Trois personnages en quête d’identité

Pour Christine Genin

La scène se passe à Paris, dans le 13e arrondissement. Dans un grand bâtiment de forme globalement rectangulaire, mais dont le centre est évidé.

Les visiteurs ont franchi les portes de bronze et de ténèbres pour descendre dans les entrailles du monstre. Ils avaient, auparavant, montré la blancheur de leurs pattes, réalisé les ablutions nécessaires et confié leur destin à telles divinités de leur choix. Ils portent sur leur tête les chapeaux marquant la fierté d’avoir été jugés dignes de la transmission du savoir. Maintenant ils abordent un couloir qu’éclairent de larges baies vitrées. De l’autre côté, un jardin que les oiseaux déplorent inaccessible.

Et c’est là qu’ils rencontrent ces trois personnages anonymes. Parques ou Grâces ? Douaniers ou drogmans ? Ils gardent le silence, et on ne saura jamais si les lettres de créance qu’on leur présente auront été déclarées recevables. Mais ce sont là des questions dont les réponses (si elles existent) ne sont pas forcément dans les livres.

(Photos de l’auteur)

Actes de dévotion


Tous les amateurs de livres, lecteurs, liseurs et autres bibliomanes connaissent bien ce problème récurrent : ranger sa bibliothèque. Les livres ont une irrésistible tendance à proliférer ; les lecteurs boulimiques comme moi ont, eux, tendance à prendre de bonnes résolutions du genre « pour chaque nouveau livre qui entre ici, j’en élimine un » (sachant bien sûr qu’éliminer, en l’occurrence, ne signifiera jamais détruire ou jeter, mais donner ou vendre afin qu’un autre lecteur prenne  en charge le problème) et puis évidemment de ne pas les tenir, ce qui est le propre des bonnes résolutions.

Jolie, mais généralement très insuffisante...

Et encore quand je dis « ranger sa bibliothèque », je ne parle pas d’une pièce de mobilier unique, mais de l’ensemble formé par tous les livres qu’on possède et qui sont inévitablement répartis entre divers meubles, étagères et autres lieux plus ou moins propres à les accueillir. En ce qui me concerne, je suis prise de temps en temps par une frénésie organisationnelle qui me pousse à vouloir trouver, contre toute espérance, le système idéal permettant que tous les ouvrages soient facilement accessibles par l’exercice d’une logique imparable (rires). Et là forcément, je me heurte aux problèmes inhérents à cette quête, ceux que Georges Perec a si bien décrits dans Penser/Classer (voir un extrait de ce texte sur le site Désordre de Philippe de Jonckère) : problème d’espace, problème d’ordre. Un accroissement imprévu des livres appartenant à une catégorie quelconque – disons par exemple ceux portant sur la culture du kiwi dans le Poitou – entraîne la nécessité de déplacer ceux d’une autre catégorie – disons par exemple les romans érotiques en langue birmane, selon que le nombre des uns et des autres « colle » plus ou moins juste avec la longueur d’une planche. Sans compter qu’au cours de ce rangement, on tombe fatalement sur des livres qu’on ne se rappelait plus posséder et qu’il nous paraît soudain urgent de lire. Du coup, il y a quelques livres de plus qui traînent hors des rangements.

« Comme les bibliothécaires borgésiens de Babel qui cherchent le livre qui leur donnera la clé de tous les autres, nous oscillons entre l’illusion de l’achevé et le vertige de l’insaisissable. Au nom de l’achevé, nous voulons croire qu’un ordre unique existe qui nous permettrait d’accéder d’emblée au savoir ; au nom de l’insaisissable, nous voulons penser que l’ordre et le désordre sont deux mêmes mots désignant le hasard. » Georges Perec

Finalement, on est bien obligé de se rendre compte qu’il s’agit d’une entreprise aussi vaine qu’illusoire, dont le résultat sera immanquablement remis en question. Je me demande alors si les tentatives persistantes auxquelles se livre le lecteur dans le but déclaré de ranger sa bibliothèque (éventuellement accompagnées de fermes déclarations d’intention) ne sont pas simplement de sa part des actes de dévotion adressés à la déesse Lecture, actes aussi modestes et aussi peu durables que le balayage d’une chapelle.

image de L’envers du décor

Marie NDiaye : le monde déliré

« – Est-ce que vous êtes quelqu’un de cruel, Marie NDiaye ?
– Je ne crois pas, du tout, je ne crois pas. »
Entretiens France Inter, 4 novembre 2001.

