Vrai culte et faux tombeau

En voyage au Mexique, j’ai visité le mardi 16 juillet 2013 la bourgade d’Ixcateopan, située dans le nord de l’État de Guerrero, à environ 170 km de la capitale. Cette visite était imprévue, pour des raisons qui n’ont pas leur place dans ce récit ; le fait qu’elle ait été improvisée rend toutefois la coïncidence intéressante.

Ixcateopan, dont le nom s’orthographie aussi (et se prononce) Ichcateopan, est connue au Mexique depuis 1949 pour être le lieu où ont été retrouvés les prétendus restes de Cuauhtémoc, le dernier tlatoani (empereur) aztèque, mis à mort en 1525 par les armées de Cortés. Je dis bien « prétendus » car cette découverte, devenue localement une légende officielle (dès 1950, le Congrès de l’État de Guerrero a décidé d’ajouter « de Cuauhtémoc » au nom de la ville), est fortement contestée par les autorités archéologiques du pays (voir ci-après).

(source : site officiel de l’État de Guerrero)

(source : site officiel de l’État de Guerrero)

Le nom d’Ixcateopan proviendrait d’un mot nahuatl dérivant des termes « ichacates » et « moteopan » qui signifient « voici le seigneur grandement respecté ». En effet, le village s’appelait autrefois Zompancuahuithli (nom dont je n’ai pas retrouvé l’origine) puis fut renommé Ixcateopan à partir du transfert de la dépouille de Cuauhtémoc en 1529. Le glyphe du lieu sur le Codex Mendoza (cf. image) comprend une pyramide et une fleur de coton, correspondant à une autre étymologie : de « ixcatl », coton, et « teopantli », temple (puisque les pyramides étaient des temples). On l’appelle aussi parfois « le village du marbre » car les rues en sont pavées de dalles de marbre blanc et ornées de dessins et d’inscriptions en marbre noir.

En arrivant à Ixcateopan, on est accueillis par une pyramide miniature, monument en l’honneur du héros national érigé à l’entrée du village. Pour atteindre l’église Nuestra Señora de la Asunción (Notre-Dame de l’Assomption) qui abrite désormais le « tombeau », et qui a été à cette fin désacralisée et définie comme musée, il nous a fallu faire maints tours et détours, car la rue principale était en travaux : on restaurait le pavement de marbre. En face du monument, deux ou trois ouvriers travaillaient à replacer des dalles, deux ou trois autres étaient nonchalamment allongés sur les tas de pierres extraites.

"....et un groupe de jeunes gens vêtus de pantalons blancs et de chemises vertes, sans doute les musiciens, attendent à l’extérieur." (photo ELC)

« ….et un groupe de jeunes gens vêtus de pantalons blancs et de chemises vertes, sans doute les musiciens, attendent à l’extérieur. » (photo ELC)

A côté de l’enclos de l’ancienne église se trouve une autre chapelle, peinte de blanc et mauve, de construction moderne, où une messe est en cours. Des instruments de musique sont posés sur le trottoir, et un groupe de jeunes gens vêtus de pantalons blancs et de chemises vertes, sans doute les musiciens, attendent à l’extérieur. Dans l’enclos, une quinzaine d’hommes attendent aussi, les uns assis, les autres debout. Ce sont des danseurs. Ils sont tous vêtus de costumes de couleur éclatante (quoique un peu défraîchis), de satin rouge ou bleu. Les rouges sont habillés en femmes… et portent aussi des bas de coton beige comme en avaient nos grand-mères. A notre demande, ils nous disent qu’ils vont exécuter la danse appelée « Moros y Cristianos » (Maures et Chrétiens), mais ce n’est pas encore le moment. (J’y reviendrai plus tard.) On entre dans l’ex-église par la porte latérale ; le portail, qui donne sur une cour en belvédère, du côté opposé à la rue, est lui aussi largement ouvert, et la lumière a envahi l’espace. Le mobilier a été enlevé ainsi que tous les signes du culte catholique.

