La guerre d’Espagne revisitée

« The pictures are there,
and you just take them. »
Robert Capa

L’exposition de photographies qui est montrée actuellement (et jusqu’au 30 juin) au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme de Paris a pour objet la légendaire « Valise mexicaine » de Robert Capa – en fait trois boîtes de carton contenant les négatifs de quelque 4500 photos de la guerre d’Espagne prises non seulement par Capa, mais également par sa compagne, Gerda Taro, et leur ami David Seymour alias Chim – longtemps considérée comme perdue.

Affiche du film réalisé par Trisha Ziff

Affiche du film réalisé par Trisha Ziff

Ces images ont finalement refait surface à la fin de 2007 à Mexico, d’où le nom donné à l’ensemble. (Sur l’histoire rocambolesque de la Valise mexicaine, on peut lire le récit (en anglais) de la conservatrice de l’International Center of Photography de New York, qui détient maintenant ces documents, et celui de Trisha Ziff qui a contribué à leur récupération (en anglais et en espagnol) . J’ai traduit en français le premier de ces récits et on peut le lire sur cette page du blog.)

Gerda Taro, Spectateurs de la procession funéraire du général Lukacs, Valence, ju(in 1937 - (c) ICP

Gerda Taro, Spectateurs de la procession funéraire du général Lukacs, Valence, juin 1937 – (c) ICP

L’exposition est organisée en une trentaine de séquences dont chacune couvre un moment ou un aspect particulier de la guerre civile espagnole, de mai 1936 à mars 1939 ; chaque séquence comprend des planches-contacts, des tirages et des fac-similés des publications de l’époque. C’est la naissance du photo-journalisme. Quelques-unes de ces images nous sont familières, beaucoup sont inédites.

L'ouvrage publié chez Actes Sud

L’ouvrage publié chez Actes Sud

Des photos de guerre peuvent-elles être belles ? Je ne suis sûrement pas la première à poser la question, et il n’est pas certain qu’elle ait une réponse. À les voir, l’émotion et l’empathie prennent souvent le dessus, d’autant plus quand on sait que Gerda Taro trouva la mort lors de ce conflit, en juillet 1937, à l’âge de vingt-sept ans… Mais on ne peut pas s’empêcher (pas moi, en tout cas) d’être sensible à la qualité des images, leurs cadrages, leurs compositions. Et elles continuent longtemps à habiter votre mémoire.

Robert Capa photographié par Gerda Taro en mai 1937 - (c) ICP

Robert Capa photographié par Gerda Taro en mai 1937 – (c) ICP

L’élégance même

Je ne connaissais pas l’œuvre photographique de Laure Albin Guillot, jusqu’à l’exposition du Centre Pompidou Voici Paris, vue en décembre dernier et où elle figurait avec plusieurs nus et images destinées à l’illustration du Cantique du Narcisse de Paul Valéry. Mais actuellement le musée du Jeu de Paume, qui réalise décidément une très belle programmation d’expos photos, lui en consacre une exclusive, où l’on peut voir environ deux cents pièces déclinant ses sujets principaux : le portrait, le nu, la photo publicitaire et enfin ses très curieuses “micrographies décoratives”, images de préparations microscopiques qui firent sa renommée en 1931. (Le mari de Laure, le Dr Albin-Guillot, était un chercheur scientifique spécialiste de ces travaux au microscope). Quelques paysages enfin marqués d’une mélancolie discrète.

200x150-LAGuillotV4Il y a dans ce travail photographique une sorte de perfection formelle qui m’a amenée à la désigner mentalement comme « l’élégance même » et à m’interroger sur cette notion d’élégance. Le Trésor de la langue française la définit comme une qualité « qui se caractérise par une grâce faite d’harmonie, de légèreté et d’aisance dans la forme et les lignes, dans la disposition et les proportions des parties, dans le mouvement ». Mais aussi, et au-delà du caractère esthétique purement visuel, la « qualité d’une personne ou d’une action qui se caractérise par sa délicatesse et sa distinction ». Ici je retombe inévitablement du côté de Roger Vailland et de son attachement à la notion d’homme de qualité ; des rapports de cette notion avec celles d’élégance, de légèreté d’aisance, d’allure ; et de tout ce que cela suppose d’exigence.