Avec Marie NDiaye, le groupe de lecture de L’Œil Bistre poursuit son exploration du réel vu au prisme de l’écriture. Ici, notre familier subit un traitement singulier, une « exagération » pour le moins fantastique : sorcellerie, métamorphoses, troubles, fantômes. L’esprit du conte s’invite aussi dans notre quotidien avec une œuvre qui ne cesse de passer les êtres, le monde, au philtre de l’étrangeté et de la cruauté.

On prête à Marie NDiaye beaucoup d’influences : Dostoïevski, Kafka, Faulkner, j’y ajouterais Nathalie Sarraute. Mais elle est avant tout une voix qui n’a nulle autre pareille. Quant au riche avenir, 1985, est son premier roman publié à l’âge de 17 ans, seize ans après, elle obtient le prix Fémina avec Rosie Carpe et huit ans plus tard le prix Goncourt pour Trois Femmes Puissantes.

Que ce soit dans ses romans, ses pièces de théâtre ou ses nouvelles, son écriture fait vaciller vérités et valeurs. Sa langue pourtant d’une grande clarté fait contraste avec des récits complexes aux renversements vertigineux. Tissés de rapports de pouvoir et rongés de dettes, les liens familiaux ou amicaux sont déréalisés et violents ; ils n’ont bien souvent d’évidence que pour le personnage principal. Les héroïnes – car il s’agit presque systématiquement de femmes – sont donquichottesques, c’est-à-dire en quête perpétuelle. D’une famille, d’une reconnaissance. « Qui est ma famille ? Où sont les miens ? Qui peut entendre la douleur d’être délié ? » Ce sont les questions posées livre après livre. Douleur d’être à laquelle il n’y a pas de réponse, pas de solution. On n’en finit jamais. Comment sortir de l’impasse dans laquelle nous mettent ses romans ?

Peut-être alors comme le fait Marie NDiaye en montrant avec jubilation et douceur tout ce qu’il y a d’in-humain dans cet univers « défamiliarisé ».

Cette lecture aura lieu dimanche 13 février à 17 h, au café L’Apostrophe, 23 rue de la Grange-aux-Belles, 75010 Paris  – stations de métro : Jacques Bonsergent (ligne 5) ou Colonel Fabien (2). Entrée libre. Renseignements : email = oeilbistre arobase gmail point com

Machine à lire


« J’aime l’allure poétique,
par sauts et gambades (…) Je m’égare,
mais plutôt par licence
que par mégarde. » Montaigne

Albert Anker, Jeune fille lisant (vers 1882)

 

Quelquefois je lis vraiment comme une machine, sans rien comprendre à ce que je lis. (Je parle des livres que j’ai la capacité de comprendre, pas de Merleau-Ponty…) Cela se passe quand je suis trop fatiguée pour suivre et pas encore assez pour lâcher le livre… Quand il s’agit d’un roman, enfin d’un roman où il y a une histoire avec des personnages et tout, ce n’est pas très grave. Les noms des personnages ou les noms de lieux, ou certaines circonstances évoquées, agissent comme des butoirs ; je reviens en arrière, je refais les connexions nécessaires, je raccommode les lacunes. L’histoire que je lis alors n’est peut-être encore pas tout à fait la bonne, mais en existe-t-il une bonne ? ou bien n’existe-t-il que l’histoire qu’une lecture quelconque, hic et nunc, est en train de créer ?  That is the question, disait le prince de Danemark.

