Redécouvrir Félix Vallotton

Peu tapageuse, l’exposition qui vient de s’ouvrir au Musée du Luxembourg est consacrée à un phénomène aussi ponctuel dans le temps que dans l’espace, le Cercle de l’Art Moderne, qui a existé au Havre de 1906 à 1910. Ce cercle, nous dit-on, s’est constitué au Havre en 1906, sous l’impulsion, notamment, des peintres Braque, Dufy et Othon Friesz (qui tous trois avaient été élèves de l’École des Beaux-Arts du Havre), dans le but de faire connaître à un large public les tendances nouvelles, dites ‘modernes’, en peinture, sculpture, mais aussi dans le domaine de l’architecture, de la musique, de la poésie et des arts décoratifs. Le président du Cercle, Édouard Choupay, architecte en chef de la ville du Havre, est entouré de peintres mais aussi d’une équipe de négociants et collectionneurs havrais, parmi lesquels Marande, Senn, Dussueil, Luthy, Van der Velde. Leur objectif étant de « faciliter les manifestations d’un art personnel, en organisant des réunions hebdomadaires, des expositions d’art, des concerts de musique de chambre et des conférences de vulgarisation artistique. »

Albert Marquet, Paysage du Midi, 1906

« Le Cercle de l’Art Moderne a rassemblé en quatre expositions, de 1906 à 1909, quelques 272 œuvres d’artistes qui seront reconnus par la postérité. Toutes les tendances de la modernité en ce début du siècle sont visibles au Havre, parmi lesquelles, outre celles des trois Havrais déjà mentionnés, des œuvres impressionnistes (Monet, Renoir, Sisley, Guillaumin), néo-impressionnistes (Cross, Signac et Luce), de peintres Nabis (Bonnard, Maurice Denis, Sérusier, Vallotton et Vuillard), mais aussi des artistes fauves du Salon d’Automne de 1905 (Camoin, Derain, Manguin, Marquet, Matisse, Puy et Vlaminck). » (dossier de la ville du Havre)

Félix Vallotton : Autoportrait à la robe de chambre, 1914. Musée des Beaux-Arts, Lausanne

Une grande partie de ces œuvres se trouve aujourd’hui au musée André Malraux du Havre et constitue la base de l’exposition actuelle, qui compte environ 90 œuvres. Pour moi, celle-ci a surtout été l’occasion de revisiter l’œuvre d’un peintre que je connais mal, mais que j’apprécie de plus en plus, Félix Vallotton (1865-1925).

Extraits de l’article de la Fondation Vallotton qui se trouve à Lausanne, le peintre étant d’origine suisse : « Portraitiste remarqué à ses débuts, il s’engage après 1890 dans la gravure sur bois. Le renouveau qu’il insuffle à cette technique ancestrale lui vaut rapidement une notoriété internationale d’artiste à la pointe de la modernité. Lié d’amitié avec Vuillard, Bonnard et Maurice Denis, il rejoint le groupe des nabis et devient le principal illustrateur de La Revue blanche. Son mariage en 1899 avec la fille du grand marchand de tableaux Alexandre Bernheim marque un tournant dans sa vie et dans sa carrière. Il se consacre désormais à sa vocation première: la peinture.

Félix Vallotton : La Paresse, gravure, 1890 – Image Gallica, BnF

Farouchement indépendant, il élabore en quelques années un style singulier, nourri des trouvailles de ses xylographies, de la leçon des maîtres japonais et de l’exemple de prédécesseurs illustres tels que Poussin, Rembrandt ou Ingres. Son art ne rompt pas avec la tradition mais la bouleverse par de puissants effets décoratifs, par une palette où des tons sourds alternent avec les couleurs les plus éclatantes, souvent dissonantes, parfois irréelles. L’ampleur de son œuvre peint est d’autant plus considérable que Vallotton l’a réalisé en quatre décennies, tout en exerçant ses talents dans d’autres disciplines : dessinateur prolifique, il s’est essayé à la sculpture et aux arts appliqués. Il a aussi écrit dès son plus jeune âge : on lui doit des critiques d’art et des essais, des pièces de théâtre et trois romans. »

L’exposition comprend aussi un bon nombre de tableaux d’Albert Marquet, essentiellement des paysages, mais aussi cette atypique Femme blonde, un grand nu assis sur fond de fleurs qui éclatent aussi violemment que sa féminité. Mais Corot, Derain, Boudin, Dufy, Monet sont aussi présents, et l’exposition compte au moins un Courbet, un Van Dongen (la Parisienne de Montmartre qui en fait l’affiche) et un Modigliani.