Roses dans un vase, vers 1940. DR

Roses dans un vase, vers 1940. DR

« Complexe et controversé, le travail de Laure Albin Guillot (Paris, 1879-1962) reste méconnu du public français et international. Si son esthétique classique et son lyrisme symbolique l’éloignent des pratiques avant-gardistes de nombre de ses contemporains, l’influence de son travail et surtout son activisme institutionnel ont néanmoins marqué le milieu de la photographie française de toute une époque. » Marta Gili, directrice du Jeu de Paume

Voir aussi :
une belle sélection de photos de LAG sur le portail Arago.
(Le logiciel de WordPress me fait à nouveau des misères et je n’arrive pas à insérer des photos comme je veux…)

Maisons mexicaines

 

Le Mexique a suscité la passion et l’attachement de nombreux photographes venus s’y installer dans les années 20 ou 30. Je pense évidemment à Tina Modotti, venue d’Italie, à Kati Horna, de Hongrie, mais il y a eu aussi, un peu plus tard, Mariana Yampolsky, qui venait des USA.

En partenariat avec le Centro de la Imagen de Mexico et la Fondation Culturelle Mariana Yampolsky, l’Instituto Cultural de México à Paris rend hommage à cette dernière à l’occasion des 10 ans de sa disparition.

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Née en 1925 à Chicago, Mariana Yampolsky était la fille du peintre et sculpteur Oscar Yampolsky. A l’âge de dix-neuf ans, elle se rend au Mexique : « Je suis venue au Mexique pour un an et j’y suis restée le reste de ma vie », dira-t-elle. Naturalisée mexicaine en 1958, Mariana est morte en 2002 dans son pays d’adoption. Elle y avait étudié la peinture, la gravure et la sculpture, dans le cadre notamment du Taller de la Gráfica Popular (TGP), avant de se consacrer plus spécialement à l’art de la photographie. Elle a été la première femme membre du Comité exécutif du TGP, structure créée en 1937 par les artistes Leopoldo Mendez, Pablo O’Higgins et Luis Arenal afin de promouvoir un art de résistance contre le fascisme et la guerre et de défendre les intérêts du peuple mexicain en plaçant l’art à la portée de tous.

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Mariana Yampolsky : Jupe huichole, Jalisco, Mexique, 1993.
Image Fondation Culturelle Mariana Yampolsky

L’architecture populaire a également été l’une de ses passions, indique Patricia Gola, du Centro de la Imagen : architecture sans architectes, réalisée par les artisans ou les habitants de maisons rurales et marquée par une forte influence de la tradition autochtone. Le thème de la maison est en effet central dans l’œuvre de Mariana Yampolsky. Ce qui va de l’observation du matériau de construction (pierre, pisé…) à celle des formes que prennent les éléments constitutifs entre les mains des artisans. Mais la maison revêt aussi pour elle un sens plus large. Elle est la demeure de l’homme sur la terre et le lieu à partir duquel il regarde le monde, un lieu qui le relie à ses ancêtres et à ses origines, un lieu où le chant est possible : c’est ce que Mariana a développé dans son livre La casa que canta (1982).

Photo de Mariana Yampolsky.Image publiée sans légende sur le site de l'Instituto Mexiquense de Cultura http://culturaedomex.wordpress.com/

Photo de Mariana Yampolsky.
Image publiée sans légende sur le site de l’Instituto Mexiquense de Cultura http://culturaedomex.wordpress.com/

L’exposition du centre culturel mexicain (qui se poursuit jusqu’au 7 février) est intitulée Tepalcates : le mot tepalcate est l’adaptation en espagnol du nahuatl tepacatl signifiant « tesson, fragment de poterie ». Elle est essentiellement consacrée au thème de la maison rurale mexicaine, avec notamment de très beaux gros plans sur des matériaux naturels utilisés dans la construction. Ce choix permet de développer le thème de manière détaillée, mais il est toutefois un peu dommage de n’avoir pas fait de place aux autres thématiques de Yamposlky, qui a réalisé de magnifiques figures des habitants de ces zones rurales. On peut voir certaines de ces autres photos sur le site de la Fondation Culturelle Mariana Yampolsky.