 

Lorsque le texte a une forme narrative différente, c’est plus difficile. J’ai l’impression qu’alors au lieu de perdre des morceaux en route, comme dans le cas précédent, j’en ajoute ; des mots imprévisibles servent de tremplin à des sauts dans le vide, accrochant au passage un souvenir d’enfance, une réminiscence d’autre lecture, un élément hétérogène venu de l’extérieur. Je décris une boucle plus ou moins large et je reviens au point de départ, mais le texte ne reste sans doute pas indemne de ces excursions incontrôlables.

 

Les livres ne m’en gardent pas rancune. Ils continuent à me faire du bien. Pas de meilleure compagnie.

Source image : Musée des Beaux-Arts du Locle

A propos de l’Œil Bistre

Un livre vit grâce à la
recommandation passionnée
qu’en fait un lecteur à un autre
.
Henry Miller

 

Il y aura bientôt trois ans, en décembre 2007, que nous avons lancé de manière informelle le groupe de lecture qui a pris par la suite le nom de « L’Œil Bistre au Comptoir », à l’initiative de Marc Le Monnier. Les participants à ce « collectif », tous des passionnés de lecture, avaient pour objectif – et cela n’a pas changé – de faire partager ou découvrir à leur auditoire des écrivains contemporains ou plus anciens, français ou étrangers, connus ou moins connus, en mettant l’accent sur ceux qui montraient dans leurs écrits, disons une conscience politique, un regard critique sur leur époque, une liberté d’expression. Au fil du temps, certains des animateurs se sont retirés, d’autres ont rejoint le groupe. Nous avons changé de lieu, sans changer de formule : nous sommes bénévoles et les séances sont gratuites. Et ce qui reste intact, c’est notre motivation et le plaisir de voir notre travail apprécié.

A une lecture de la deuxième "saison"

J’ai employé à dessein le mot « travail » et c’en est un. Bien sûr, à raison d’une séance de lecture par mois (le deuxième dimanche de chaque mois, d’octobre à juin), il n’y a pas de quoi nous occuper à plein temps, et tant mieux, car la plupart d’entre nous ont des emplois. Mais il faut quand même lire ou relire, préparer et coordonner les interventions, diffuser les affiches et prospectus. Ce qui est plaisant, c’est de voir les auditeurs réagir, commenter, poser des questions. Si leur curiosité est éveillée, c’est que la partie est déjà à moitié gagnée… Nous les invitons également à participer aux lectures, en leur demandant seulement de nous l’indiquer à l’avance pour intégrer ces éléments dans le programme du jour.

Trois saisons écoulées ont permis d’évoquer une vingtaine d’auteurs. Cette année, nous avons établi un calendrier ambitieux :

  • Dimanche 10 octobre 2010 Antoine Volodine
  • Dimanche 14 novembre Dario Fo
  • Dimanche 12 décembre Philippe Sollers
  • Dimanche 9 janvier 2011 Charles Bukowski
  • Dimanche 13 février Marie N’Diaye
  • Dimanche 13 mars George Orwell
  • Dimanche 10 avril Paul Auster
  • Dimanche 8 ou 15 mai (le 8 étant férié) Apollinaire
  • Dimanche 12 ou 19 juin (le 12 étant férié) Jorge Semprun

Pour constituer cette liste, chacun d’entre nous a proposé des noms. Personnellement, je connaissais très peu les deux premiers auteurs ; je les ai donc beaucoup lus en prévision des séances, et Volodine, notamment, a été pour moi une grande découverte, celle d’une œuvre profondément originale. Un mois passe vite ; il est temps que je me (re)mette à lire Sollers. On en reparlera !

— Pour recevoir les invitations : s’inscrire à la liste d’envoi en envoyant un mail à oeilbistre@gmail.com

Encore une fois : lire c’est vivre !


