« La poésie n’a jamais le dernier mot
Le premier, toujours » (Yánnis Rítsos)
C’est peut-être une question de « devoir de mémoire », mais pas seulement. Le film documentaire d’Olivier Zuchuat Comme des lions de pierre à l’entrée de la nuit évoque le triste souvenir de Makronissos. Quand « île grecque » n’est pas forcément synonyme de « vacances au soleil »… En voyage en Grèce en 1955, Albert Camus note lors de son passage à Sounion : « parfait, sauf cette île en face de Makronissos, aujourd’hui vide il est vrai, mais qui a été une île de déportation dont on me fait d’affreux récits » (Carnets, IV, 1223).
Entre 1947 et 1951, plus de 80 000 citoyens grecs ont été internés cet îlot aride situé non loin de la côte Sud de l’Attique. C’était l’époque de l’affreuse guerre civile qui a suivi en Grèce la 2e guerre mondiale, sous le règne du roi Paul 1er. L’objectif du gouvernement grec était essentiellement la « reprogrammation mentale » des résistants communistes dont le parti était désormais interdit. (Concrètement, le camp de Makronissos a été soutenu par des fonds du plan Marshall, en application de la doctrine Truman. Le premier camp de l’île a été mis sur pied par les troupes britanniques, qui y ont emprisonné le 2e bataillon de l’ELAS – Armée populaire de libération nationale, qui avait mené la Résistance).
Parmi ces déportés se trouvaient de nombreux écrivains et poètes, dont Yannis Ritsos et Tassos Livaditis. Malgré les privations et les tortures, ces exilés sont parvenus à écrire des poèmes qui décrivent leur (sur)vie dans cet univers concentrationnaire. Ces textes, parfois grâce à l’aide de gardes complices, ont pu être conservés ou retrouvés. (Le recueil de poèmes de captivité de Ritsos a été publié en français par les éditions Ypsilon).
Le film alterne la récitation de ces écrits poétiques avec des discours de rééducation politique qui étaient diffusés en permanence dans les haut-parleurs des camps. « J’ai voulu confronter les images mentales nées de la lecture de ces poèmes aux images du présent, celles des ruines des camps de Makronissos, déclare le réalisateur. Chercher dans ces amas de pierres et de béton des empreintes de ce qui s’y est passé, les confronter aux mots de poèmes, dans un travail d’archéologie cinématographique. » Les images des maigres ruines, écrasées par le soleil, parfois escaladées par quelques chèvres, sont montrées grâce à des longs et lents travellings, et entrecoupées d’archives photographiques. Aucune musique, mais le bruit obsédant du vent (et Dieu sait s’il peut être fort dans les Cyclades…) et quelques cris de mouettes. Aucune présence humaine – sauf, de loin, un jeune pêcheur, les pieds dans l’eau.
Olivier Zuchuat s’est posé les bonnes questions. « Comment réinscrire dans un paysage d’une telle beauté la violence des faits qui se sont déroulés sur l’île ? » En fait la beauté éternelle du paysage grec ne fait que renforcer la puissance de son propos. Son film est un modèle de sobriété et de justesse.
Le camp de Makronissos a finalement fermé à la fin des années 50 mais le régime des colonels a repris la tradition et converti d’autres îles à la même fonction. Aujourd’hui, l’île est abandonnée… Au début de 2013, signale le cinéaste, des membres de l’Aube Dorée, le parti néo-nazi grec, ont proposé sur une page facebook de rouvrir les camps de Makronissos pour y placer « toute la gauche grecque »… Sans commentaire.