Cimes et abîmes surréalistes

« Là, tout flotte et s’en va dans un naufrage obscur. »
(Victor Hugo, Ce que dit la bouche d’Ombre)

C’est peut-être par la « matière noire » de Victor Hugo qu’il faut passer pour percevoir ses affinités avec le surréalisme. C’est en tout cas par son œuvre picturale qu’on accède à cette rencontre dans l’exposition actuellement (jusqu’au 16 février) montrée à la maison de Hugo, place des Vosges, et intitulée La Cime du rêve.

V. Hugo, Taches en forme de paysage (DR)

V. Hugo, Taches en forme de paysage (DR)

À travers un cheminement thématique – les châteaux, l’amour, la nuit, la mer, la forêt, le ciel, le bestiaire – mais aussi technique – l’empreinte, le pochoir, la tache, le rébus… – l’exposition La Cime du rêve juxtapose une cinquantaine de dessins de Hugo et des œuvres de Max Ernst, André Masson, Yves Tanguy, Francis Picabia, René Magritte, Unica Zürn, Brassaï, Hans Bellmer, Oscar Dominguez, Marcel Jean, Robert Desnos, Toyen, Wilfredo Lam, Georges Malkine… Valentine Hugo, aussi, qui n’était pas apparentée directement au grand Victor, mais avait épousé son arrière-petit-fils, le peintre Jean Hugo.

Oscar Dominguez, Décalcomanie (DR)

Oscar Dominguez, Décalcomanie (DR)

Il faut rendre justice à André Breton (même si Rimbaud et Lautréamont avaient déjà reconnu le poète comme l’un des leurs, un voyant…) d’avoir placé Victor Hugo, en 1924, dans le Manifeste du surréalisme, parmi ses pairs – et non leurs précurseurs : le surréalisme transcende les époques. Même si Breton assortit son jugement d’une réserve : « Hugo est surréaliste quand il n’est pas bête ». Et la présentation du musée souligne à juste titre que « le Hugo des années 1920 n’est pas, loin s’en faut, le Hugo consensuel qu’il est devenu aujourd’hui. C’est, d’un côté, un Hugo bien-pensant, un Hugo de manuels scolaires et de récitations, un Hugo statufié. C’est, d’un autre côté, un Hugo vilipendé par l’université pour sa fatuité, pour son côté verbeux, pour sa bêtise en somme, et honni tant par l’extrême gauche que par la droite extrême, maurrassienne. » On a certainement aujourd’hui une vision plus globale et moins manichéenne de l’écrivain, avec ses zones d’ombre et son goût pas seulement romantique pour ce qu’Annie Le Brun appelle « les arcs-en-ciel du noir ».

V. Hugo, Composition (DR)

V. Hugo, Composition (DR)

Habitée en son centre par la présence du Grand Tamanoir de Breton, l’exposition rassemble des œuvres majeures, avec notamment de très beaux Max Ernst (dont La Forêt). La juxtaposition, pièce par pièce, des dessins, encres, gouaches de Hugo avec les œuvres surréalistes atteste à coup sûr de troublantes similarités. Il serait intéressant de rechercher – mais cela a sans doute déjà été fait – de pareilles analogies dans les vers hugoliens…

Enfin Woolf vint…

 

Longtemps, j’ai tourné autour des livres de Virginia Woolf avec une sorte d’appréhension, de crainte, presque de terreur sacrée (awe, ce mot pour lequel le français n’a pas d’exact équivalent), un peu comme avec Proust, d’ailleurs, qui m’inspire toujours le même sentiment. Ensuite je l’ai apprivoisée. Je crois que cela a commencé avec Mrs Dalloway, que j’ai lu – comme beaucoup d’autres spectateurs je suppose – après avoir vu le film tiré du livre de Michael Cunningham The Hours. Apprivoisée, mais avec, toutefois, une certaine distance, celle que l’on réserve aux grands fauves. Je n’ai pas lu tous ses livres, loin de là (tant mieux, il m’en reste à découvrir !) J’ai adoré Orlando et je me bats avec Les Vagues, alternant la VO et la VF pour mieux cerner des points qui me laissent perplexe, et visitant le site de Christine Jeanney qui tient actuellement un journal de bord (passionnant) de la nouvelle traduction de ce livre.

Portrait de Virginia Woolf par Roger Fry,

Portrait de Virginia Woolf par Roger Fry, vers 1917 (image Wikipedia)

Tout ça pour dire que, dernièrement, il me semble que Virginia Woolf prend sa place dans le paysage, de plus en plus, de mieux en mieux, comme l’immense écrivain du XXe siècle qu’elle a été. Assurément cela a à voir aussi avec la publication de ses œuvres dans la Pléiade (Œuvres romanesques en deux volumes), sous la direction de son traducteur Jacques Aubert.

Et en cet automne 2013 la grande Virginia est dans l’actualité à nouveau, avec la parution à l’URDLA (le centre lyonnais de l’estampe et du livre, fief du regretté Max Schoendorff) d’un livre d’artiste : Enfin, texte de Virginia Woolf, traduction et préface de Jacques Aubert, lithographies de Myriam Mechita. Parution qui accompagne une exposition (jusqu’au 15 novembre) regroupant, autour de la figure de Virginia Woolf, les travaux les plus récents de cette artiste née en 1974 (dessins, céramiques, livres, estampes).

Lithographie de Myriam Mechita pour le livre "Enfin" (DR)

Lithographie de Myriam Mechita pour le livre « Enfin » (DR)

Jacques Aubert a donné à cette occasion au bulletin de l’URDLA, Ça presse, un texte intitulé Le moment d’être Virginia enfin, extrait de la préface du livre, où il cerne l’émergence de l’être Virginia Woolf comme écrivain et les moments qui furent « le creuset où s’élabora secrètement son écriture propre ».