J’ai assisté le 26 janvier dernier à une journée d’étude[1] à la BnF sur le thème « Crise de la lecture ? » Qu’on ait mis à cet intitulé un point d’interrogation représente déjà une lueur d’espoir…

Voici mon compte-rendu de deux tables rondes :

1) Du codex au numérique : vers un nouveau contrat de lecture ?

TR animée par Olivier Donnat (ministère de la Culture et de la Communication), avec Claire Bélisle (Institut des Sciences de l’homme, Univ. Lyon 2), Jean-Yves Mollier (Univ. Versailles/St-Quentin-en-Yvelines), Alain Patez (Numilog)

2) Les passeurs du livre : faut-il réinventer la médiation ?

TR animée par Olivier Donnat – avec Gérard Collard (libraire – La Griffe Noire, à St-Maur-des-Fossés – et critique littéraire), Gérard David (association Lire et faire lire), Christophe Evans (sociologue, BPI[2])

Ce compte-rendu est un peu long. Si vous êtes pressés, voici un résumé super court :

  1. La lecture est en crise : les gens lisent moins.
  2. La lecture est en crise : les gens lisent autrement (à cause d’Internet et de tous les matériels multimédia disponibles).
  3. Pourtant est-ce vraiment une crise ? Plutôt une mutation, comparable à d’autres changements radicaux que le monde de la lecture a déjà connus, et source de nouvelles opportunités.
Laurens Alma Tadema : Lecture d'Homère (1886)

Laurens Alma Tadema : Lecture d'Homère (1886)

Du codex au numérique

Olivier Donnat amorce la discussion par la difficulté constatée à mesurer les actes de lecture, dont beaucoup échappent aux statistiques. La lecture s’avère une « pratique polymorphe et difficile à cerner ». L’environnement multimédia favorise la dispersion  des lectures (quand on lit un journal en ligne avec ses vidéos, est-ce encore de la lecture ?) et accroît la complexité du processus.

Il ne faudrait toutefois pas « mesurer tous les changements à l’aune du numérique » car les tendances actuelles étaient perceptibles bien avant (dès les années 80) et se sont poursuivies dans la continuité. On doit plutôt raisonner sur le temps long – et on aura besoin pour cela du regard des historiens et des experts en sciences humaines.

D’emblée, Jean-Yves Mollier s’élève contre la menace brandie d’une crise de la lecture : « Je ne crois pas que la civilisation de la lecture soit menacée, en aucun cas. » Mais des mutations se font et il y en a eu d’autres dans l’histoire[3] : nous sommes passés du volumen (papyrus, parchemin, papier) au codex (manuscrit, puis imprimé) et aujourd’hui à l’écran plat. Ces supports différents induisent une lecture différente, des « contrats de lecture » différents. Et l’on n’a pas la même lecture de Proust en livre au format de poche ou en Pléiade… C’est donc à une mutation que l’on a affaire, pas une décadence.

Mutations continuelles aussi dans la technologie puisque le téléphone mobile et l’ordinateur semblent devoir converger vers un appareil unique (de plus en plus petit, plat, léger)[4] et multifonctions. Sur lequel on disposera bientôt d’une Grande Bibliothèque Numérique Mondiale ?

Il ne faudrait pas se hâter de désigner le numérique comme avenir de l’humanité. Les technologies ont une durée de vie courte, il convient donc d’être prudents, même si le régime de lecture sur écran est « appelé à être pérenne pour une durée indéterminée ». Ce type de lecture ne cesse d’augmenter et grâce à ces objets, des non-lecteurs sont gagnés.

En outre, estime l’historien, ces mutations vont entraîner la création de modes d’écriture et de genres littéraires nouveaux, utilisant texte/image/son, voire d’autres dimensions (tactile, olfactive…) et apportant « d’autres modes d’accès à l’imaginaire » – une véritable « coupure épistémologique ».

