« Voici Paris » : la collection Bouqueret au Centre Pompidou

 

 

 

Quelque peu éclipsée par la présence écrasante de Dali, une autre exposition du Centre Pompidou présente pourtant un grand intérêt. Intitulée Voici Paris – Modernités photographiques, 1920-1950, elle est consacrée à une acquisition majeure du Centre Pompidou, effectuée à l’automne 2011, celle de la collection photographique de Christian Bouqueret (près de sept mille images, pour la plupart des tirages originaux, œuvres de plus de cent vingt photographes actifs à Paris entre les années vingt et quarante). On peut en voir aujourd’hui une sélection de quelque trois cents images, où figurent quelques-unes des grandes icônes de l’histoire de la photographie de la première moitié du 20e siècle.

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Cette collection mêle les œuvres de figures magistrales de la photographie (Man Ray, Kertész, Krull, Dora Maar, Brassaï), aux images de photographes moins célébrés (Moral, Steiner, Zuber) pour dresser le portrait de la création photographique en France dans l’entre-deux- guerres. « À cette époque, Paris, ville d’accueil de nombre d’artistes et photographes étrangers, aimante les forces vives de la scène internationale : Man Ray, Germaine Krull, Erwin Blumenfeld, André Kertész, Brassaï et bien d’autres encore s’y installent et y travaillent. Aux côtés des photographes français (Henri Cartier- Bresson, Claude Cahun, Jean Moral, Daniel Masclet, Pierre Boucher, etc.), ils participent à l’une des périodes les plus flamboyantes de l’histoire de la photographie, celle où les artistes s’emparent du médium pour inventer la vision moderne. »

 

Germaine Krull : Autoportrait avec cigarette, 1925

Germaine Krull : Autoportrait avec cigarette, 1925

« Voici Paris raconte cette histoire, des premières tentatives expérimentales de Man Ray à l’immédiat après-guerre : une période d’une grande intensité photographique, marquée par l’émergence du surréalisme, les questionnements politiques, les préoccupations sociales et l’avènement de la presse illustrée. (…)

« L’œil nouveau », la première section de l’exposition, revient sur la façon dont ces artistes ont éprouvé une fascination pour les signes de la modernité : cheminées d’usines, foules urbaines, poteaux télégraphiques, chemins de fer… Plongées, contre-plongées, vues en mouvement, ces dynamiques, influencées par le vocabulaire et la puissance du cinéma, sont mises au service d’une exaltation du monde moderne, celui du fer, du béton et de l’objet industriel.

Aurel Bauh, Chaises empilées

Aurel Bauh, Chaises empilées

Se démarquant de cette approche, les milieux surréalistes, de Man Ray à Dora Maar, de Lotar à Blumenfeld, par delà les genres abordés, suivent alors d’autres pistes, au service d’une interrogation plus inquiète de la réalité, souvent confondue avec le merveilleux (section « L’intérieur de la vue ») : expérimentations, photogrammes, jeux et déformations de la figure humaine permettent un enchantement du réel où l’imprévu tient toute sa place.

« L’imagier moderne », troisième volet de la manifestation, se consacre aux rapports nouvellement instaurés entre le texte, la lettre et l’image photographique, à travers l’étude de travaux réalisés à des fins publicitaires ou d’illustration, pour la presse ou l’édition. Avec ces jeux typographiques, photomontages et collages, le signe devient aussi important que la lettre.