 

Le goût de Londres

Je n’étais pas retournée à Londres depuis pas mal d’années. Je viens d’y faire un petit voyage et j’ai retrouvé avec grand plaisir tout ce qui, pour moi, fait le « goût de Londres » : les pubs, les plaques de rues, les autobus, les librairies d’occasion de Charing Cross Road, le mélange de conformisme et d’extravagance…

Le mercredi 14, la ville était absolument envahie par une foule d’Écossais en kilt, avec cornemuses, chapeaux à plumes et tout le tremblement, qui avaient notamment pris d’assaut Trafalgar Square. Renseignements pris, c’était des supporters de l’équipe écossaise de foot qui devait disputer ce jour-là à Wembley un match amical préparatoire aux éliminatoires de la Coupe du monde 2014. (L’Angleterre a gagné par 3 à 2.) Animés, très motivés, mais somme toute, paisibles.

Durant ce bref séjour j’ai pu voir notamment deux expositions, l’une à la Royal Academy of Art, l’autre à la National Portrait Gallery. La première (« Mexico : A Revolution in Art, 1910-1940 ») était consacrée à l’impact de la révolution mexicaine de 1910 sur l’art au Mexique. Son grand intérêt : confronter l’activité des artistes mexicains à celle des peintres et photographes étrangers attirés par ce bouleversement majeur. L’exposition montre ainsi des toiles de Diego Rivera, Frida Kahlo et José Clemente Orozco, ainsi que des images de Manuel Alvarez Bravo et Tina Modotti, aux côtés de tableaux des peintres Marsden Hartley, Josef Albers, Edward Burra et des photos de Paul Strand, Henri Cartier-Bresson et Robert Capa. Elle tente également, à l’aide de quelques ex-votos et de gravures de José Guadalupe Posada, de rattacher cette effervescence artistique à des expressions de l’art populaire.

Diego Rivera, 'Dance in Tehuantepec (Baile in Tehuantepec)', 1928. Oil on canvas, 200.7 x 163.8 cm. Collection of Clarissa and Edgar Bronfman Jr. Photo Collection of Clarissa and Edgar Brontman Jr., courtesy of Sotheby's, New York / © 2013 Banco de México Diego Rivera Frida Kahlo Museums Trust, Mexico, D.F. / DACS.

Diego Rivera, ‘Dance in Tehuantepec (Baile in Tehuantepec)’, 1928.
Oil on canvas, 200.7 x 163.8 cm. Collection of Clarissa and Edgar Bronfman Jr. Photo Collection of Clarissa and Edgar Brontman Jr., courtesy of Sotheby’s, New York / © 2013 Banco de México Diego Rivera Frida Kahlo Museums Trust, Mexico, D.F. / DACS.

Marsden Hartley, Earth Warming', 1932. Oil on paperboard, 64.14 x 83.82 cm. Montgomery Museum of Fine Arts, Alabama, The Blount Collection. Photo Montgomery Museum of Fine Arts

Marsden Hartley, Earth Warming’, 1932.
Oil on paperboard, 64.14 x 83.82 cm. Montgomery Museum of Fine Arts, Alabama, The Blount Collection. Photo Montgomery Museum of Fine Arts

« Nous sommes bien plus familiers avec la révolution russe qu’avec la révolution mexicaine », explique le commissaire de l’exposition, Adrian Locke, dans son catalogue. « Pourtant au Mexique l’art qui s’est développé à cette époque a été beaucoup plus varié et moins affecté par les persécutions étatiques. Il est difficile d’imaginer un endroit en Europe qui pourrait se comparer à l’énergie artistique et à la production qui se sont manifestées au Mexique pendant cette période. » Les journaux anglais ont été assez critiques quant à cette exposition, arguant notamment (The Independent, The Guardian, The Standard) que sans les « murales », les grandes fresques des trois géants, Rivera, Orozco et Siqueiros, l’évocation de cette époque n’avait pas grand sens. Sans doute, mais ne valait-il pas mieux montrer au moins ce que l’on peut faire voyager ?

Unknown artist, Untitled (Ex-voto), 1914.  Oil on lamina, 20.2 x 24.1 cm. Cano Shor Family Collection, Mexico City. Photo Cano Shor Family.

Unknown artist, Untitled (Ex-voto), 1914.
Oil on lamina, 20.2 x 24.1 cm. Cano Shor Family Collection, Mexico City. Photo Cano Shor Family.

José Guadalupe Posada, 'Farewell of a Maderista and his Sad Sweetheart (Despedida de un Maderista y su triste amada)', 1911. Print, 29.4 x 18.9 cm. Colección Raúl Cedeño Vanegas. Photo Colección Raúl Cedeño Vanegas.

José Guadalupe Posada, ‘Farewell of a Maderista and his Sad Sweetheart (Despedida de un Maderista y su triste amada)’, 1911.
Print, 29.4 x 18.9 cm. Colección Raúl Cedeño Vanegas. Photo Colección Raúl Cedeño Vanegas.

Paul Strand, 'Seated Man, Uruapan del Progreso, Michoacán, Mexico', 1933. Platinum print, 14.9 x 11.7 cm. The J. Paul Getty Museum, Los Angeles. Photo The J. Paul Getty Museum, Los Angeles / © Aperture Foundation, Inc., Paul Strand Archive.

Paul Strand, ‘Seated Man, Uruapan del Progreso, Michoacán, Mexico’, 1933.
Platinum print, 14.9 x 11.7 cm. The J. Paul Getty Museum, Los Angeles. Photo The J. Paul Getty Museum, Los Angeles / © Aperture Foundation, Inc., Paul Strand Archive.

La seconde exposition était consacrée à un(e) peintre britannique que j’ai découvert(e) à cette occasion, Laura Knight. Cette artiste du 20e siècle (1877-1970) est passée de l’impressionnisme de ses débuts à une sorte d’hyperréalisme distancié. Sa vocation avait été précoce puisqu’elle a rejoint à l’âge de treize ans la Nottingham School of Arts. Elle a peint notamment des scènes de cirque et de ballet, des danseuses, des gens du voyage aussi (gypsies). Son regard est précis, acéré même, et ne manque pas d’un certain humour – comme dans cet autoportrait où elle côtoie un modèle nu.