La salle de lecture du British Museum en 1841 (photo anonyme)

En effet, l’imaginaire des écrans très différent de celui des bibliothèques anciennes, souligne Claire Bélisle, analysant les modes de lecture dans un monde numérique. Le terme de crise suppose des perturbations, des ruptures dans les pratiques : et on observe effectivement la rapidité de l’acte numérique opposée à l’expérience de l’intériorité de la lecture traditionnelle, la manipulation sensorielle aux outils cognitifs. On constate aussi une rupture dans les représentations, les connotations liées à une ‘vraie’ lecture (respect des livres, concentration, silence…)[5]. La perte des repères entraîne un questionnement sur la mort annoncée du livre : mais cette menace pèse-t-elle sur la lecture ou sur le seul livre papier ? Il se produit incontestablement une diminution de la pratique de lecture sur papier face aux nouveaux media ; et la librairie constitue donc le maillon le plus fragile de la chaîne du livre.

Quel est l’impact de cette mutation pour le lecteur ? Un lecteur a des valeurs et des compétences. On a eu jusqu’ici une place privilégiée de la lecture littéraire qui sous-entend des compétences intégrées dans l’acte de lecture : la maîtrise d’un univers sémantique et lexical – univers qui se révèle différent avec le numérique. D’autre part, la lecture traditionnelle se trouve associée à la construction de soi – processus qui aujourd’hui, pour de nombreux jeunes, ne passe plus par le livre. Pour eux, la lecture est avant tout un outil d’accès à l’information.

Ce qui change, c’est la manière de lire (vitesse, dissociation des visées, multitâches). Des pratiques différenciées et spécialisées qui font que les capacités du cerveau sont sollicitées pour des connexions nouvelles. « Lire devient une compétence technologique : pour communiquer, pour s’informer et gérer l’information, pour interagir avec le monde ». Là encore, ce n’est pas la première fois que les pratiques de lecture changent : déjà on est passés

  • de la lecture à haute voix  à la lecture silencieuse
  • de la lecture de méditation  à la lecture de réflexion
  • de la lecture d’autorité  à la lecture de distraction
  • de la lecture de compréhension  à la lecture d’information

Ainsi, on se dirige vers un nouveau contrat de lecture, qui s’élabore à travers les nouveaux savoirs du lecteur (codes à maîtriser), ses nouvelles valeurs (partage…), une écriture qui se transforme, un cadrage des nouveaux genres à mettre en place.

Côté technologie, Alain Patez évoque la perception du livre numérique, qui est aujourd’hui « beaucoup plus pragmatique, moins dogmatique ». Le concept initial, pratiquement mort-né, enterré vers 2003-04, a reparu avec l’apparition de nouvelles technologies, l’accélération de la disponibilité de nouvelles « tablettes ». Reste la problématique du format – propre ou universel ?

Balthus : Katia lisant (1968-76)

Passeurs de livres et formes de médiation

Pourquoi, dans ce débat sur la lecture, s’intéresser à la médiation ? Les médiateurs et intermédiaires, rappelle Olivier Donnat, se trouvent aujourd’hui en première ligne, parce que l’usage d’Internet (outil horizontal renversant les rapports) concrétise l’utopie de la mise en rapport direct des ‘contenus’ avec le public. Faisant intervenir en fait « beaucoup de médiation sans médiateurs », ou de nouveaux médiateurs non qualifiés comme tels : contributeurs, blogueurs, communautés[6]…, Internet valide « une autre conception de la légitimité à travers ce qu’on fait et la compétence que l’on démontre » (c’est par exemple ce qui se passe avec la Wikipedia). Les médiateurs professionnels : libraires, bibliothécaires, etc. se voient ainsi obligés de redéfinir leurs fonctions.

Examinant la situation des bibliothèques, Christophe Evans y voit, plutôt qu’une  crise de la lecture, « une crise des institutions culturelles de la lecture ». Certes, on observe une baisse du nombre de livres lus par personne (enquête de 2008) et un recul de la lecture littéraire. « Les bibliothécaires eux-mêmes lisent moins… »

Chute aussi du nombre d’inscriptions dans les bibliothèques municipales :en France, le taux du nombre d’inscrits est inférieur à la moyenne européenne.