Louis Stettner, de New York à Paris

 

 

Pas vraiment le temps d’écrire quelque chose d’élaboré, mais envie quand même de signaler la belle exposition de photos de Louis Stettner à la BNF Tolbiac (Galerie des donateurs), jusqu’au 27 janvier 2013.

 

Little Girl Running, Lower East Side – 1952

Little Girl Running, Lower East Side – 1952

« Né en 1922 à Brooklyn, New York, Louis Stettner est indéniablement un photographe citadin, trouvant dans le tissu urbain une inspiration à la fois graphique et humaine. New York et Paris sont les deux pôles de son œuvre et chacune de ces villes semble correspondre à un aspect de sa personnalité artistique. Dans toute son œuvre, le photographe fait preuve d’engagement, d’un intérêt marqué pour les minorités, les plus humbles, les laissés pour compte. Les travailleurs (série Workers en 1973), les femmes (série Women en 1975) et les déshérités (série Bowery en 1986) sont des motifs particulièrement présents tout au long de son parcours. L’œuvre prolifique de Louis Stettner – dont certaines photographies sont devenues très célèbres – a fait l’objet de publications dans des revues américaines (Life, Time) et françaises (Paris-Match, Réalités). »

Furniture Factory, New York – 1974-76

Furniture Factory, New York – 1974-76

 

Man of the Twentieth Century – circa 1954

Man of the Twentieth Century – circa 1954

 

Un regard sur la Chine des années 1840

 

 

Pour célébrer ses dix ans, le Centre Culturel de Chine à Paris organise avec le Musée français de la Photographie une exposition inédite (à voir jusqu’au 27 novembre) dévoilant les premières photographies de la Chine connues à ce jour.

 

Cet ensemble comprend des œuvres qui comptent parmi les pièces les plus emblématiques et les plus fragiles du Musée français de la Photographie, ainsi que le journal de bord de leur auteur, Jules Itier, inspecteur des douanes et daguerréotypiste amateur. Et offre la possibilité exceptionnelle de découvrir le premier regard photographique qu’un Occidental ait porté sur la Chine : c’était dans les années 1840.

 

Hall d’entrée de la salle d’exposition, Centre culturel de Chine. Photo ELC

L’exposition retrace le parcours de Jules Itier, les motifs et les étapes de son voyage. Elle a pour ambition de mettre en valeur la spécificité de ce témoignage visuel et écrit. Elle s’appuie dans ce but sur une scénographie intimiste où les daguerréotypies – devant être regardées de près – sont présentés dans des sortes de malles-cabines ouvertes comme des livres.

 

Alphonse Jules Itier, fonctionnaire des douanes, embarque pour la Chine en décembre 1843. Il accompagne l’ambassadeur Théodore de Lagrenée, chargé par le roi Louis-Philippe de négocier un traité commercial entre la Chine et la France (le traité de Huangpu, négocié à Macao et signé sur le territoire de l’Empire chinois à bord du navire français L’Archimède, sur la Rivière des Perles au large de l’île de Huangpu). Il ajoute à ses bagages tout le matériel utile à la réalisation de daguerréotypes. Le 24 octobre 1844, il immortalise la signature du traité en réalisant une série de portraits. Un témoin, Charles Lavollée, raconte (1)« Les mandarins se prêtèrent volontiers à la pose qu’il fallut exiger d’eux. Le soleil était très favorable, mais le tangage opposait à la netteté du dessin un obstacle presque insurmontable. On essaya pourtant. La seconde épreuve donna un résultat très convenable et les Chinois demeurèrent stupéfaits devant cette reproduction fidèle et rapide, dont ils ne pouvaient s’expliquer le secret ».

 

Jules Itier : Grands mandarins de Canton – 21 novembre 1844. Image Musée français de la Photographie

Comme un voyageur d’aujourd’hui, Jules Itier profite de tous ses instants de liberté pour découvrir Macao et fixer par l’image les paysages qui s’offrent à ses yeux. Le 28 octobre 1844 (2), il écrit dans son journal : « J’ai employé ma journée à prendre au daguerréotype les divers points de vue qu’offrent Macao et ses environs ; les quais de Praja-Grande, la grande pagode, le port intérieur, les rues du Bazar m’ont offert d’intéressants sujets. »

 

Jules Itier avait à cette époque déjà réalisé plusieurs voyages au cours desquels il avait réalisé des images, mais Il ne reste aujourd’hui aucune trace des photos prises en Afrique lors de ses premières expéditions. On dénombre toutefois près de 130 plaques référencées pour l’Asie et l’Égypte, dont 37 au musée  français de la Photographie.