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Laura Knight, Autoportrait, 1913. Image National Portrait Gallery

Londres en août était une ville très animée, très active – au sortir d’un Paris quasi désert, joli contraste. Et en plus, vous n’allez pas me croire, il faisait beau temps…

Au commencement était Giotto

Au Louvre pour l’exposition « Giotto e compagni » (qu’on a tendance, irrésistiblement, à écrire Giotto et compagnie), dans la petite salle de la chapelle.

Exposition petite en nombre d’œuvres (une trentaine), grande en impact. Il est vrai que Giotto ayant peint essentiellement des fresques, la quantité d’œuvres que l’on pouvait faire venir était nécessairement limitée. Je n’ai pas eu la chance, jusqu’ici, d’en voir sur place – à Assise, à Padoue – mais je ne désespère pas, il faut toujours retourner en Italie. En attendant, une belle initiation à se donner au Louvre.

Quelques mots d’introduction sur le site du musée :

Loué par ses contemporains, Dante, Pétrarque et Boccace, admiré par Léonard de Vinci et copié par Michel-Ange, Giotto di Bondone (vers 1267-1337) a été perçu au fil des siècles comme l’auteur d’une révolution picturale sans précédent depuis l’Antiquité.
Cette mutation radicale n’est pas seulement d’ordre stylistique, elle s’explique aussi par une attitude différente vis-à-vis du monde sensible que l’artiste entend restituer dans sa diversité et sa réalité tridimensionnelle.
La carrière itinérante du peintre, qui l’a mené de Florence, où se déroulera l’essentiel de sa carrière, jusqu’à Milan, en passant par Assise, Rimini, Padoue, Rome, Naples et peut-être même Avignon, a provoqué une véritable onde de choc dans toute la péninsule italienne et, plus tard, en Europe. La renommée de Giotto fut si grande, les commandes si nombreuses que, dès les années 1290, le peintre fait travailler des compagni – des assistants – dont certains le suivront dans ses diverses pérégrinations, tandis que d’autres, recrutés localement, à Naples par exemple, contribueront, après son départ, à l’éclosion de foyers artistiques autonomes.

Dieu le Père en majesté, vers 1303-05. Padoue, Musei Civici, chapelle des Scrovegni.  © Musei Civici

Dieu le Père en majesté, vers 1303-05.
Padoue, Musei Civici, chapelle des Scrovegni.
© Musei Civici

Le premier tableau qui m’a retenue est ce Dieu le Père en majesté. Qu’on me pardonne le mot, mécréante que je suis, mais c’est une pirouette que de le représenter  « sous les traits du Christ, conformément à la tradition médiévale », comme le dit le cartouche. « Le visible dans le Père, c’est le Fils », disait, parait-il, saint Irénée. (Saint Irénée dont le nom me rappelle invariablement la lecture d’Alphonse Daudet, Lettres de mon moulin, dans le conte intitulé Les Vieux : « Au bout du couloir, sur la gauche, par une porte entr’ouverte on entendait le tic tac d’une grosse horloge et une voix d’enfant, mais d’enfant à l’école, qui lisait en s’arrêtant à chaque syllabe : – Alors saint Irénée s’écria : Je suis le froment du Seigneur. Il faut que je sois moulu par la dent de ces animaux. » Mais je m’égare…) Ce fils qui remplace son père a un visage assez oriental, des yeux en amande, l’air légèrement rêveur, une tunique d’un blanc laiteux. Le bas de cette tunique s’effiloche, lui donnant une allure quelque peu fantomatique.

Saint Étienne, vers 1320-25. Florence, Musée Fondation Horne. Image Wikipedia, DR

Saint Étienne, vers 1320-25.
Florence, Musée Fondation Horne.
Image Wikipedia, DR

Saint Étienne a un visage fin, avec les mêmes yeux en amande, très similaire à celui du Saint Laurent également exposé. Il porte une sorte de chasuble blanche à beaux plis, rehaussée de parements brodés de rouge, vert, noir et or à motifs géométriques. J’apprends que cette sorte de vêtement de chœur, en forme de croix avec des manches courtes, s’appelle une dalmatique. Saint Etienne tient en main un livre couvert d’un tissu rouge vif, presque vermillon. Je vais revenir sur cette couleur.

La Crucifixion de 1330, tableau appartenant au Louvre. Un grand tableau presque carré. Deux choses me frappent. L’une, c’est le nombre de plans successifs : au premier plan, les spectateurs du martyre, au deuxième, les officiers romains à cheval, au troisième, le Christ entre les deux larrons, au quatrième, une série de montagnes sombres et pointues, au cinquième enfin, un vaste ciel bleu de Prusse. Ensuite, ce que je remarque, ce sont les taches de couleur rouge vif formées par plusieurs costumes, écus tenus par les cavaliers et oriflammes. Alors que les couleurs des autres tableaux sont généralement douces et nuancées, ce rouge est éclatant. Il l’est même tellement que je renonce à afficher une image de ce tableau, qui ne lui rendrait pas justice.

Stigmatisation de saint François d’Assise, vers 1298. Louvre. © 2007 Musée du Louvre / Angèle Dequier

Stigmatisation de saint François d’Assise, vers 1298. Louvre. © 2007 Musée du Louvre / Angèle Dequier

Enfin à l’entrée de la salle, mais je l’ai gardé pour la fin, dans la visite comme dans cette note, le grand panneau de la Stigmatisation de saint François d’Assise. Du Christ-oiseau voletant au-dessus du saint qui a mis un genou à terre, viennent des rayons lumineux qui relient directement les pieds et mains du Christ à ceux de François. L’affiche de l’exposition, où l’on voit le saint nourrir tout un peuple d’oiseaux bien sages, est tirée des trois petits tableaux de la prédelle.

En complément : Giotto le premier artiste, un bel article d’Olivier Cena.