Félix Vallotton, La Bibliothèque, 1921

Félix Vallotton, Le Mensonge, 1898 – Baltimore Museum of Art

Félix Vallotton, Le Chemin après la pluie, 1908 – Musée des Beaux-Arts de Lyon

N.B. J’ai eu un peu de mal à trouver des images des œuvres de Vallotton, par exemple son très beau Rayon ; ainsi celles que je montre ici ne figurent pas forcément dans l’exposition. On en trouve néanmoins un bon nombre sur le site de la World History of Art. Une biographie détaillée se trouve sur le site Le Monde des Arts.

La toute-puissance de Cézanne

Peindre, ce n’est pas copier servilement
l’objectif :
c’est saisir une harmonie
entre des rapports nombreux,

c’est les transposer dans une gamme à soi
en les développant
suivant une logique neuve et originale.
Cézanne

Plutôt que Cézanne et Paris, cette exposition du Musée du Luxembourg aurait dû s’intituler Cézanne à Paris… car la capitale est bien peu le sujet de son travail. « Paradoxalement, Paris est peu présent dans son œuvre. Il a peint plutôt la campagne qui l’entoure, les villages, les rivières… Le grand tableau où il a représenté Les toits de Paris de sa fenêtre, une composition toute en plans géométriques, quasi abstraite, est une exception », écrit Gilles Coÿne sur le site Actualité des Arts. Une autre toile, pas spécialement originale, représente la rue des Saules à Montmartre.

Les Toits de Paris, 1881

Pourtant cette exposition, présentant environ 80 œuvres, est d’un grand intérêt. D’abord parce qu’on y voit des tableaux représentatifs de la plupart des sujets traités par Cézanne : paysages, portraits, natures mortes… Parce qu’on y retrouve des toiles bien connues comme La Maison du Pendu, Le Quartier du Four à Auvers ou encore La Pendule noire. Enfin parce qu’on ne peut que constater à quel point il a été un précurseur de la révolution picturale du début du 20e siècle.

La Pendule noire, 1869

Cézanne (1839-1906), qu’une légende tenace décrit comme « le Maître d’Aix » solitaire et retiré en Provence, ne s’est en réalité jamais éloigné de la capitale et de l’Île-de-France : entre 1861 et 1905, il n’a cessé d’y revenir et de s’en inspirer. Son œuvre témoigne de ces séjours au cours desquels il fréquente les impressionnistes, Pissarro, Guillaumin, Renoir, Monet. Quelques amis le soutiennent comme le Docteur Gachet à Auvers-sur-Oise. À Paris, Cézanne se confronte tout autant à la tradition qu’à la modernité. Il trouve les « formules » avant de les exploiter en Provence (plus de vingt fois il fait l’aller-retour Paris/Provence). (…) Après 1890, critiques, marchands, et collectionneurs commencent à s’intéresser à son œuvre. Cézanne se montre attentif à cette reconnaissance qui ne peut venir que de Paris. Ainsi imprime-t-il sa marque dans l’art moderne : l’avant-garde le considèrera comme un précurseur, « notre père à tous », selon la formule de Picasso. (Présentation du musée du Luxembourg)

Je ne m’attendais pas à faire une découverte en visitant cette expo et ce fut pourtant le cas. J’ignore si le tableau intitulé Le Nègre Scipion (titre aujourd’hui politiquement incorrect…) est très connu et cela m’est assez égal. Ce Scipion était, semble-t-il, un modèle de l’académie de peinture que fréquentait Cézanne. C’est une œuvre d’une puissance considérable, peinte avec une liberté de facture et une sorte de brutalité qui rappelle l’expressionnisme. En 1867 ! Décidément Picasso avait raison, comme presque toujours… Cézanne est leur père à tous.

Le Nègre Scipion, 1867

Images Wikimedia Commons

Lire aussi l’article du blog Bon sens et déraison

Surprenant Cranach

Le dialogue tour à tour sanglant et serein
qu’on appelle Renaissance.
André Malraux

Bonne nouvelle, le musée du Luxembourg vient de rouvrir, après plusieurs mois d’inactivité ; autre bonne nouvelle, il présente pour cette réouverture une exposition passionnante consacrée à un peintre que l’on n’a pas souvent l’occasion de rencontrer, Lucas Cranach l’Ancien.