Cézanne : Louis-Auguste Cézanne, père de l'artiste, lisant l'Evénement (1866)

A la BPI, on a constaté une baisse à la fois des emprunts et des consultations sur place et Christophe Evans signale « de nouvelles formes d’usage – des usagers qui viennent travailler à la BPI avec leur ordinateur et leurs propres documents », sans emprunter le moindre livre[7]. On se retrouve ainsi « dans la situation paradoxale de proposer des formes de médiation à des personnes qui n’en veulent pas… »

Il s’agit donc « d’inventer de nouvelles formes de médiation, peut-être indirectes, d’ouvrir les institutions sur le quotidien, de décloisonner et débureaucratiser »[8] (par exemple avec le principe du prêt illimité).
Il faudrait déscolariser l’image des bibliothèques pour les faire exister « en tant que lieu dans la vie réelle, dans la vie locale – un lieu de rencontres et de sociabilité ».

Qu’elles ne soient pas de simples stocks de livres, que le livre soit rendu visible à l’intérieur et à l’extérieur de l’établissement. Que leurs animateurs arrivent à se placer côte à côte avec l’usager plutôt que face à face.

Autre forme de médiation, celle présentée par Gérard David en tant que militant de l’association Lire et faire lire, créée en 1999 pour tenter de remédier aux difficultés de lecture des enfants d’âge scolaire, grâce à l’action de retraités, bénévoles. Son objectif :« faisons un peuple de lecteurs ». Il ne s’agit pas de pédagogie, mais de « lecture plaisir ». L’association compte aujourd’hui plus de 12 000 bénévoles, pour 250 000 enfants touchés. Elle bénéficie de la proximité du monde de l’écriture, étant soutenue par un collectif d’écrivains. Soulignant la souplesse et la légèreté de son dispositif, ainsi que l’exercice d’une relation intergénérationnelle, Gérard David y voit un « exemple de mobilisation citoyenne autour du partage du livre ».

Avec l’intervention de Gérard Collard, c’est un tout autre ton que l’on va entendre. Le livre serait-il condamné ? « J’ai l’impression d’être un mort-vivant ! » lance ce libraire, bien résolu à défendre une position de base : « Moi, simplement, j’aime lire… » Il voit le libraire comme « un passeur de livres et un créateur de désirs ». Il s’élève contre un faux problème : pourquoi le livre numérique devrait-il venir à la place du livre papier et pas en plus ? Et de défendre le livre papier, objet « écologique », pratique et peu coûteux.

Oui, les libraires (les vrais) ont encore un rôle à jouer, car « à la télé, ceux qui parlent de livres sont dans leur bulle, dans leurs codes ». Les libraires « n’ont pas besoin se montrer démagos, ils n’ont simplement qu’à être eux-mêmes et être de leur temps – aller chercher les gens là où ils sont. » Il s’agit pour eux « d’être des gens normaux, vivants, honnêtes, de dire ce qu’ils pensent, d’avoir leur échelle de valeurs. » Le livre n’est pas nécessairement un objet consensuel, il peut être l’occasion d’un vrai échange entre de vraies personnes. Il est là pour redonner de la vie : « on n’est que le symptôme d’une société sclérosée où on ne fait plus que communiquer et où on ne se parle plus, où on n’ose plus prendre de risques… »

La crise de la lecture, s’il y en a une, « ce n’est pas un problème technique », conclut Gérard Collard. « La clef c’est la vie. »

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Toutes les images proviennent du site Lettura Web


[1] Plus exactement à une partie de cette journée : les deux tables rondes de l’après-midi.

[2] Bibliothèque Publique d’Information du Centre Pompidou

[3] Il se réfère ici aux travaux de Donald Mackenzie.

[4] Le lancement de l’i-Pad de Macintosh a été annoncé deux jours plus tard…

[5] Claire Bélisle se réfère aussi aux « révolutions de la lecture » de Chartier : il y a toujours eu, avec chaque mutation, une accélération du rythme de lecture.