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Dans le chœur, à la place du maître autel, se trouve le squelette exhumé et exposé dans une châsse de verre. Au-dessous de la châsse, qui est légèrement surélevée, on peut voir l’endroit supposé de la découverte, à faible profondeur. Au mur du fond de l’abside, une grande figure peinte de Cuauhtémoc, tel qu’il est représenté dans les codex. Au pied de la châsse, des bouquets de roses blanches fanées et une veilleuse. Sur les côtés de l’église, encore des panneaux et images diverses à la gloire du héros local – mais aussi les bonnets tricotés et bariolés que vend une marchande et une affiche pour un cours de danse traditionnelle. La marchande de bonnets nous dit que c’est aujourd’hui la fête de la Carmelita, la Vierge du Carmel.

Il n’y a apparemment personne d’autre aujourd’hui que les habitants d’Ixcateopan, mais c’est à la fin de février que se célèbrent les grandes fêtes locales, pour commémorer la naissance de Cuauhtémoc (le 23 février 1496, ou 1497, ou 1501) et sa mort (le 28 février 1525). La légende qui s’est emparée du personnage le fait naître également ici où sa mère, Cuayauhtitali, aurait été la fille du seigneur local. Il est dit également qu’après leur exécution, les restes de Cuauhtémoc, des autres dignitaires aztèques mis à mort avec lui, ainsi que ceux d’un prêtre qui s’opposait à ces exécutions, furent transportés à Ixcateopan et enterrés en ce lieu en 1529 (en dépit du fait que l’église n’a été construite qu’après 1550). Dès lors et jusqu’au milieu du 20e siècle, l’emplacement du tombeau était resté inconnu.

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Mais Cuauhtémoc, entre temps, est devenu un symbole de l’identité culturelle mexicaine, et singulièrement de son identité indigène, dont il est de bon ton de se réclamer. Aussi, lorsqu’en 1949 l’historienne Eulalia Guzmán proclame avoir retrouvé les ossements du dernier empereur, les dirigeants en place se hâtent de lui emboîter le pas sans chercher plus loin. Les archéologues n’ont guère été écoutés. « Une donnée fondamentale dans cette affaire était de savoir si les couches couvrant la fosse qui contenait les ossements et la plaque qui les couvrait étaient intactes, car dans ce cas ce qui se trouvait en dessous aurait été parfaitement scellé. Toutefois, il n’en était pas ainsi. Il n’y avait pas eu de contrôles archéologiques durant le processus de fouilles, ni de journal de terrain où aurait été noté ce qui se faisait au jour le jour », note Eduardo Matos Moctezuma dans la revue Arqueología Mexicana.

« Qu’est-ce que nous allons faire de la dame ? » demanda en 1976 le président Luis Echeverría au gouverneur du Guerrero Rubén Figueora, devant le rapport de la troisième commission chargée d’examiner le dossier : celle-ci ayant conclu que le crâne, appartenant à une jeune femme métisse, ne pouvait être celui de Cuauhtémoc. Le reste des ossements provenait de huit individus distincts. Ces conclusions rejoignaient d’ailleurs celles des experts professionnels émises en 1949 et 1951 sur l’absence de preuves scientifiques de la découverte d’Eulalia Guzmán. Mais selon l’historienne Alicia Olivera, également membre de la commission, la validation de la découverte constituait pour le gouverneur Figueroa une opportunité politique grandiose. L’État du Guerrero pourrait ainsi être rappelé comme étant le berceau d’un héros national martyr et non plus seulement comme le lieu de la « guerre sale » des années 60… (Un récit des expertises successives est publié en ligne par le site « Guerrero Cultural » regroupant la Fondation Académique du Guerrero et le Colegio de Guerrero).

Monument à Cuauhtémoc à Vera Cruz (image Wikipedia)

Monument à Cuauhtémoc à Vera Cruz (image Wikipedia)

