« L’essentiel est invisible pour les yeux »

Depuis une bonne vingtaine d’années, je lis régulièrement les livres de Paul Auster, généralement en français, et/ou en anglais si je peux mettre la main dessus. La découverte de ses premiers livres, ceux qu’on a regroupés par la suite sous le titre de la Trilogie new-yorkaise, avait été une révélation. A l’époque, cela me revient, ils étaient plus ou moins considérés comme des polars… Le mélange de jeux avec les mots, avec les noms, avec les identités, le rôle majeur du hasard qui évidemment n’en est pas un, les notions de perte, d’abandon, de solitude qui revenaient régulièrement m’avaient enchantée. Depuis, les titres se sont succédés et je pense avoir tout lu, à l’exception de Seul dans le noir. Mention spéciale pour le magnifique Léviathan. Enfin j’ai vu Auster en chair et en os au dernier Salon du Livre

Et donc tout récemment, son nouvel opus, Invisible. Ce qui est invisible, en fait, ce sont les coutures d’assemblage de ce nouveau costume. Le thème (en partie d’après la présentation de l’éditeur, Actes Sud) :

Le troubadour Bertran de Born, également présent dans "Invisible" (image Wikipedia)

New York, 1967. Adam Walker, un jeune aspirant poète, rencontre un énigmatique mécène français, Rudolf Born, et sa sulfureuse maîtresse. Un meurtre va sceller cette communauté de destins placés sous le double signe du désir charnel et de la quête de justice. Le naïf Adam (ce n’est pas sans raison qu’il porte le nom du premier homme…) croise de nouveau à Paris ces personnages qui lui inspirent à la fois fascination et répulsion. Il finit par comprendre que cette rencontre aura eu un effet décisif sur le cours de sa vie. Une vie dans laquelle sa sœur, Gwyn, joue aussi un rôle majeur. Trois décennies après les événements, James Freeman, un écrivain américain renommé, raconte l’histoire dont l’a fait dépositaire son ancien condisciple, du temps où tous deux étaient étudiants à Columbia University.

Superbe variation sur « l’ère du soupçon », Invisible explore, sur plus de trois décennies, les méandres psychiques de protagonistes immergés dans des relations complexes et tourmentées. Le vertigineux kaléidoscope du roman met en perspective changeante les séductions multiformes d’un récit dont le motif central ne cesse de se déplacer. On se délecte des tribulations du jeune Américain naïf et idéaliste confronté au secret et aux interdits, tout autant qu’on admire l’exercice de haute voltige qu’accomplit ce très singulier roman de formation. Au sommet de son art narratif, Paul Auster interroge les ressorts mêmes de la fiction, au fil d’une fascinante réflexion sur le thème de la disparition et de la fuite.

Le roman nous offre plusieurs possibilités de « lecture » des événements, des interprétations divergentes, et se garde bien de conclure dans un sens ou un autre. C’est une des grandes qualités de ce récit très captivant (je n’ai pas pu le lâcher avant d’arriver au bout). Et chacune des versions « tient la route », par exemple – sans révéler trop d’indices – le rôle de la sœur d’Adam, quelle que soit la vérité éventuellement suivie par le lecteur, reste d’égale importance.

Un jour je parlerai aussi du Voyage d’Anna Blume qui est un livre plutôt atypique par rapport au reste de l’œuvre d’Auster, et non moins important.

PS – Dans Invisible il est question aussi d’un auteur grec antique, Lycophron, réputé particulièrement obscur, et qui fait l’objet cette année d’une publication de Pascal Quignard (Lycophron et Zétès, chez Gallimard).

Raconter des histoires


« Qu’est-ce que l’art d’écrire ?
Paul Auster : C’est raconter des histoires. »
(Entretien avec François Busnel (Lire),
publié le 01/02/2007)


Vieux débat. Fonction de l’écriture, rôle du roman. Est-on là pour écrire (côté auteur) ou pour lire (versant lecteur) une histoire, le récit d’une histoire, fictive ou non ? (Et de là on peut débarquer dans un autre débat, non moins épineux, autofiction, autobiographie, auto-tout ce qu’on voudra.) Que le livre vienne dire une histoire, est-ce indispensable ? L’examen du roman contemporain, depuis une centaine d’années, grosso modo, montre que non. Je me garderai bien de citer des exemples, mais vous en avez certainement en tête.

Ce que je voulais dire, c’est le plaisir simple de lecture qu’il y a dans des livres qui racontent des histoires, de celles qui vous font tourner les pages, brûler la lampe de chevet tard dans la nuit et vous demander à chaque instant : que va-t-il se passer ensuite ? (J’ai la réponse : Zorro est arrivé.) Un talent qui me semble particulièrement répandu chez les auteurs anglo-saxons. Je les admire d’autant plus que je serais tout à fait incapable de construire une histoire qui tienne la route. Par pure perversion, peut-être, ou plutôt afin de faire durer plus longtemps la lecture (utile pour les trains et avions), je préfère les lire en VO. Je passe ainsi des moments palpitants avec des livres comme ceux de John Grisham (celui de l’Affaire Pélican – oui, je sais, il faut aimer les dédales de l’institution judiciaire américaine…) ou d’un Anglais, moins connu en France, Robert Goddard (avec deux D). J’ai plongé dans l’un de ses titres, Into the Blue, il y a quelques années, par pur hasard, parce qu’il s’agissait d’une femme qui disparaît dans une île grecque. (C’est un des rares titres de Goddard à avoir été traduit, sous le titre Les Ombres du passé.)

Les histoires que raconte Goddard ont souvent le même type de trame : ils mettent fréquemment en scène un personnage central qui découvre, à travers des documents tels que des journaux intimes ou par des confidences, un événement, une affaire, une conspiration longtemps gardée secrète et dont la révélation va bouleverser sa vie. Mais la nature du secret, les circonstances, la personnalité des personnages sont suffisamment diverses pour que ce ne soit pas monotone. Excellents aussi : Hand in glove (basé sur l’histoire d’un poète anglais disparu pendant la guerre d’Espagne) ou Set in stone (celle d’une maison dont la personnalité – comment dire autrement ? – influence le destin de ses habitants).