Laure Albin-Guillot (photo pour la Cantate du Narcisse de Paul Valéry)

Laure Albin-Guillot
(photo pour la Cantate du Narcisse de Paul Valéry)

Sous le titre « Documents de la vie sociale », le quatrième volet de l’exposition revient sur l’interrogation sociale, de plus en plus présente tout au long des années 1930, à travers le thème des travailleurs, des loisirs naissants et du Paris nocturne. Enfin la dernière section (« Retour à l’ordre ») traite de la façon dont certains photographes, dans une esthétique néo-classique, revisitent quelques genres de la peinture : le nu, le portrait, la nature morte. »

 

Une belle présentation, dynamique et aérée, dessert cette exposition. Il m’a semblé notamment qu’elle réussissait à la fois à faire ressortir les tendances communes telles que définies dans le texte du Centre Pompidou ci-dessus, et à montrer les individualités créatrices à l’œuvre dans leur singularité. Cela m’a aussi permis de découvrir des photographes dont le travail m’était inconnu comme Marianne Breslauer, Laure Albin-Guillot et Aurel Bauh. J’ai hâte maintenant de voir l’exposition de la Maison européenne de la Photographie, La photographie en France 1950-2000, qui enchaîne avec la période suivante.

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La peinture comme aptitude fondamentale de l’être humain

 

 Laisser venir les choses
au lieu de les créer
Gerhard Richter

 

La première fois que j’ai vu un tableau de Gerhard Richter, c’était à l’été 2010, dans l’expo « Mort, que me veux-tu ? » de la Fondation Bergé – Yves Saint-Laurent sur le thème des Vanités : ce « Crâne », une toile d’une beauté brutale. J’avoue que jusque-là je ne connaissais pas du tout Richter. Mais sur la foi de ce seul tableau qui m’avait laissé une impression durable, je suis allée voir l’exposition du Centre Pompidou, intitulée « Panorama ».

 

Gerhard Richter : Crâne, 1983

Présentation du musée

Cette rétrospective célèbre le 80e anniversaire de Gerhard Richter, aujourd’hui reconnu comme l’une des figures majeures de la peinture contemporaine. Un peintre classique dans sa pratique du métier et sa vision de la peinture, et qui ne la défend jamais mieux que dans ses œuvres, ainsi que dans ses écrits et les rares interviews qu’il accepte de donner. « Je n’ai rien à dire et je le dis » est une phrase de John Cage que Richter a faite sienne.

 

S’il défend la peinture envers et contre tout – en particulier au-delà de l’image photographique – il le fait avec des médiums plus hétérogènes qu’il n’y paraît. Après les « photos-peintures », réalisées d’après des photographies au début des années 1960, Richter met en place un type d’abstraction à partir du début des années 1970 où coexistent des grilles colorées, une abstraction gestuelle, des monochromes. Dans les années 1980, il réinterprète de manière à la fois érudite et inédite les genres de l’histoire de l’art : portrait, peinture d’histoire, paysage ; tout en explorant un nouveau type de tableaux abstraits aux couleurs acides, où les formes gestuelles et géométriques s’entremêlent. Quelques grandes commandes publiques offrent également à l’artiste d’aborder le format monumental, voire architectural ; enfin, depuis les années 2000, il réalise de grandes sculptures en verre qui sont des réponses au Grand Verre de Duchamp. Depuis 50 ans, Richter étonne non seulement par sa faculté à se réinventer, mais encore par sa capacité à transformer, à chacun des tournants de son travail, l’histoire de la peinture.

 

« Panorama », sa rétrospective au Centre Pompidou, est le titre de la troisième et dernière étape d’un projet itinérant qui a commencé à la Tate Modern de Londres et s’est poursuivi à la Neue National Galerie de Berlin. C’est aussi le titre du catalogue dont la construction, comme celle de l’exposition, résulte d’un travail collectif : les trois commissaires de Londres, Berlin, Paris, ont élaboré une liste d’œuvres communes, puis chacun a défini en complicité avec l’artiste une adaptation spécifique, à la lumière des lieux et des publics. Des œuvres ont été supprimées et ajoutées dans une scénographie et un accrochage différents à chacune des étapes. Chaque « Panorama » est unique.