 

Trouble, horreur et fascination

« Vous qui entrez, abandonnez toute espérance. »
Dante, Divine Comédie, Enfer, chant III

« L’ange du bizarre » : l’exposition du musée d’Orsay emprunte son titre à un conte fantastique d’Edgar Poe traduit par Baudelaire (texte d’ailleurs plus grotesque et ludique que vraiment noir). Elle illustre un courant artistique qui traverse les arts plastiques en Europe tout au long du 19e siècle et qui fascine en mettant sous nos yeux la part d’ombre de son expression. Elle en explore les constantes à travers le temps – depuis les prémices de ce courant à la fin du 18e siècle jusqu’à son « revival » surréaliste – et dans l’espace européen, les artistes allemands étant particulièrement bien représentés. Ce qui n’est pas tout à fait un hasard puisque 1) ils se sont beaucoup exprimés dans ce domaine à l’époque romantique et 2) l’un des deux commissaires de l’exposition est le Dr Felix Krämer, conservateur au Städel Museum de Francfort-sur-le-Main, musée où l’exposition a d’ailleurs été montrée avant Paris.

Thomas Cole : Expulsion - Lune et lueur de feu, 1828 Madrid, Museo Thyssen-Bornemisza. Photo : Daniel Couty, image Tribune de l'Art

Thomas Cole : Expulsion – Lune et lueur de feu, 1828
Madrid, Museo Thyssen-Bornemisza. Photo : Daniel Couty, image Tribune de l’Art

« Dans les années 1930, l’écrivain et historien d’art italien Mario Praz (1896-1982) a mis en valeur pour la première fois le versant noir du romantisme, désignant ainsi un vaste pan de la création artistique qui, à partir des années 1760-1770, exploite la part d’ombre, d’excès et d’irrationnel qui se dissimule derrière l’apparent triomphe des lumières de la Raison.

Cet univers se construit à la fin du XVIIIe siècle en Angleterre dans les romans gothiques, littérature qui séduit le public par son goût du mystère et du macabre. (…) Les univers terribles ou grotesques de nombreux peintres, graveurs et sculpteurs de toute l’Europe rivalisent avec ceux des écrivains : Goya et Géricault nous confrontent aux atrocités absurdes des guerres et naufrages de leur temps, Füssli et Delacroix donnent corps aux spectres, sorcières et démons de Milton, Shakespeare et Goethe, tandis que Caspar David Friedrich et Carl Blechen projettent le public dans des paysages énigmatiques et funèbres, à l’image de sa destinée.

Max Klinger : Premier avenir, 1880. Strasbourg, musée d'art moderne et contemporain. Image Ministère de la Culture

Max Klinger : Premier avenir, 1880. Strasbourg, musée d’art moderne et contemporain. Image Ministère de la Culture

A partir des années 1880, maints artistes reprennent l’héritage du romantisme noir en se tournant vers l’occulte, en ranimant les mythes et en exploitant les découvertes sur le rêve, pour confronter l’homme à ses contradictions : la sauvagerie et la perversité cachée en tout être humain, le risque de dégénérescence collective, l’étrangeté angoissante du quotidien révélée par les contes fantastiques de Poe ou de Barbey d’Aurévilly. En pleine seconde révolution industrielle ressurgissent ainsi les hordes de sorcières, squelettes ricanants, démons informes, Satans lubriques, magiciennes fatales… qui traduisent un désenchantement provocant et festif envers le présent. Le mythe de la bonne mère Nature hérité de Rousseau est aboli en faveur d’une vision terrifiante où la Nature est une force dévorante, moteur de destruction du bonheur individuel au profit de la perpétuation de l’espèce. Un des corollaires de ce basculement est la résurgence du mythe de la chute et de la femelle pécheresse sublimée par Gustave Moreau, Munch, von Stuck ou Odilon Redon.

Eugène Grasset : Trois femmes et trois loups, 1892. Image du site Art nouveau et Jugendstil

Eugène Grasset : Trois femmes et trois loups, 1892. Image du site Art nouveau et Jugendstil

Lorsqu’au lendemain de la Première guerre mondiale, les surréalistes font de l’inconscient, du rêve et de l’ivresse les fondements de la création artistique, ils parachèvent le triomphe de l’imaginaire sur le principe de réalité, et ainsi, l’esprit même du romantisme noir. Ils en apprécient notamment la prédilection pour l’anticonformisme esthétique des contrastes (mêlant le sublime au bouffon, la cruauté à la sensualité) et de l’excès. Dali est fasciné par l’univers de Böcklin, Max Ernst obsédé par le thème de la forêt cher à Caspar David Friedrich. Au même moment, le cinéma s’empare de Frankenstein, de Faust et des autres chefs-d’œuvre du romantisme noir qui s’installe définitivement dans l’imaginaire collectif. » (d’après le dossier du musée) L’expo propose d’ailleurs plusieurs extraits de films de Murnau, Buñuel ou encore le Frankenstein de James Whale (1931).

Carlos Schwabe : La Mort et le fossoyeur, 1895. Image Musée d'Orsay

Carlos Schwabe : La Mort et le fossoyeur, 1895. Image Musée d’Orsay

J’ai particulièrement apprécié de découvrir les œuvres de certains peintres allemands de la fin du 19e siècle comme Carlos Schwabe (La Mort et le fossoyeur), Moritz von Schwind (Apparition dans la forêt) ou encore Gabriel von Max avec une étonnante Femme en blanc au visage absolument hallucinant de présence fantômatique. La période surréaliste est moins développée que les deux premières et pourrait, il est vrai, être à elle seule un sujet d’exposition (je veux dire : le versant « romantisme noir » du surréalisme).

Signe des temps ? Noir, c’est noir… Il m’a semblé que ce sujet présentait des passerelles évidentes avec plusieurs autres expositions parisiennes récentes, comme Les arcs-en-ciel du noir à la Maison de Victor Hugo ou les Sorcières du musée de la Poste. Sans parler de celles consacrées aux Vanités en peinture.

