Dans chaque famille, il y a quelqu’un qui paie son tribut
pour que l’équilibre entre ordre et désordre soit respecté
et que le monde ne s’arrête pas. Milena Agus
Qui sont les maîtres du désordre ? Non pas ceux qui l’organisent, le gèrent, l’exploitent, mais ceux qui le combattent : maître comme dans maîtriser. Ce sont eux les figures essentielles de l’exposition complexe et passionnante, d’une richesse vertigineuse, proposée actuellement (et jusqu’au 29 juillet) par le musée du quai Branly. Articulée en trois grandes sections : l’ordre imparfait, la maîtrise du désordre et la catharsis, l’exposition analyse la notion de désordre à travers les différents modes de négociation mis en place pour le contenir.
En effet, dans la plupart des cultures, des croyances et des traditions mettent en scène des forces contraires qui se disputent le monde en un combat nécessaire et sans fin. Cette conscience du désordre semble être commune à toutes les civilisations, avec la conviction que les forces perturbatrices sont nécessaires à l’équilibre de l’univers et à sa continuité. L’existence du mal et la dégradation inscrite dans toute chose manifestent cette imperfection du monde, ou peut-être cette nécessité faisant qu’il se tient toujours en équilibre précaire entre des forces antagonistes.
A travers des objets, des costumes, des représentations issus des grandes collections anthropologiques, mais aussi des œuvres d’artistes contemporains (Basquiat, Picasso, Annette Messager, Jean-Luc Verna… dont la présence témoigne de la résonance persistante des questions posées), l’exposition s’intéresse donc aux figures incarnant le désordre, présentes au panthéon de nos croyances et de nos cultures, puis aux chamanes et autres intercesseurs chargés de négocier avec les forces du chaos. Un travail qui passe notamment par la mise en œuvre de rituels sacrés (notamment les voyages cosmiques), tandis que les fêtes, bacchanales et carnavals semblent être l’autre moyen, profane, qui autorise le déchaînement des pulsions transgressives.
L’exposition doit beaucoup aux travaux de son conseiller scientifique, l’ethnologue Bertrand Hell, spécialiste du chamanisme et de la possession. Dans une interview que l’on peut lire sur le site Evène, Hell explique que la force du chamanisme réside dans son efficacité, indépendante de toute croyance : « Ces pratiques ne sont pas des faits de croyance. Elles ne supposent pas d’adhésion ou de geste intellectuel comme la « foi » chrétienne. Par conséquent, la notion de rationalité ou d’irrationalité est inadaptée. Le rapport à l’invisible n’est pas un régime de pensée. »
L’architecture scénographique conçue par l’agence Jakob+MacFarlane nous fait cheminer comme dans un parcours initiatique à travers un enchevêtrement de poutrelles peintes en blanc et assemblées par des ligatures grossières, le long de sentiers qui bifurquent et nous conduisent vers des masques hopis, des sculptures olmèques ou des costumes de lamas mongols. Cette scénographie se veut « accompagner l’évolution des sensations psychiques du visiteur » et être « un objet poétique qui participe à la signification générale de l’exposition. » L’accumulation des objets dans un espace restreint et contourné aboutit toutefois à une impression un peu étouffante, et il est dommage que les cartouches soient souvent placés dans des coins quasi inaccessibles où ils ne peuvent être lus par plus d’une personne à la fois ! Mais ce sont des broutilles par rapport à l’intérêt de cette présentation et à la puissance des thèmes qu’elle aborde, sans nous imposer de solutions qui ne pourraient être, elles aussi, qu’imparfaites.