme celle d’un être de langage, il a changé le lieu de la quête autobiographique, et frayé à l’écriture de nouvelles voies. À chacun de nous, il offre une nouvelle manière de dire sa vie. »[4]


[1] Maître de conférences en littérature française à l’IUFM de Montpellier, auteur de deux livres consacrés à Leiris : Michel Leiris, des premiers écrits à L’Âge d’homme, éd. Théétète, Nîmes, 2004 et L’Âge d’homme de Michel Leiris(en collaboration avec Stéphane Bikialo), Atlande, 2004.

[2] Auteur d’une thèse de doctorat de Lettres modernes intitulée Michel Leiris, la poésie et la mort. Créateur et administrateur du site Michel Leiris. Fondateur des Cahiers Leiris et des Editions mouvement fix.

[3] Jean-Sébastien Gallaire, L’art sacré de la poésie, site Leiris.

[4] Philippe Lejeune, Lire Leiris, autobiographie et langage

4 réflexions au sujet de « Salle de stockage »

  1. Quelle bonne idée, la création de cette salle, sonore et pleine d’échos comme toutes les salles de stockage! J’espère que pour nos descendants, nés une miroitante et changeante feuille de papier électronique à la main, les bibliothèques, si virtuelles qu’elles soient devenues, seront toujours les lieux de rencontres improbables, collisions entre des inconnus qui ne devraient pas être là, interfécondations d’espèces qui devraient être stériles, mondes mis à l’envers, avec parfois dans un coin la trace du passage d’une souris.

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