[6] Cf Stiegler sur la figure nouvelle de l’amateur

[7] NDLR : Je l’ai constaté de visu, et cela m’agace souvent, quand la BPI est saturée, d’y voir des gens qui pourraient tout aussi bien travailler ailleurs…

[8] NDLR : Expérience positive cette fois. Dans le cadre de notre groupe (informel) de lecture « L’Œil Bistre au comptoir », nous avons reçu un accueil très favorable de la part des bibliothèques municipales, qui ont accepté d’afficher nos annonces, de faire des tables thématiques sur les auteurs, etc.

Une nécessité impérieuse

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« Lire est une activité politique, au sens où cela permet de prendre parti dans la vie de la cité, dans la chose publique. C’est pour cela que nos gouvernants essaient de censurer, d’appauvrir la lecture afin d’affaiblir l’activité intellectuelle. Pour fabriquer des consommateurs dociles, surtout pas des individus capables de penser par eux-mêmes, de poser des questions intelligentes. C’est pour cela que les lecteurs doivent se battre ; car un lecteur c’est quelqu’un qui, au fur et à mesure qu’il se construit et s’enrichit par ses lectures, devient de plus en plus capable de poser des questions pertinentes. Je pense qu’il existe aujourd’hui une nécessité impérieuse de défendre l’activité intellectuelle et de lui redonner une place centrale dans nos sociétés. Il faut remettre la bibliothèque, et non la banque, au centre. »

Alberto Manguel
interview dans le n° 51 de
Chroniques de la BnF
, nov-.déc. 2009

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Image : Droit Devant, photo de Damien Doumax
(Merci à Wictoria de m’avoir fait découvrir ce photographe)

Sous le manteau

Selon la formule prêtée à Dostoïevski, tous les grands écrivains russes sont sortis du « Manteau » de Gogol.

Gogol_karandash« On emporta Akaky Akakiévitch, et on l’enterra. Et Pétersbourg resta sans Akaky Akakiévitch. Ce fut comme s’il n’eût jamais existé. Il disparut, cet être que personne ne protégeait, que personne ne chérissait, auquel nul ne s’intéressait, qui n’avait même pas attiré l’attention du savant, lequel pourtant ne perdra pas l’occasion d’examiner au microscope le moindre moucheron, − cet être qui supportait humblement les railleries de ses collègues et qui était descendu au tombeau sans avoir accompli quelque action remarquable, mais auquel, malgré tout, juste à la fin de ses jours, était apparue sous l’aspect d’un manteau neuf, une vision radieuse qui avait pour un instant illuminé sa pauvre existence, cet être sur lequel ensuite s’était acharné le malheur, comme il s’acharne parfois sur les puissants de ce monde…  » Gogol, Le Manteau, 1843

Le groupe de lecteurs « L’Œil bistre au comptoir »,  sous la houlette de Marc Le Monnier, vous convie à découvrir ce que cache ce manteau… et vous donne rendez-vous le dimanche 8 novembre à 17 heures, « Aux Tontons flambeurs », 8 rue de la Main d’or, 75011 Paris, métro Ledru-Rollin,  pour assister et/ou participer à ces rencontres.

PS du 13 novembre

lesamesmortes

 

A signaler, la parution des Ames Mortes dans une nouvelle édition de poche aux éditions Verdier, dans une traduction d’Anne Coldefy-Faucard.