 

Jules Itier : Vue prise de Macao – Entre 1843 et 1846. Image Musée français de la Photographie

Conçue pour être itinérante, l’exposition sera par la suite présentée dans trois villes de Chine (Pékin, Lishui et Wuhan), entre décembre 2012 et mars 2013.

——
(1) Voyage en Chine, Paris, Just Rouvier/A. Ledoyen, 1852, p. 303
(2) Journal d’un voyage en Chine en 1843, 1844, 1845, 1846, Premier volume, Paris, Dauvin et Fontaine, 1848, p.331

 

 

La mémoire roumaine de Gilles Saussier

 

Le mois de novembre n’a guère de charmes ; on va vers l’hiver ; les jours raccourcissent obstinément ; on n’est pas forcément émus par le beaujolais nouveau. Non, un des rares agréments du mois de novembre à Paris, c’est (tous les deux ans) le Mois de la Photo, qui se déploie en manifestations de plus en plus nombreuses et diverses.

 

D’une promenade dans quelques galeries du Marais, en ce début de mois, je garde la meilleure impression de l’exposition du photographe Gilles Saussier qui se tient à la galerie Zürcher. Dans cette exposition intitulée Sinea, indique la galerie, « Gilles Saussier dévoile les séries d’un projet en cours centré sur l’exploration de la région natale de Constantin Brancusi, où fut érigé aux pieds des Carpathes, dans la ville de Tirgu Jiu [NDLR : ou Targu Jiu ?], le seul ensemble monumental du sculpteur » avec la Colonne sans fin en fonte de près de 30 m de haut, inaugurée en 1938.

 

Sinea (ateliers de Petrosani), 2011

 

« Avec Sinea, Gilles Saussier poursuit son interrogation croisée de l’histoire contemporaine de la Roumanie et de celle de la sculpture moderne, de Brancusi au minimalisme. Comme dans Studio Shakhari bazar (2006) ou Le Tableau de chasse (2010), Saussier part de faits réels enfouis et d’éléments d’enquêtes de terrain – en particulier ici un véritable scoop : sa découverte d’un clone de La Colonne sans fin fabriquée en 2001 par les repreneurs privés de l’usine où elle fut fabriquée en 1937 (2) – ainsi que de séries antérieures d’images, dont il s’empare pour recomposer l’histoire et construire de nouveaux monuments à la manière des spolia de l’antiquité. Cette nouvelle spolia documentaire propose une méditation sur l’Art et la Révolution, la culture des matériaux chère aux constructivistes (la faktura) et l’érosion de la mémoire ouvrière et paysanne. »

 

 

L’exposition décline ces thèmes en un nombre limité d’images, qu’elle montre à la fois en petits et en grands formats. Il s’agit de voir, entre autres, l’emprise humaine sur un paysage, avec l’usine désaffectée des Ateliers mécaniques de Petrosani (la seule montrant un être humain, ouvrier au repos), où fut fabriquée la Colonne sans fin de Brancusi ; le monde du charbon avec la ville minière de Petrila ; la rivière Jiu dont les pierres ont nourri le chantier de construction du chemin de fer ; et quelques images des campagnes proches du village natal de Brancusi, Hobita.

 

Images simples et dépouillées, empreintes d’une mélancolie profonde, celle qui s’attache aux choses pour toujours disparues. Lignes rigides des structures industrielles érodées par l’usure et la destruction. Gamme de couleurs sourdes, celles du métal, de la rouille et du bois. Dans l’usine de Petrosani, quelques chiens errants, la tête levée, interrogent le destin.

 

Le Chien est un loup pour la colonne, 2011

Images provenant de la galerie Zürcher

Auprès de mon arbre

 

 

L’École des Beaux-arts de Paris présente (jusqu’au 22 avril 2012) sous le titre de L’Arbre et le photographe une centaine de photographies du XIXe siècle à nos jours, principalement issues de ses propres collections, sur le thème de l’arbre et de la forêt. Riche d’un fonds de plus de 70 000 photographies, l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts en a sélectionné une centaine consacrée à ce thème.