 

L’œuvre de Richter est multiforme, comme on le voit, et certains aspects peuvent attirer ou déplaire aux uns ou aux autres. Restée assez indifférente aux œuvres de la première salle, qui est consacrée aux « photos-peintures » (à part le Tigre, mais c’est parce que j’aime les tigres), j’ai été enchantée par le grand, très grand triptyque « Nuage » qui vient ensuite : trois toiles de format 3 m x 2m (presque celui des affiches de métro !) Il m’a semblé que ces nuages avaient à la fois un aspect réaliste et une qualité de contemplation rêveuse qui nous aspire, renforcée par le fait que, dans chacune de ces trois compositions, le nuage est centré au milieu du tableau.

Gerhard Richter : Nuage, 1970

 

Viennent ensuite plusieurs séries d’œuvres abstraites peintes dans les années 70, 80 et 90 et prouvant que, si Richter affirme préférer à toute couleur le gris, il ne les en manie pas moins de manière magistrale. Il faut voir par exemple le très beau « Juin » (1983) dont les jaunes, rouges et verts acides éclatent en mouvements et angles vifs.

 

Gerhard Richter : Juin, 1983

Parmi les genres de la peinture classique revisités par Richter, le paysage trouve une place de plus en plus importante dans son travail. Toujours peintes à partir de photographies prises au gré de ses voyages ou dans son environnement proche, ces toiles laissent la place à la nature, au ciel, sans aucune présence humaine. Pour la série des « Sketch » (1991) rassemblée à l’occasion de cette version de Panorama, l’atmosphère parfois brumeuse, diaphane, opaque, obtenue grâce à diverses techniques d’estompage, accentue leur dimension mélancolique et intemporelle.

 

Gerhard Richter : Chinon, 1987

Il en est ainsi, par exemple, de ce paisible bocage de Chinon (1987). On aura compris, par ces choix, que je suis moins sensible aux aspects de l’œuvre montrant Richter comme témoin de son siècle, comme la série intitulée « Le 18 octobre 1977 » consacrée à la mort en prison des leaders du groupe révolutionnaire Baader-Meinhof.

 

Dans ses travaux les plus récents, Richter s’interroge sur la façon dont la crédibilité de l’art peut être préservée face aux développements de l’image numérique. Mais il reste fortement attaché à la peinture : « Beaucoup de gens estiment que d’autres techniques sont plus séduisantes : mettez un écran dans un musée, et plus personne ne regarde les tableaux, déclare-t-il. Mais ma profession, c’est la peinture. C’est ce qui m’a toujours le plus intéressé. (…) De toute façon, je ne sais rien faire d’autre. Je reste cependant persuadé que la peinture fait partie des aptitudes humaines les plus fondamentales, comme la danse ou le chant, qui ont un sens, qui demeurent en nous, comme quelque chose d’humain. »

 

— Je recommande vivement la visite du site officiel du peintre, où l’on trouvera un très grand nombre d’œuvres classées par thèmes (et par chronologie à l’intérieur de chaque thème) et dont proviennent celles reproduites ici.

 

 

Solution de facilité

 

Vu l’exposition Danser sa vie, au Centre Pompidou, et ne savais quoi en dire… Et puis je lis cet excellent compte-rendu par D. Hasselmann sur son blog « Le Tourne-à-gauche » (bonne idée). Donc me défausse en vous conseillant d’aller le lire et le voir (nombreuses photos). PAR ICI !

(Image : Emil Nolde, Tänzerin mit violettem Schleier (Danseuse au voile violet) © CA 1920-1925 Neukirchen Stiftung Seebüll Ada und Emil Nolde photo. Nolde Stiftung Seebuell. Source : site du Centre Pompidou)

Le monde hallucinant de Yayoi Kusama

On a toujours besoin
de petits pois chez soi
Sagesse populaire

Une œuvre ou une personnalité émouvante, atypique, dérangeante, provocante, chaotique, hallucinatoire, innovante, déconcertante, fascinante, obsessionnelle, irritante, onirique, surprenante, incantatoire, excentrique, scandaleuse… je me suis bornée ici à relever quelques-uns des adjectifs les plus fréquents qui reviennent lorsqu’il est question de Yayoi Kusama.