Pourquoi je lis

Pourquoi je lis – sept raisons élémentaires

« Le livre c’est une invention indépassable,
comme la roue, le marteau ou la cuiller. »

Umberto Eco


Anonyme (cercle de Jean-Jacques Henner), vers 1870

Anonyme (cercle de Jean-Jacques Henner), vers 1870

  1. Parce que j’y prends plaisir. Ce serait vraiment pur masochisme que de passer autant d’heures à une activité qui ne m’en apporterait pas.
  2. Parce que cela tient étroitement à moi. Je fais partie des gens qui ont appris à lire si jeunes (vers l’âge de quatre ans) qu’ils ne se souviennent pas de cet apprentissage. Et je n’ai pas non plus de souvenir conscient d’une période où le fait de lire n’ait pas été présent dans mon quotidien. Les jours où je n’ai pas lu – ne serait-ce que quelques minutes – sont très rares dans ma vie.
  3. Parce que plus on lit, plus on a envie de lire. Une bibliothèque, une librairie me sont des lieux de bonheur, car il s’y trouve toujours plus de livres que je n’en aurai le temps de lire. Evidemment, se pose le problème du choix, et tout ce qu’on ne choisit pas possède un autre attrait.
  4. Parce que plus on lit, plus on peut établir de connexions (consciemment ou non) entre le livre lu et les précédents. Il y a des rapports directs bien sûr, comme quand on lit le nouveau livre de X. ou Y. dont on a déjà tout lu, et d’autres moins immédiats. Il y a tout le mécanisme des connotations et des métatextes appelés par le texte présent. Il est plaisant de boire du vin blanc (quand il est bon), il est plaisant aussi de boire de la liqueur de cassis, et je ne déteste pas le kir.
  5. Parce que après lire, parler de ce qu’on a lu avec des gens qui sont aussi des lecteurs est à la fois agréable et stimulant. Ils n’ont pas forcément lu les mêmes choses que vous, ni de la même façon.
  6. Parce qu’il y a autant de plaisir à relire des livres que l’on connaît déjà qu’à en découvrir de nouveaux – alors que ce n’est pas le même type de satisfaction.
  7. Parce que je m’imagine toujours que je tomberai un jour sur le livre parfait, le livre des livres, celui qui rassemblera toutes les qualités des livres multiples que j’ai aimés auparavant, plus les siennes propres. Celui dont le regard me semblera en absolue adéquation avec le monde qu’il suscite et me fera dire : « oui, c’est exactement ça. »

PS —-> A lire sur le blog de Pierre Assouline :  « Un écrivain est d’abord un lecteur »

Lire, envers et contre tous !

« Je pense que, désormais, les gens qui lisent et écrivent sont une survivance, presque des fantômes. Certes, il y a encore quelques personnes qui lisent vraiment, mais elles sont rares », déclare l’écrivain américain Philip Roth dans une récente interview au Monde.

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Bernard-Marie Koltès (image Fabula)

Venez écouter des gens qui lisent et qui ont envie de partager leurs lectures : c’est le but du café littéraire initié l’an dernier par Marc Le Monnier aux « Marcheurs de planète » et qui poursuit son aventure sous d’autres formes et dans d’autres lieux.

Il est l’œuvre aujourd’hui d’un collectif de sept personnes, qui a décidé d’organiser des rencontres mensuelles autour de l’œuvre d’un écrivain, sous le nom de « L’Œil bistre au comptoir ».

L’esprit de ces rencontres est de pouvoir à la fois faire entendre le texte d’un auteur et d’engager un débat, autour de l’œuvre et des réflexions que celle-ci suscite, entre les lecteurs et les auditeurs.

Ces rencontres auront lieu chaque deuxième dimanche du mois, de 17 h à 19 h, « Aux Tontons Flambeurs », 8 rue de la Main d’Or, 75011 Paris, métro Ledru-Rollin.  La première aura donc lieu le dimanche 11 octobre et sera consacrée à Bernard-Marie Koltès.

« Certains diront : ‘Koltès ne s’aimait pas’. De fait, son amour allait aux autres, aux exclus, aux Africains et, plus généralement, aux Noirs. Du ‘noir’, il fit la couleur emblématique de son désir autant que celle d’un peuple opprimé qu’il se sentait impuissant à défendre, mais qu’il aimait fréquenter, simplement. L’apologie de l’altérité n’est pas, chez Koltès une figure de style ni un simple engagement politique, c’est une manière de vivre, et d’aimer. » Olivier Goetz in Hors série Metz Magazine.