Dürer et son temps : la gloire du dessin

Ô mon maître Albert Düre(r),
ô vieux peintre pensif !
Victor Hugo,
Les Voix Intérieures

Longtemps, j’ai cherché quelle était la nuance exacte de la couleur des murs et puis j’ai eu une illumination : cyclamen… Ni rose, ni mauve, une teinte délicate comme des pétales fragiles au sortir de l’hiver (on s’en rapproche puisque les jours ont recommencé à rallonger), pour mieux mettre en valeur la finesse, la subtilité des dessins de l’exposition Dürer et son temps – à l’École des Beaux-Arts jusqu’au 13 janvier 2013. Finesse et subtilité qui n’excluent pas, cependant, la puissance. Reflets d’une période troublée, d’une Europe meurtrie par les guerres et les épidémies.

Hans Holbein l'Ancien, Jeune fille aux cheveux dénoués

Hans Holbein l’Ancien,
Jeune fille aux cheveux dénoués

Sous-titrée De la Réforme à la guerre de Trente Ans, l’exposition présente pour la première fois une centaine de dessins du XVe au XVIIe siècles, accompagnés d’une quarantaine d’estampes et une trentaine d’ouvrages illustrés de la même époque, provenant presque exclusivement de l’exceptionnelle collection de Jean Masson, donnée à l’École des Beaux-Arts en 1925.

Christoph Jamnitzer, Duel du homard et de la grenouille

Christoph Jamnitzer, Duel du homard et de la grenouille

Elle offre ainsi « un panorama inédit et passionnant de la création artistique des grands centres allemands de la Réforme à la guerre de Trente Ans : Nuremberg, Augsbourg, Munich et Prague pour ne citer que les principaux. Les artistes les plus célèbres sont représentés par des œuvres majeures, notamment Hans Holbein l’Ancien, Albrecht Dürer, Hans Baldung Grien, Urs Graf. On y découvre la diversité des approches techniques (l’estampe, le vitrail, l’orfèvrerie, qui connaissent un large développement dans l’atelier de Dürer à Nuremberg) mais aussi la richesse des thèmes abordés : la religion aussi bien que le monde profane, avec notamment les célèbres Danses de paysans d’Urs Graf ; le paysage, dont l’importance se lit à travers la Vue de Bâle de Matthaeüs Merian ou les vues de Prague de Roelandt Savery et de Wenceslas Hollar ».

Albrecht Dürer : Saint Christophe

Albrecht Dürer : Saint Christophe

Quelques livres allemands illustrés du seizième siècle y sont également présentés, comme par exemple Le Roi Blanc, œuvre de l’empereur Maximilien Ier, ou le Nouveau livre des Grotesques de Christoph Jamnitzer, avec sa mise en page sophistiquée. Rares dans les bibliothèques françaises, ils sont eux aussi issus de la très riche collection de l’École des Beaux-Arts. « A la différence d’une vitrine d’exposition qui ne permet de présenter qu’une double page, l’École a souhaité mettre à la disposition du public de larges extraits, parfois même le contenu intégral de ces ouvrages ainsi que d’un album de dessins de Lindtmayer, grâce à un dispositif de feuilletage ‘virtuel’ (NDLR : facile, efficace, agréable), en salle et en ligne : un parcours à travers vues de villes, album de costumes, romans de chevalerie illustrés, récit de la Passion du Christ, permet ainsi de découvrir ces dix opus. »

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Voir aussi le « feuilletoir » de l’ENSBA et l’article du Monde

Raphaël, divin météore

 

 

Académique, Raphaël ? Jamais de la vie ! Peut-être, sans doute, ceux qui l’ont suivi, copié, imité. Mais pas lui. J’avais oublié – si toutefois je l’ai jamais su – que Raphaël était mort à 37 ans, comme Mozart. Le génie brûle vite. De sorte que lorsque l’exposition proposée par le Louvre porte sur les œuvres des « dernières années » de sa vie, cela coïncide aussi avec celles d’une maturité éclatante.

La Velata (1516), Palais Pitti, Florence. Doc. Wikipedia

La Velata (1516), Palais Pitti, Florence.
Doc. Wikipedia

Autour de chefs-d’œuvre encore jamais présentés en France, une centaine de peintures, de dessins et de tapisseries retracent le parcours artistique du maître et de ses deux principaux élèves, de 1513, début du pontificat de Léon X (qui lui confie alors le chantier de la basilique Saint-Pierre de Rome), à 1524, quand Giulio Romano part pour Mantoue. Car Raphaël n’est pas un artiste maudit ni un génie solitaire. Un atelier de près de cinquante personnes travaille sous sa direction et à ses côtés pour la réalisation des commandes qui lui sont passées – ce qui explique le nombre élevé des œuvres par rapport à la période concernée. Ses collaborateurs de confiance, Giulio Romano et Gian Francesco Penni, poursuivent aussi une activité indépendante dans son atelier. Un bon nombre de leurs œuvres sont également présentes à l’exposition.

Saint Jean Baptiste dans le désert, vers 1517-1518 © 2012 Photo Scala, Florence, via Revue Dada

Saint Jean Baptiste dans le désert,
vers 1517-1518
© 2012 Photo Scala, Florence, via Revue Dada

Cette période du plein épanouissement stylistique de Raphaël constitue le sommet de la Renaissance italienne. L’exposition comprend d’une part des tableaux à thème religieux, notamment quelques-unes des très nombreuses Madones peintes par Raphaël, de l’autre des portraits comme la célèbre Velata, ou encore le portrait de Bindo Altoviti, une sorte degolden boy de l’époque. Une salle entière est consacrée aux tableaux peints par Raphaël et ses élèves sur le thème de saint Jean-Baptiste dans le désert, juxtaposés à celui de Léonard de Vinci (mais mention spéciale au saint Jean-Baptiste de Raphaël en pagne de peau de léopard…) Et j’aimerais beaucoup aller voir les fresques réalisés pour la Loge de Psyché à la villa Farnesina, évoquées par de superbes dessins à la sanguine.

