Mortelles variations

La mort serait-elle à la mode ? Après le musée Maillol au printemps dernier, c’est la Fondation Bergé – Yves Saint-Laurent qui nous propose une exposition sur le thème des Vanités : « Mort, que me veux-tu ? ». (Il a toujours été de bon ton d’apostropher la mort : « O mort, où est ta victoire ? » disait saint Paul, 1e Epître aux Corinthiens, chp 15/55.) Ce n’est certes pas inutile de rencontrer ainsi diverses manières de « penser la mort », alors qu’elle a été soigneusement évacuée de notre environnement quotidien, dans notre époque obsédée de sécurité et de politiquement correct (un dangereux cocktail …), et de permettre qu’elle se rappelle à notre bon souvenir.

Vanitas de Philippe de Champaigne (1644) - source Wikimedia Commons

Il n’en a pas toujours été ainsi. Le thème de la représentation de la mort a été à la fois largement répandu et d’une remarquable persistance en Europe sur l’espace d’au moins trois siècles. Il a pris des formes diverses au Moyen Age avec l’architecture funéraire et la pratique de collections de memento mori, crânes et squelettes. « Cette invasion macabre s’est prolongée en France pendant la première moitié du 16e siècle et plus longtemps encore dans les pays germaniques, alors que l’Europe est entrée dans la période de la Renaissance. Elle a touché presque toute la chrétienté occidentale et a même rejoint au Mexique et au Brésil le sens de la mort qu’avaient les Indiens », précise André Corvisier (Les danses macabres, PUF, 1998). A la fin du 16e siècle, « l’existence simultanée du courant mystique et de l’influence franciscaine amène alors un développement dramatique des thèmes macabres, une prolifération et une diversification des oeuvres qui conduisent à une banalisation du macabre ». Cette banalisation qui nous frappe aujourd’hui au Mexique a donc été aussi, en d’autres temps, le lot des pays du Vieux continent… Par la suite, la présence des symboles de la mort s’y est maintenue dans les œuvres picturales dénommées ‘Vanités’ où le crâne, entre autres, côtoyait fréquemment les artefacts destinés à évoquer beauté, richesse et autres valeurs passagères.

In case we Die de Sophie Zenon (2009) - source : site de l'artiste

Dans son article du 9 juillet, mon collègue Lunettes Rouges a très bien résumé comment cette obsession mortifère a pris des formes diverses dans les pays du Nord et du Sud ; il pointe également les différences entre l’expo de la Fondation Bergé/YSL – dans le local où elle se présente, devenu « un cabinet de curiosités sombre, labyrinthique et mystérieux » – et celle du musée Maillol (pour laquelle je ne serais pas aussi sévère). Il me semble que, grosso modo, entre les deux, la proportion d’œuvres anciennes et contemporaines est inversée (beaucoup plus d’œuvres anciennes chez Bergé que chez Maillol).
Je me bornerai donc à mentionner quelques œuvres qui m’ont particulièrement frappée : la célèbre Vanitas de Philippe de Champaigne (1644) ; celle de Jan Sanders van Hemessen (1535), qui montre un ange aux grandes ailes de papillon, désignant d’une main le crâne qu’il tient dans le creux de l’autre bras ; les photos de morgue d’Andres Serrano (1992) ; le triptyque In case we Die de Sophie Zenon (2009)… sans oublier le Schädel (Crâne) de Gerhard Richter (1983), d’une composition qui atteint la perfection.

Schädel (Crâne) de Gerhard Richter (1983) - source : site de l'artiste

Bande de crâneurs…

« J’habite dans le labyrinthe de mon crâne »
Heiner Müller

Je n’ai pas compté le nombre de crânes que présente actuellement (et jusqu’au 28 juin) l’exposition Vanités : de Caravage à Damien Hirst, au musée Maillol. Assurément, il dépasse la centaine… Sur le thème qu’on va dire rebattu de la fascination de la mort, depuis l’Antiquité (avec une mosaïque de Pompéi) jusqu’à nos jours, le parcours mélange allègrement les époques et les formes (peinture, sculpture, photographie, objets). On peut reprocher à ce choix un manque de rigueur – et les critiques ne s’en sont pas privés – mais je trouve qu’il permet au contraire de confronter des approches qui, au fil des siècles, ne sont pas foncièrement différentes : terreur et fascination continuent à se tenir la main.

On a pu aussi, comme Philippe Dagen dans le Monde (qui parle de « foire aux vanités »), critiquer le choix des œuvres présentées :

« Deux époques se partagent le parcours : un tiers de XVIIe siècle européen, deux tiers d’art moderne et contemporain, très majoritairement occidental. Or, dans les deux cas, les oeuvres se séparent en deux classes : celles dans lesquelles s’inscrit un émoi ou une pensée intense et celles qui ne sont que la déclinaison, habile et mercantile, d’un genre codifié. »

Même si elles ne sont effectivement pas d’intérêt et de niveau égal – encore que ces évaluations soient forcément subjectives – il me semble que leur juxtaposition vise aussi à montrer à quel point des constantes persistent dans le thème du memento mori : et la présence obsessionnelle des crânes et des squelettes en fait partie.

Il serait évidemment fastidieux de tout énumérer. Je mentionnerai donc simplement les noms de Jean-Michel Basquiat, Gupta, Markus Lüpertz, Spoerri (réjouissant « La Lionne et le Chasseur »), Hélion, Braque, Max Ernst, Jan Fabre… J’aime beaucoup le RIEN de Jean-Michel Alberola, où le mot RIEN écrit en néon rouge adopte la forme d’un crâne. Et naturellement chez les plus anciens, les méditations de saint François vues par le Caravage, Zurbaran (image ci-dessous) et La Tour.

Je me suis souvenue aussi, durant cette visite, de l’exposition qui s’est tenue il y a une dizaine d’années au musée des Arts d’Afrique et d’Océanie, se trouvant alors à Paris à la Porte Dorée, et qui avait pour titre « La mort n’en saura rien »[1] – exposition que J.B. Pontalis évoque dans son beau livre Traversée des Ombres.

En rentrant de l’exposition, dans un tout autre quartier, j’ai croisé une jeune femme qui portait en broche, au revers de sa veste, un miroir en forme de tête de mort.

Source images : Alberola ici, Zurbaran là


[1] Ce « titre énigmatique » était emprunté, rapporte Pontalis, à deux vers de Guillaume Apollinaire dans le Guetteur mélancolique : « Nous dansons sur les tombes/La mort n’en saura rien ».