Les gens du cru ne s’en préoccupent guère, semble-t-il. Le culte de Cuauhtémoc n’a fait que croître et embellir, le cinquantenaire de la découverte a été célébré en 1999. Qu’importe au fond que le squelette exposé dans l’ancienne église de l’Assomption ne soit pas le sien ? Les reliques de saints catholiques sont souvent d’origine douteuse, cela ne les empêche pas de produire des miracles… Quoi qu’il en soit, lorsque nous sommes sortis de l’église, les danseurs n’étaient pas encore prêts ; ils attendaient la fin du service religieux. La danse qu’ils s’apprêtaient à représenter, « Moros y Cristianos », venue d’Espagne en 1538, se transmet traditionnellement au Mexique depuis le 16e siècle. « Les Indiens, qui y jouaient à l’origine seulement les rôles des Infidèles, assurèrent progressivement les rôles des victorieux chrétiens espagnols guidés par l’apôtre Paul/Cortés dans leur reconquête de la foi chrétienne. La représentation de cette Danse des Maures et Chrétiens par les Indiens vaincus actualisait ainsi constamment la reconnaissance de la domination de l’empire espagnol et de sa religion », indique P.-A. Baud (La danse au Mexique : art et pouvoir, éd. de L’Harmattan, 1995). Quatre siècles plus tard, cette danse est toujours perpétuée, pour célébrer une fête chrétienne (celle de la Vierge du Carmel) devant un mausolée dédié à un héros national précolombien… Mais je ne suis pas restée regarder les danseurs. Dans la mesure où cette manifestation n’est pas un spectacle, il y aurait eu là, me semblait-il, quelque chose d’inconvenant. Je n’ai fait que prendre une photo unique des danseurs en attente, de loin et avec un sentiment fugitif de honte. Le photographe est souvent un prédateur.

(sauf autrement indiqué, les images sont de l’auteur)

Souvenir de danse macabre

 

Les hasards des errances sur la Toile m’ont fait tomber sur des images de l’église Saint-Germain, dans le village de la Ferté-Loupière, dans l’Yonne – en Puisaye pour être précise. Celle-ci abrite une des huit danses macabres recensées en France (selon Wikipedia), qui se développe sur 25 mètres de long et met en scène 42 personnages.

Le Dict des Trois Morts et des Trois Vifs (images Wikipedia)

Le Dict des Trois Morts et des Trois Vifs (images Wikipedia)

« Elle est précédée d’un Dict des Trois Morts et des Trois Vifs. Cette représentation murale montre trois jeunes gentilshommes interpellés dans un cimetière par trois morts qui leur rappellent la brièveté de la vie et l’importance du salut de leur âme. Sous cet ensemble, qui occupe tout le mur Nord, ont été représentés un saint Michel terrassant le Dragon et une Vierge de l’Annonciation. Les quatre peintures remontent à la fin du 15e siècle et au 16e siècle. »

L’église de la Ferté-Loupière

L’église de la Ferté-Loupière

J’avais visité cet endroit il y a fort longtemps, mais j’en ai gardé un souvenir très vif. Les fresques en question sont d’autant plus impressionnantes que l’église elle-même est très simple. Et puis le sujet m’intéresse beaucoup. Voici ce que j’écrivais il y a quelques années dans un article consacré aux représentations de la mort dans le Mexique contemporain :

« Le thème de la proximité de la mort a été à la fois largement répandu et d’une remarquable persistance en Europe sur l’espace d’au moins trois siècles. Curieusement, c’est en Espagne que l’on trouve le moins de danses macabres (picturales), alors qu’elles sont beaucoup plus fréquentes en France et dans les pays germaniques. D’ailleurs, le livre d’Hélène et Bertrand Utzinger (Itinéraire des danses macabres, éd. J.M. Garnier, 1996) qui recense toutes les danses macabres connues en Europe – plusieurs dizaines – n’en mentionne qu’une seule en Espagne, celle du château de Javier près de Pampelune. « Cette invasion macabre s’est prolongée en France pendant la première moitié du 16e siècle et plus longtemps encore dans les pays germaniques, alors que l’Europe est entrée dans la période de la Renaissance. Elle a touché presque toute la chrétienté occidentale et a même rejoint au Mexique et au Brésil le sens de la mort qu’avaient les Indiens », précise André Corvisier(Les danses macabres, PUF, 1998, p. 58). A la fin du 16e siècle, dans les pays latino-américains, « l’existence simultanée du courant mystique et de l’influence franciscaine amène alors un développement dramatique des thèmes macabres, une prolifération et une diversification des œuvres qui conduisent à une banalisation du macabre ». Cette banalisation qui nous frappe aujourd’hui au Mexique a donc été aussi, en d’autres temps, le lot des pays du Vieux continent… Par la suite, la présence des symboles de la mort s’y est maintenue dans les œuvres picturales dénommées ‘Vanités’ où le crâne, entre autres, côtoyait fréquemment les artefacts destinés à évoquer beauté, richesse et autres valeurs passagères. Mais progressivement, à partir du 17e siècle, ce symbolisme s’est fait plus discret. »