Portrait de Bindo Altoviti, 1512. National Gallery of Art, Washington. Doc. Wikipedia

Portrait de Bindo Altoviti, 1512. National Gallery of Art, Washington.
Doc. Wikipedia

Le maître d’Urbino a toujours attiré les superlatifs, depuis Vasari qui écrivit dans ses Vite : « Quand Raphaël mourut, la peinture disparut avec lui. Quand il ferma les yeux, elle devint aveugle. » Deux siècles plus tard, Delacroix estime que « le nom de Raphaël rappelle à l’esprit tout ce qu’il y a de plus élevé dans la peinture, et cette impression, qui commence par être un préjugé, est confirmée par l’examen chez tous ceux qui ont le sentiment des arts. La sublimité de son talent, jointe aux circonstances particulières dans lesquelles il a vécu, et à cette réunion presque unique des avantages que donnent la nature et la fortune, l’ont mis sur un trône où personne ne l’a remplacé, et que l’admiration des siècles n’a fait qu’élever davantage. C’est une espèce de culte que le respect de la postérité pour ce grand homme, et il est peut-être le seul, parmi les artistes de toutes les époques, je n’en excepte pas les poètes, qui soit comme le représentant ou le dieu lui-même de son art. Son caractère plein de douceur et d’élévation, ses inclinations nobles, qui le firent rechercher par tout ce que son époque avait d’hommes éminents, jusqu’à la beauté de sa figure et à sa passion pour les femmes, ajoutent dans l’imagination à l’attrait de ses ouvrages ; ensuite sa mort prématurée, sujet de regrets éternels et qui fut un malheur public au milieu de l’époque brillante où fleurirent tous les beaux génies de l’Italie.» (Texte paru dans la Revue de Paris, 1830, t. XI, p. 138.)

Saint Michel terrassant le démon, 1518Musée du Louvre, doc. Wikipedia

Saint Michel terrassant le démon, 1518
Musée du Louvre, doc. Wikipedia

L’appréciation d’André Suarès est plus ambiguë : chaque compliment est assorti d’une perfidie… « Mais quel merveilleux jeune homme a été celui-là. D’ailleurs, Rafaël est toujours resté et il est mort jeune homme. Ce privilège efface en lui le caractère de l’académie : l’art académique semble partout une vieillesse. Quelle force en Rafaël, quelle facilité, quelle abondance miraculeuse : jamais puissance ne fut plus naturelle. Cette petite tête si bien faite comprend à peu près tout du premier coup. Il n’invente rien ; il s’approprie presque toutes les découvertes des autres. La profondeur seule lui échappe.»André Suarès, Le Voyage du condottiere.

http://agora.qc.ca/dossiers/Raphael

 

La vague m’emportera

Peut-on encore être ému par la Joconde ? par la Vénus (qui d’ailleurs devrait s’appeler Aphrodite) de Milo? par l’Église d’Auvers ou tout autre tableau de Van Gogh ? J’en doute fort. Il me semble que toutes les images, reproductions, références, produits dérivés, que l’on rencontre de ces œuvres archi-hyper-supra-célèbres viennent inévitablement se mettre en travers de notre perception.

À ma propre surprise, il n’en est pas de même (pour moi du moins) pour l’estampe japonaise la plus connue qui soit, « Sous la vague au large de Kanagawa », la grande vague bleue de Hokusai, revue la semaine dernière au musée Guimet. Je dis revue parce qu’elle avait déjà été visible en 2008, quand le même musée avait donné une autre (et plus grande) exposition Hokusai. Mais l’impression est toujours aussi forte, la puissance qui se dégage de cette image reste intacte.

Et pourtant ce jour-là dieu sait si j’ai râlé, parce que les œuvres ne sont pas regroupées, mais réparties dans plusieurs salles entre d’autres objets, et à cause du niveau de l’éclairage (je sais bien que c’est pour protéger des œuvres fragiles, mais c’est vraiment limite), des cartouches illisibles, etc. Mais une semaine après, je repense toujours à cette grande vague et aux vues du mont Fuji – et aussi, soyons justes, à ce « Dragon dans les nuées »…

J’aime beaucoup ces paroles de Hokusai :

« Depuis l’âge de six ans, j’avais la manie de dessiner les formes des objets. Vers l’âge de cinquante, j’ai publié une infinité de dessins ; mais je suis mécontent de tout ce que j’ai produit avant l’âge de soixante-dix ans. C’est à l’âge de soixante-treize ans que j’ai compris à peu près la forme et la nature vraie des oiseaux, des poissons, des plantes, etc. Par conséquent, à l’âge de quatre-vingts ans, j’aurai fait beaucoup de progrès, j’arriverai au fond des choses ; à cent, je serai décidément parvenu à un état supérieur, indéfinissable, et à l’âge de cent dix, soit un point, soit une ligne, tout sera vivant. Je demande à ceux qui vivront autant que moi de voir si je tiens parole. Écrit, à l’âge de soixante-quinze ans, par moi, autrefois Hokusai, aujourd’hui Gakyo Rojin, le vieillard fou de dessin. » Katsushika Hokusai, Postface aux cent vues du mont Fuji.

Beaucoup d’images sur Wikimedia ou via l’Artcyclopedia

Le monde aquatique de Kiarostami

 

Il se passe quelquefois souvent des choses intéressantes au musée du Louvre. Ainsi, j’ai assisté hier soir une des soirées consacrées au cinéaste iranien Abbas Kiarostami, comprenant la présentation des poèmes de Kiarostami par Jean-Claude Carrière, qui a participé à leur traduction (avec son épouse iranienne Nahal Tajadod), suivie de la projection du film Five (5 Long Takes Dedicated to Yasujiro Ozu, 2004) d’Abbas Kiarostami.