 

De la forêt de Barbizon à la ville paysagée, des nostalgiques promenades d’Atget à l’orientalisme fleurissant, après les peintres, les dessinateurs et les graveurs, les photographes du XIXe siècle ont réussi à en restituer toute la poétique réalité.

 

L’exposition présente des photographies toutes signées des grands maîtres du XIXe siècle : les familiers de la forêt de Fontainebleau, Alfred Briquet, Paul Berthier, Alexandre Famin, Henry Langerock, Achille Quinet ; les amoureux de la ville, Eugène Atget, Giacomo Caneva, Jean Laurent, Charles Marville, Séraphin Mieusement ; les pionniers des lointains, Désiré Charnay, Félix Bonfils, Luigi Fiorillio, G. Lékégian, Pascal Sebah, Félix Teynard, Zangaki.

 

Cet ensemble patrimonial trouve un prolongement dans une présentation de photographies contemporaines réalisées par des professeurs de l’École, Jean-Marc Bustamante, Éric Poitevin, et de jeunes artistes diplômés de l’Ecole : Claire Adelfang, Fanny Beguery, Domitille Chaudieu, Lukas Hoffmann, Hermann Wendler ; mais aussi par des artistes de renom tels Anna et Bernhard Blum, Beatrice Caracciolo, Michael Kenna, Sarah Moon, Mark Ruwedel, Tessa Trager… (extrait de la présentation)

 

L’exposition est organisée en trois grands thèmes : l’arbre naturel, l’arbre urbain, l’arbre dans son rapport à l’homme. Ces thématiques permettent de juxtaposer des images très éloignées dans le temps mais dont les propos se répondent et suscitent l’échange ou la réflexion. Le catalogue comprend des textes de Pierre Bergounioux et Olivier Rolin.

 

Je me suis souvenue en visitant cette expo d’un passage du livre de Jean-Paul Dubois (un nom qui tombe bien…) Une vie française, où le héros, Paul Blick, est chargé par l’éditeur Louis Spiridon de faire une série de photos pour un livre qui devra recenser toutes les essences du pays. Cette mission le conduit à passer de longues heures dans les forêts, à observer les arbres, et à réfléchir à leurs capacités cognitives et à leurs analogies avec celles des humains : « Durant ces longues attentes je me disais que ces arbres devaient avoir, quelque part, une mémoire, sans doute bien différente de la nôtre, mais capable d’enregistrer l’histoire de leur pré, les fréquences bavardes des villes lointaines. Il ne faisait pour moi aucun doute qu’ils possédaient aussi une intelligence du monde aussi subtile que celle dont nous nous prévalons. Comme nous, ils avaient pour mission de construire leur destinée à partir de rien, d’un hasard et d’une nécessité combinés, d’une simple graine transportée par le vent ou un oiseau, et ensuite de s’accommoder du sel de la terre et des eaux de la pluie. » (J.-P. Dubois, Une vie française, Paris, éd. de L’Olivier, 2004, p. 202)

 

Martin Stavars, Portraits of Trees

Pour illustrer cette note, je voudrais montrer l’une des images de la série que le photographe Martin Stavars a dénommée Portraits of Trees et que l’on peut retrouver sur son site.

L’étrangeté du banal (et inversement)

Encore de la photo, encore du noir et blanc, mais ce n’est pas du tout la même chose. Du Mexique des années 1930, on passe au New York des années 1960 (essentiellement) avec Diane Arbus.

Plutôt que par goût, je suis allée voir cette exposition pour essayer de mieux appréhender une œuvre que je connais peu, ou mal. J’avais en tête quelques images hyper connues, celle du travelo aux bigoudis, celle du petit garçon à la bretelle pendante, celle des petites filles jumelles en robe sombre à col blanc – qui toutes figurent dans l’expo. J’avais envie de voir un ensemble qui me permettrait de m’en faire une idée plus précise.