La question du memento mori a donc pris diverses formes au cours des siècles, notamment celle des peintures de vanités ». De nos jours on a soin de l’occulter, mais elle nous rattrape au tournant…

La danse macabre de la Ferté-Loupière (fragment) sur une carte postale ancienne

La danse macabre de la Ferté-Loupière (fragment) sur une carte postale ancienne

Shéhérazade au bord de la Seine

 

 

On commence le parcours au cœur de la nuit, dans une salle aux murs peints de noir, où sont exposés manuscrits et livres, tous venant illustrer l’histoire d’un livre hors du commun, littéralement sans pareil : les Mille et une Nuits, Alf Laylah wa-Laylah, auquel l’Institut du Monde Arabe consacre une exposition à sa mesure.

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« Ce chef d’œuvre de la littérature mondiale constitue un lien exceptionnel entre Orient et Occident. Ce livre ‘sans fin’ ou ‘avec toutes les fins’, a une histoire aussi curieuse, riche et prodigieuse que les péripéties des contes qu’il recèle et dont les sources sont, elles aussi, multiples », souligne l’IMA. L’histoire des Mille et une Nuits, c’est avant tout l’aventure d’un texte, dont l’origine se perd dans la nuit des temps, mais qui est mentionné dès le 10e siècle par Al-Massoudi, le savant arabe auteur des Prairies d’Or, une sorte d’encyclopédie en son temps.

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(Illustration de Sani ol-Molk pour les Mille et une Nuits, image Wikipedia. NB : WordPress a changé son interface et je suis paumée, impossible d’intégrer une légende à l’image…)

« Véhicule de mythologies et de croyances propres à l’Orient, [le livre des Mille et une Nuits] est un témoin culturel unique. Il est à l’origine d’une multitude d’images de l’Orient – vraies et fausses –, de clichés, façonnés par l’Occident, qui constituent une sorte de thésaurus dans lequel puisent les imaginations de générations entières d’artistes et de créateurs qui, tout à la fois, s’en nourrissent et viennent l’enrichir encore… »

 

On sait qu’en France, la première traduction a été réalisée par Antoine Galland, qui en a publié douze volumes de 1704 à 1715. Version elle-même rapidement traduite ensuite dans la plupart des langues européennes. Ce qu’on sait moins, c’est que Galland a ajouté au livre initial des contes traditionnels qui font partie aujourd’hui des titres les plus connus du recueil, comme Aladin et la lampe merveilleuse ou Ali Baba et les quarante voleurs. Galland a aussi beaucoup édulcoré le texte original, l’expurgeant des passages jugés trop licencieux. Deux siècles plus tard, la traduction du Dr Mardrus allait tomber dans l’excès contraire…

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(Shéhérazade et le Sultan, aquarelle de Kay Nielsen)

L’exposition de l’IMA donne à voir tout cela à travers un ensemble remarquable, non seulement de manuscrits et ouvrages imprimés, mais aussi de peintures, dessins, gravures, films (de Méliès à Pasolini), objets d’art, etc. Elle fait la part belle (et méritée) aux superbes illustrations réalisées au début du 20e siècle pour le livre (je pense notamment à celles de François-Louis Schmied en 1927, ou celles de E.J. Detmold), ainsi qu’aux costumes conçus en 1910 par Léon Bakst pour le ballet Shéhérazade de Rimsky-Korsakov.

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(Décor et costumes de Léon Bakst pour Shéhérazade)

Le parcours, aussi sinueux que les digressions du conte, se poursuit avec plusieurs sections thématiques : l’amour bien sûr, la guerre aussi, enfin le « monde intermédiaire » des djinns et des fées, des animaux mythiques et des créatures surnaturelles. On peut également écouter les célèbres contes dans une salle réservée. On pourra simplement méditer sur la parole de Michel Butor : « Tout écrivain est Shéhérazade. »

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 (Livre illustré par François-Louis Schmied)

 

 

« Voici Paris » : la collection Bouqueret au Centre Pompidou

 

 

 