 

Cinéaste, photographe, Abbas Kiarostami est aussi un poète. Il a publié plusieurs recueils, dont deux ont été traduits en français, Avec le vent (POL, 2002), édité et Un loup aux aguets, (La Table Ronde, 2008). Abbas Kiarostami fait également souvent référence à la poésie persane classique dans ses films, citant certains vers dans Où est la maison de mon ami ? et Le vent nous emportera, ou filmant la représentation filmée d’une adaptation théâtrale d’un poème d’amour persan du XIIe siècle dans Shirin.

 

Pour cette partie de la soirée, je suis un peu restée sur ma faim. Jean-Claude Carrière  a fait une brève présentation de la poésie persane ancienne, parlant de Saadi, Hâfez, Rûmi et Omar Khayyam, puis il a conversé avec Kiarostami (par l’entremise d’une traductrice) sur sa pratique de la poésie. Les propos de Kiarostami correspondaient assez bien à cet extrait provenant du livre de Jean-Luc Nancy, L’Évidence du film (éd. Yves Gevaert, 2001) :

« Pourquoi la lecture d’un poème excite notre imagination et nous invite à participer à son achèvement. Les poèmes sont sans doute créés pour atteindre une unité malgré leur inachèvement. Quand mon imagination s’y mêle, ce poème devient le mien. Le poème ne raconte jamais une histoire, il donne une série d’images. Si j’ai une représentation de ces images dans ma mémoire, si j’en possède les codes, je peux accéder à son mystère.
L’incompréhension fait partie de l’essence de la poésie. »

 

Mais très peu de ces poèmes, qui sont pourtant très brefs, ont été lus… En voici quelques exemples :

« Un amas
de vieux pneus
un chien malingre
surveille
sans salaire »

« Des ouvriers de la mine
aucun n’a vu tomber
la première neige de l’hiver »

« La luciole
éclaire sans regret
dans une nuit sans lune »

 

Un autre aspect du travail de Kiarostami : la photo

*     *     *

Quant à la projection, ce fut une curieuse expérience. Comme son nom l’indique, le film comprend cinq parties, cinq plans-séquences tournés en caméra numérique et dédiés au cinéaste japonais Yasujiro Ozu.

Quatre de ces plans-séquences se placent sur le bord de mer, à cet endroit particulier où les vagues viennent se briser sur le sable, le cinquième ayant pour site la vue (si l’on peut dire) nocturne d’un étang. Tous sont sans dialogues, avec de très brèves interventions musicales qui font la transition de l’un à l’autre.

1. La mer. Les vagues vont et viennent. Leur bruit rythme la séquence Un morceau de bois sur la grève est pris, repris, ballotté, rejeté par les vagues. Il se casse soudain en deux morceaux dont l’une (la plus petite) reste sur le sable humide, l’autre est emportée par l’eau. Le cadre s’ajuste imperceptiblement afin de maintenir les deux objets mobiles dans le champ. Les quatre autres parties du film sont tournées en plan fixe.

2. La mer. Une promenade de bord de mer est séparée de la plage par une balustrade de fer peinte en blanc. Des passants, en général vêtus pour l’hiver, portant parfois un parapluie, traversent le champ à vitesse variable dans les deux sens. Quatre vieillards se rencontrent et discutent un moment. A deux reprises quelqu’un prend le chemin en plan incliné qui descend vers la plage pour y promener son chien.

3. La mer. On aperçoit des formes indistinctes au loin sur la plage, à la lisière de l’eau. On reconnaît un groupe de chiens assis ou allongés tout au bord de l’eau, tantôt changeant de place, tantôt immobiles. Le déferlement des vagues se propage de gauche à droite comme dans un « effet domino ». Au bout d’un moment, j’ai eu quasiment des hallucinations. Je voyais à la place des chiens des corbeaux, puis des moines, puis des phoques. Ensuite des chiens à nouveau. A la fin de la séquence, la mer se confond avec le ciel en un bleu-rose très pâle, devenant pratiquement blanc. Les chiens ne bougent plus. On ne voit plus qu’un signe bleuâtre – l’ourlet de la vague – qui court sur l’écran comme un moniteur cardiaque.

4. La mer, à la lisière de l’eau, vue de très près. Une procession de canards traverse le champ en file indienne, de gauche à droite, se dandinant à des rythmes divers. On entend le bruit humide de leurs pattes. Certains courent et doublent les autres. L’un d’eux s’arrête et, un instant, regarde la mer. Alors tout le troupeau traverse le champ en sens inverse, en rangs serrés, à toute vitesse. Très drôle.

5. Un étang, la nuit. Obscurité. Aboiements, chants de grillons, coassements de grenouilles. Reflet de la lune dans l’eau frémissante, qui se convulse, se fragmente, se brouille, au gré du mouvement des nuages. Coups de tonnerre au loin, puis plus près, éclairs (grâce auxquels on aperçoit la surface de l’eau comme une tôle ondulée), il pleut. Puis ça se calme et la lune revient. Lentement, annoncé par le chant des coqs suivi de pépiements d’oiseaux, le jour se lève sur les eaux. Cette séquence m’a semblé la plus longue de toutes.

Les cinq premières minutes m’ont paru interminables et j’ai sérieusement pensé à m’en aller. Puis je me suis prise au jeu. J’ai pris quelques notes dans le noir (pas faciles à déchiffrer) et j’ai fini par trouver un certain charme à ces visions statiques redonnant à la perception un autre mode de fonctionnement.

 

Uraniborg, un lieu mythique, un château céleste

C’est une expérience assez déroutante (et cela fait partie de son intérêt) que la visite de l’exposition de Laurent Grasso intitulée « Uraniborg », au musée du Jeu de Paume (elle se termine le 23 septembre). Un véritable labyrinthe de couloirs obscurs conduit le visiteur vers les cinq salles qui la composent et qui totalisent une trentaine de – comment dire ? – disons une trentaine de modules, recourant à la vidéo, la sculpture, la peinture, le dessin, le dispositif. Uraniborg, évoquant le souvenir du palais astronomique aujourd’hui disparu de Tycho Brahe (sur lequel je reviendrai), constitue le thème principal de la salle 3.