Ce qui est montré au Jeu de Paume répond sans doute à cette tentative, bien que la manière dont ces photos sont montrées ne nous y aide guère. « A une approche chronologique, thématique ou académique, l’exposition a préféré offrir un parcours dont les œuvres sont en elles-mêmes le fil conducteur du regard du spectateur », déclare le musée dans son feuillet d’information. Autrement dit, débrouillez-vous… Entendons-nous, je n’aime pas non plus quand on vous mâche trop le travail, ni surtout quand on vous ordonne comment on doit regarder l’œuvre de tel ou tel artiste. Il me semble qu’en cela comme en beaucoup d’autres domaines, on doit pouvoir trouver un juste milieu. (Des éléments biographiques et documentaires étaient toutefois concentrés dans une salle à la fin du parcours, où je n’ai même pas essayé d’entrer pour cause d’extrême affluence.)

« Arbus puise l’essentiel de son inspiration dans la ville de New York, qu’elle arpente à la fois comme un territoire connu et une terre étrangère, photographiant tous ces êtres qu’elle découvre dans les années 1950 et 1960. La photographie qu’elle pratique est de celle qui se confronte aux faits. Cette anthropologie contemporaine — portraits de couples, d’enfants, de forains, de nudistes, de familles des classes moyennes, de travestis, de zélateurs, d’excentriques ou de célébrités — correspond à une allégorie de l’expérience humaine, une exploration de la relation entre apparence et identité, illusion et croyance, théâtre et réalité. »

 

Femme portant un enfant, Central Park, NY, 1956 - Image Utata Tribal Photography

Dans son très bon article sur le site L’Intermède, Claire Colin montre ce « mouvement de réinsertion de l’atypique dans le banal » qui s’exerce également en sens inverse, renvoyant tout le monde dos à dos (ou plutôt face à face) dans l’exercice de l’étrangeté. « Il ne suffit pas à Diane Arbus de montrer combien l’étrange n’est pas là où l’on pouvait l’attendre : la photographe veut aussi aller jusqu’à démontrer qu’il se loge dans le plus familier ». « Les photographies de Diane Arbus laissent ainsi transparaître, un instant, la faille du quotidien derrière laquelle peut s’agiter une puissance indistincte et mystérieuse », conclut-elle.

Tout cela, incontestablement, m’intéresse, mais je n’arrive pas à y prendre plaisir (on me dira que ce n’est pas forcément le but recherché). Je fais partie des gens que l’obsession d’Arbus pour les « freaks » met mal à l’aise… Finalement, j’ai trouvé sous la plume de Greg Fallis (sur le site Utata – Tribal Photography, cité par mon collègue Lunettes Rouges) un point de vue que je rejoins. Je traduis ici un fragment de son article :

« Il y a certains photographes pour lesquels je perçois immédiatement le sens de leur travail. Il y en a certains pour lesquels je le perçois seulement après y avoir apporté une grande attention, ou après que j’ai regardé assez d’images pour que l’objectif de ce travail pénètre finalement dans ma tête. Et puis il y a certains photographes dont le travail semble toujours planer hors de ma portée. Et pour moi, cela inclut Diane Arbus.

Je trouve son travail le plus ancien accessible et émouvant, et son travail ultérieur (notamment les séries de photographies d’attardés mentaux adultes, vivant dans une institution à Vineland, New Jersey) est souvent d’une beauté qui vous hante, bien que ces images me semblent quelquefois cruelles. Mais les photographies pour lesquelles elle est le plus connue me laissent froid. Elles ont un détachement clinique que je trouve repoussant. Ce détachement lui était peut-être nécessaire pour s’approcher aussi près – au plan physique et émotionnel – des sujets, mais je ne ressens rien pour ces gens. Je suis touché seulement, et d’une manière qui n’est pas positive, par la photographie, par le fait que cette femme a choisi de prendre cette photographie.

Et pourtant 38 ans après sa mort (NDLR : Diane Arbus s’est suicidée en 1971), ces photographies conservent un pouvoir étrange pour attirer et retenir notre attention. Je ne le comprends pas. Je ne le perçois pas vraiment. Mais je reconnais son existence. »

Au musée du Jeu de Paume jusqu’au 5 février 2012

Deux regards sur le Mexique

 

Du 11 janvier au 22 avril 2012, la Fondation HCB rend hommage, avec une exposition discrète mais efficace, à deux grands maîtres de la photographie : Henri Cartier-Bresson et Paul Strand. L’exposition présente 90 tirages en noir et blanc : les œuvres de Paul Strand proviennent de collections espagnole, américaine et mexicaine ; celles de Cartier-Bresson, dont certaines inédites, sont issues de la collection de la Fondation HCB. La mise en perspective de leurs travaux sur le Mexique entre 1932 et 1934 est l’occasion pour le public de découvrir deux visions d’un même pays et surtout deux approches différentes de la photographie.