Le parcours de ce peintre et graveur de la Renaissance allemande (1472-1553) représente une véritable success story. On sait très peu de chose de ses années de formation et de jeunesse, car les premières œuvres connues de Cranach se situent vers 1502. Mais par la suite, il est devenu peintre officiel de la cour du prince de Saxe Frédéric le Sage, et en même temps une sorte de diplomate au service de ce peintre ; il devient également un proche de Martin Luther, dont il fera de très nombreux portraits ; enfin il fonde un atelier très productif, où travaillent ses deux fils et que Romaric Gergorin n’hésite pas à comparer à la Factory d’Andy Warhol.

L’exposition actuelle parvient, avec un nombre d’œuvres relativement modeste, à donner une évocation assez précise du travail de Cranach. D’abord, et comme son titre l’indique (Cranach et son temps), en le situant par rapport à ses contemporains, Dürer surtout, mais aussi des artistes flamands et italiens. Ainsi les diverses représentations de Lucrèce, par exemple, permettent de mieux cerner la spécificité de Cranach. La présentation, avec un éclairage ambiant réduit et des tableaux accrochés sur des fonds sombres, donne une ambiance particulière.

Cranach, Le Martyre de sainte Catherine (1508) - Budapest, église réformée, collection Ráday

 

Cranach peint, comme les autres artistes de son temps, des portraits de notables, des scènes de l’iconographie chrétienne et des sujets inspirés de la mythologie gréco-romaine, mais il a sa manière bien spécifique. Le Martyre de sainte Catherine (1508) est un grand tableau carré où parmi le grouillement des personnages se détachent les figures centrales de la sainte, à la peau d’une blancheur de marbre, et de son bourreau, à la virilité agressive. Le feu céleste tombe des nuages en éclairs de lumière sur cette scène à la fois violente et glacée.

Cranach, La Mélancolie (1532) - Musée d'Unterlinden, Colmar

La Mélancolie (1532) est un tableau étrange et perturbant. On sait que Cranach connaissait la gravure du même titre de Dürer, dont Frédéric de Saxe possédait plusieurs exemplaires. Certains opposent la figure méditative de Dürer à celle de Cranach, une jeune femme vêtue d’une robe d’un rouge éclatant, oisive et entourée de luxe, pour suggérer de la part de Cranach, et sachant ses idées religieuses proches de la Réforme, une interprétation péjorative de cette allégorie. Franchement, je n’en sais rien. J’y vois plutôt un thème surréaliste, quelque chose qui se rapproche de Chirico, avec cette grosse boule posée au pied de la table et les deux perdrix qui picorent comme si elles étaient en pleine campagne…

Et bien sûr, ce que l’exposition donne à voir magnifiquement, ce sont les nus féminins de Cranach, avec leur morphologie si particulière, qui fait qu’on les reconnaît immédiatement et qu’on leur accole invariablement l’épithète de « gracile ». [Définition du TLF pour « gracile » : « Qui est délicat, fragile, tout en restant gracieux. Alors que grêle souligne la faiblesse de ce qui est mince, gracile, doublet savant, en souligne la délicatesse, la beauté. »] Les cheveux ondulés, le visage menu, avec un menton pointu et des yeux en amande, un front haut et souvent bombé ; des épaules étroites, des seins petits et haut placés, un ventre rond, de longues jambes. La peau souvent d’un blanc uniforme. Quelque chose d’acide dans leur grâce froide, rehaussée par des bijoux ouvragés. Elles se ressemblent toutes, qu’elles représentent Vénus, Lucrèce ou quelque allégorie comme celle de la Justice, que recouvre un voile transparent. Etrange cette Justice, quand on remarque comment la garde de son épée et l’axe de sa balance semblent former une ligne continue et embrocher la jeune femme à la hauteur du pubis…

Il y a aussi un autre tableau curieux, représentant le combat d’Hercule et Antée (vers 1520) ; les deux personnages nus sont pris dans une étreinte farouche où l’on croirait voir un seul être à quatre bras et jambes. Décidément ce Cranach est plein de surprises.

Cranach, Autoportrait (1531) - Coblence, Château de Stolzenfels