Le Centre Pompidou présente la première rétrospective française consacrée à cette artiste japonaise aujourd’hui octogénaire. À travers un choix de cent cinquante œuvres réalisées entre 1949 et 2010, un hommage est ainsi rendu à une artiste inclassable qui a exercé une influence considérable sur la scène contemporaine.

Yayoi Kusama est née à Matsumoto, une ville du centre du Japon, en 1929. Elle a passé une quinzaine d’années à New York, de 1958 à 1973 : années décisives avec l’extraordinaire floraison artistique de cette époque, à laquelle elle participe pleinement comme un acteur majeur : monochromes, accumulations, performances, happenings… C’est alors qu’elle élabore le concept de self-obliteration (auto-anéantissement) où le corps est à la fois promu comme support du geste artistique et disséminé dans une univers répétitif, comme par exemple avec les dots (pois) qui envahissent indifféremment êtres vivants et choses. On accède d’ailleurs à l’exposition par une première salle (intitulée I’m Here, But Nothing – Je suis là, mais rien) où tout – murs, plafond, meubles – est couvert de pastilles adhésives rondes, sous un éclairage d’ultra-violets.

De retour au Japon, elle décide en 1977, après une tentative de suicide, de résider dans une institution psychiatrique. Ce n’est que dans les années 1990 qu’elle accède à une véritable reconnaissance dans son pays natal. Celle que Midori Yoshimoto surnomme « la princesse au petit pois » fait aussi de sa propre personne un matériau pour sa création.

« Un souvenir d’enfance fonde la légende de Yayoi Kusama et associe le commencement de sa vie d’artiste à une hallucination, une inquiétante étrangeté qui s’est manifestée autour de la table familiale », écrit Chantal Béret dans le magazine programme Code Couleur : « les fleurs rouges de la nappe se multiplient sur le plafond, les murs, le sol, sur elle-même. Âme sans corps, l’artiste fait de son insupportable auto-anéantissement (self-obliteration) le défi et la quête même d’une œuvre radicale et atypique : inscrire son corps, s’inventer un corps à corps selon des procédures formelles toujours réinventées ».


L’exposition reflète tous les aspects de cette œuvre multiforme et souvent profondément troublante, voire oppressante. Les peintures des premières décennies renvoient aux influences revendiquées du surréalisme – qui a mon sens inspire toujours ses titres. Les années new-yorkaises proposent des accumulations, des collages répétitifs (billets de banque, étiquettes) préfigurant le travail d’Andy Warhol. Kusama aborde également la sculpture avec des proliférations de matière molle enveloppée dans un tissu blanchâtre, dont les pseudopodes envahissent l’espace, de manière proche à certaines œuvres de Louise Bourgeois. Ces objets mous associés par des ligatures, des nœuds, des tresses, présentent un aspect visuel burlesque. Depuis 2005, elle a également entrepris une nouvelle série de peintures, des toiles de grande taille au format carré où s’inscrivent, dans des couleurs violentes, des rébus, des idéogrammes, des formes répétées comme notamment des yeux.

 

L’ensemble m’a paru intellectuellement intéressant, mais m’a laissée plutôt indifférente. En fin de compte, ce que j’ai peut-être le mieux aimé a été la pièce intitulée Salle des reflets infinis, plongée dans les ténèbres sauf pour une multitude d’ampoules minuscules et multicolores pendant du plafond. On se sent un peu perdu, comme au bord d’un vertige. Comme je l’ai entendu dire à une petite fille de six ans (enfin, paraissant six ans…) qui avait très bien compris : « On dirait qu’on va tomber mais on va pas tomber. »

Le site officiel de Yayoi Kusama (en japonais ou en anglais)  – dont proviennent les images