A l’automne 1932, Paul Strand (1890-1976) quitte les États-Unis pour se rendre au Mexique. C’est sur une invitation du compositeur Carlos Chávez, désormais responsable de la culture au ministère mexicain de l’éducation, que Strand découvre ce pays dont il disait : « Je pensais au Mexique comme quelque chose de mystérieux, sombre et dangereux, inhospitalier. » Strand restera pourtant deux ans au Mexique jusqu’à son retour à New York en décembre 1934.

Après une première exposition à la Sala de Arte du ministère de l’éducation en février 1933, Strand part au printemps 1933 enquêter sur l’art et l’artisanat mexicain dans l’état du Michoacán. Fasciné par la culture indigène et la piété des habitants, il ramènera de cette mission des portraits de statues religieuses, d’hommes, de femmes et d’enfants dans les rues, de paysages et d’architecture. Ce sont ces images qui forment l’essentiel de l’exposition. Strand photographie des églises, des Christs, des femmes avec des paniers, des châles, des enfants, des hommes avec des grands chapeaux. Des images fortement structurées, des figures emblématiques. Au village de Janitzio, dans l’île du même nom, les filets de pêcheurs accrochés à de hautes perches semblent composer un décor de théâtre…

Paul Strand, Paysage près de Saltillo, 1932 © Aperture Foundation Inc.

Le ministère lui confie ensuite la réalisation d’une série de films sur le Mexique. Il tourne alors son premier long-métrage, Redes, un docu-fiction basé sur la lutte d’un groupe d’hommes, des pêcheurs, contre une société corrompue. Les acteurs du film sont principalement les habitants du village d’Alvarado, près de Vera Cruz. Le film sort au Mexique en juin 1936 et, sous le titre The Wave, l’année suivante aux USA. Lorsque le nouveau gouvernement mexicain mis en place en 1934 avec l’élection de Lázaro Cardenas abandonne le projet de série de films, Strand décide de rentrer à New York. Il s’engage auprès de l’association de cinéastes Nykino, se consacre au cinéma politique et devient président de Frontier Film, nouveau nom de Nykino.

The film – the first (and last) of its kind – was expected to play a small part in the Government’s plan to educate millions of illiterate citizens throughout the enormous country and bring them out of their isolation. […] The picture was to be made for the Federal Department of Fine Arts, headed by composer Carlos Chávez. The producer would be Paul Strand. […] We had recruited practically all ‘actors’ from among the local fishermen, who needed to do no more than be themselves. They were splendid and loyal friends, and working with them was a joy. In addition to acting, they carried all the equipment, rowed the boats and did a multitude of other jobs, earning more money than ever before – forty-five cents per day, per man – and enjoying themselves hugely. […] I’m told that some years later the Nazis found the negative in Paris and burned it. A few prints still exist. (Fred Zinnemann –World Cinema Foundation)

En 1940, Strand publie Photographs of Mexico, un portfolio, édité en 250 exemplaires, de 20 photogravures représentatives de son travail sur le Mexique ; un exemplaire en est présenté dans l’exposition. Paul Strand passe la fin de sa vie en France, à Orgeval, où il décide de s’installer en 1951, alors que la chasse aux sorcières est lancée aux États-Unis par le sénateur McCarthy.

Surréaliste toujours

Henri Cartier-Bresson, son cadet d’une vingtaine d’années, débarque à Mexico en juillet 1934. Il fait alors partie d’une mission ethnographique envoyée pour suivre la construction d’une grande route panaméricaine. La mission s’engage mal car les financements promis par le gouvernement mexicain se font attendre. La majorité des membres de l’expédition rentre alors en France, déçus de voir le projet abandonné. Mais HCB décide de rester car « il éprouve un vrai coup de foudre pour ce pays ». Parcourant le pays avec son Leica, il se débrouille pour y survivre, se lie d’amitié avec des poètes, se passionne pour les muralistes et leurs fresques révolutionnaires, travaille pour la presse. Il expose au Palacio de Bellas Artes en mars 1935 avec le photographe mexicain Manuel Alvarez Bravo. « Au moment de partir, il se décrète à vie Français du Mexique. » Il travaille ensuite à New York avec Paul Strand et s’initie au cinéma, rejoignant lui aussi le groupe Nykino. À son retour en France, il assistera Jean Renoir sur plusieurs de ses films (La vie est à nous, Une partie de campagne) avant de partir en Espagne réaliser des documentaires sur le front espagnol.