Il me semble que le point commun entre ces œuvres pourrait être une démarche de manipulation, de distorsion de la perception. Un des modules, inscription géante au néon, ne dit-il pas « Visibility is a trap » ? (La visibilité est un piège). Il en est ainsi des « Studies into the past » de la salle 1. Il s’agit d’un projet conceptuel regroupant des dessins et des huiles dont le style et la facture sont inspirés des peintres flamands et italiens de la Renaissance. Les références caractéristiques de l’époque sont mélangées à des éléments du futur afin de produire une « fausse mémoire historique ». Le projet se connecte également à la vidéo « Bomarzo » filmée dans les jardins de Bomarzo, dits aussi « parc des Monstres », construits par le prince Orsini vers 1550 près de Viterbo en Italie. Ce parc aimé des surréalistes abrite des sculptures extravagantes, représentant des thèmes et figures de la mythologie gréco-romaine, dont certains inspirés du Songe de Poliphile de Francesco Colonna.

Salle de l’exposition Laurent Grasso (image Paperblog)

L’astronomie reste un des thèmes essentiels de l’exposition avec aussi l’évocation du livre de Franscesco Fontana Novae coelestium terrestrium rerum observationes (1646), de l’Astronomie populaire de Flammarion ou encore de l’observatoire astronomique du Vatican.

C’est sur le blog Paperblog que j’ai trouvé une des meilleures descriptions de cette expo : « Pourtant, au-delà des mots qui peuvent constituer une barrière, il est absolument indispensable de prendre les quelques heures qui sont nécessaires pour pénétrer la suite des scènes – des cinq salles – qu’il propose et dont chacune s’articule sur une narration filmée présentant ou non un commentaire, sur des peintures référentielles qui pourraient en effet venir du passé et auxquelles on accède par un couloir qui, outre de permettre d’apercevoir par effraction les séquences filmées sur leur envers, propose des lucarnes magiques où sont mis en rapport des objets qui semblent être proposés, comme dans un cabinet de curiosité volontairement dépouillé, ce qui est en soi-même une contradiction volontairement troublante. Des objets souvent dessinés par la lumière qui en émane, situés entre incongruité et suspension dans l’espace, entre le trop d’ombre et le trop d’éclat, entre vitrine archéologique et vitrine artistique. »
Laurent Grasso : « L’idée est de construire un point de vue flottant, créant ainsi un décalage avec la réalité. Nous nous déplaçons d’un espace à un autre et c’est également la manière dont nous fabriquons des états de conscience. »

Tycho Brahe, ce personnage de légende

Uraniborg (parfois orthographié Uranieborg ou Uranienborg) est le nom donné au palais et à l’observatoire de l’astronome danois Tycho Brahe situés sur l’île de Ven, dans le détroit du Sund (cette île aujourd’hui suédoise appartenait à l’époque au Danemark). Le palais était dédié à Uranie, la Muse de l’astronomie, Uraniborg signifiant « Le palais d’Uranie ». Il était à l’époque (c’est-à-dire avant l’invention de la lunette astronomique) considéré comme le plus important observatoire d’Europe.

Vue aérienne du site dans l’Atlas Major de Blaeu (1662) Image du site http://www.tychobrahe.com/UK/uraniborg.html

Le roi Frédéric II de Danemark, ami des sciences, que les premiers travaux de Brahe avait impressionné, offrit à ce dernier en 1576 une petite île nommée Ven (Hven à l’époque), ainsi qu’une pension annuelle, afin de conserver à ses côtés le savant le plus éminent de son royaume. Le roi fit également construire à ses propres frais le palais, que Brahe baptisera Uraniborg, à charge ensuite pour lui d’en payer les frais d’entretien et de fonctionnement. La Les travaux de construction durèrent de 1576 à 1580.
Le palais fut construit sur le point le plus élevé de l’île, à environ 45 m au-dessus du niveau de la mer. Bien que relativement petit (le bâtiment principal mesurait environ 15 m de côté), il s’agissait d’un édifice luxueux, richement décoré de peintures et de statues, et qui comprenait également les ateliers de construction des instruments inventés par Brahe, une imprimerie et un moulin à papier destinés à la publication de ses travaux, un laboratoire d’alchimie, ainsi que des jardins agrémentés de nombreuses variétés d’herbes et de plantes. Le bâtiment s’élevait sur plusieurs niveaux ; des fenêtres très larges, des tours et des balcons permettaient les observations astronomiques. Brahe fit également construire en 1584 à côté d’Uraniborg un observatoire astronomique enterré appelé Stjerneborg.

Mais ces constructions n’eurent qu’une durée de vie éphémère et furent détruites peu après le départ de Tycho Brahe ; tombé en disgrâce auprès du roi Christian IV qui avait succédé à Frédéric II, l’astronome quitte le Danemark en 1597.

« Connais-tu l’histoire du retour du jeune Tycho Brahe, à une époque où on ne lui avait pas encore permis d’étudier l’astronomie, mais il rentrait de l’université de Leipzig pour passer les vacances au pays, dans le domaine d’un oncle… et là, il apparut que (malgré Leipzig et la jurisprudence !), il connaissait déjà si bien, comme par cœur, le ciel (pense : il savait le ciel par cœur !) qu’un simple regard là-haut de ses yeux plutôt soucieux de repos que de recherches lui fit cadeau de la nouvelle étoile, dans le constellation de la Lyre : sa première découverte dans la nature étoilée ». Ainsi parle Rilke dans une lettre à Marina Tsvetaieva du 28 juillet 1926 (Rainer Maria Rilke, Boris Pasternak, Marina Tsvetaieva, Correspondance à trois. Été 1926. Textes russes traduits par Lily Denis. Textes allemands traduits par Philippe Jaccottet. Paris, Gallimard, 1983, p. 236).

Gravure représentant Tycho Brahe dans son observatoire d’Uraniborg, probablement tirée de son « Astronomiae instauratae mechanica » (1598) et coloriée a posteriori. (Image Wikipedia)

Voir aussi l’article de Libération