Cartier-Bresson, 1934 © Magnum Photos - Source Slash Paris

Cartier-Bresson photographie des marchés, des cercueils, des enfants qui jouent, et à Mexico la série désormais familière des prostituées passant la tête par leurs petits guichets de bois. Ses photos du Mexique (celles des années 30, mais aussi des années 60) ont notamment été publiées dans le volume Carnets mexicains de HCB aux éditions Hazan (1998). On a dit, suggère l’éditeur, que ces photographies appartiennent à sa période surréaliste, mais tout ce qui fera plus tard sa gloire est déjà là. « En fait, la photographie surréaliste, je ne sais pas ce que c’est : pour moi le surréalisme, c’est avant tout la littérature. Mais pour la conception de l’existence, si le surréalisme c’est l’amour, la liberté, l’imagination, le pouvoir de l’inconscient, la révolte permanente, alors je n’ai jamais cessé d’être surréaliste. »

Le fantôme d’Hervé Guibert

« C’est le devoir d’un artiste d’être hors pouvoir,
c’est-à-dire seul avec la folie de son œuvre, avec son
entêtement, avec sa prétention douloureuse. »
(Hervé Guibert, Le Mausolée des amants)

Je ne crois pas avoir lu beaucoup de livres d’Hervé Guibert. Je parcours sa bibliographie et cela n’éveille guère de souvenirs de lecture. Sans doute L’Image fantôme, mais il y a si longtemps… Oh, bien sûr, je savais qui c’était. Dans les années 80, je lisais ses articles dans le Monde (à l’époque, je lisais régulièrement le Monde). Je connaissais son travail photographique.

Aujourd’hui, après trente ans de règne du sida, je crois qu’on a du mal à imaginer l’impact qu’avaient alors les premières « icônes » séropositives, artistes et intellectuels : Rock Hudson, Klaus Nomi, Jorge Donn (le splendide danseur de la troupe de Béjart), Freddie Mercury… et, en France, Hervé Guibert.

Aussi, en allant voir cette exposition, la première grande rétrospective qui lui soit consacrée, à la Maison Européenne de la Photographie, ce que j’avais en tête, c’était sans doute obscurément de rendre hommage, en quelque sorte, à quelqu’un disparu trop tôt, l’une de ces comètes qui traversent nos ciels en laissant des traces évanescentes de leur passage.

L’expo de la MEP regroupe environ 200 tirages de photos faisant partie de celles que Guibert avait lui-même mises à part comme une sélection définitive. Elles appartiennent pour la plupart à ses thèmes de prédilection, tels qu’ils sont excellemment définis sur le site consacré à Hervé Guibert par Guillaume Ertaud et Arnaud Genon :

• Autoportrait : l’image de soi à l’épreuve du corps.
• Ombres : le corps écran, jeux de lumières.
• Au bord du cadre : champs/hors-champ, le corps comme passeur.
• Tables : le territoire du corps de l’écrivain.

Le nombre important des autoportraits fait que, au fil des années, on constate les atteintes de plus en plus marquées de la maladie sur le visage (si beau) et surtout le corps du photographe… « Avec cette impression de m’adonner à une occupation malsaine et funèbre, j’étais attentif aux transformations de mon visage comme aux transformations d’un personnage de roman qui s’achemine lentement vers la mort. » (L’Image fantôme)

Nombreuses aussi les images de sa table de travail, feuilles, carnets, crayons, machine à écrire, une insistance qui dit, dans la vie quotidienne, la part du travail, la place de l’écriture.

On lui a probablement souvent fait reproche d’égocentrisme. Il répond : « Ce qu’on dénigre comme narcissisme n’est-il pas le moindre des intérêts qu’on doit se porter, pour accompagner son âme dans ses transformations ? » (L’Image de soi)

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Voir aussi l’article sur le site Fluctuat.

(Images de la MEP.)