Quelque peu éclipsée par la présence écrasante de Dali, une autre exposition du Centre Pompidou présente pourtant un grand intérêt. Intitulée Voici Paris – Modernités photographiques, 1920-1950, elle est consacrée à une acquisition majeure du Centre Pompidou, effectuée à l’automne 2011, celle de la collection photographique de Christian Bouqueret (près de sept mille images, pour la plupart des tirages originaux, œuvres de plus de cent vingt photographes actifs à Paris entre les années vingt et quarante). On peut en voir aujourd’hui une sélection de quelque trois cents images, où figurent quelques-unes des grandes icônes de l’histoire de la photographie de la première moitié du 20e siècle.

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Cette collection mêle les œuvres de figures magistrales de la photographie (Man Ray, Kertész, Krull, Dora Maar, Brassaï), aux images de photographes moins célébrés (Moral, Steiner, Zuber) pour dresser le portrait de la création photographique en France dans l’entre-deux- guerres. « À cette époque, Paris, ville d’accueil de nombre d’artistes et photographes étrangers, aimante les forces vives de la scène internationale : Man Ray, Germaine Krull, Erwin Blumenfeld, André Kertész, Brassaï et bien d’autres encore s’y installent et y travaillent. Aux côtés des photographes français (Henri Cartier- Bresson, Claude Cahun, Jean Moral, Daniel Masclet, Pierre Boucher, etc.), ils participent à l’une des périodes les plus flamboyantes de l’histoire de la photographie, celle où les artistes s’emparent du médium pour inventer la vision moderne. »

 

Germaine Krull : Autoportrait avec cigarette, 1925

Germaine Krull : Autoportrait avec cigarette, 1925

« Voici Paris raconte cette histoire, des premières tentatives expérimentales de Man Ray à l’immédiat après-guerre : une période d’une grande intensité photographique, marquée par l’émergence du surréalisme, les questionnements politiques, les préoccupations sociales et l’avènement de la presse illustrée. (…)

« L’œil nouveau », la première section de l’exposition, revient sur la façon dont ces artistes ont éprouvé une fascination pour les signes de la modernité : cheminées d’usines, foules urbaines, poteaux télégraphiques, chemins de fer… Plongées, contre-plongées, vues en mouvement, ces dynamiques, influencées par le vocabulaire et la puissance du cinéma, sont mises au service d’une exaltation du monde moderne, celui du fer, du béton et de l’objet industriel.

Aurel Bauh, Chaises empilées

Aurel Bauh, Chaises empilées

Se démarquant de cette approche, les milieux surréalistes, de Man Ray à Dora Maar, de Lotar à Blumenfeld, par delà les genres abordés, suivent alors d’autres pistes, au service d’une interrogation plus inquiète de la réalité, souvent confondue avec le merveilleux (section « L’intérieur de la vue ») : expérimentations, photogrammes, jeux et déformations de la figure humaine permettent un enchantement du réel où l’imprévu tient toute sa place.

« L’imagier moderne », troisième volet de la manifestation, se consacre aux rapports nouvellement instaurés entre le texte, la lettre et l’image photographique, à travers l’étude de travaux réalisés à des fins publicitaires ou d’illustration, pour la presse ou l’édition. Avec ces jeux typographiques, photomontages et collages, le signe devient aussi important que la lettre.

Laure Albin-Guillot (photo pour la Cantate du Narcisse de Paul Valéry)

Laure Albin-Guillot
(photo pour la Cantate du Narcisse de Paul Valéry)

Sous le titre « Documents de la vie sociale », le quatrième volet de l’exposition revient sur l’interrogation sociale, de plus en plus présente tout au long des années 1930, à travers le thème des travailleurs, des loisirs naissants et du Paris nocturne. Enfin la dernière section (« Retour à l’ordre ») traite de la façon dont certains photographes, dans une esthétique néo-classique, revisitent quelques genres de la peinture : le nu, le portrait, la nature morte. »

 

Une belle présentation, dynamique et aérée, dessert cette exposition. Il m’a semblé notamment qu’elle réussissait à la fois à faire ressortir les tendances communes telles que définies dans le texte du Centre Pompidou ci-dessus, et à montrer les individualités créatrices à l’œuvre dans leur singularité. Cela m’a aussi permis de découvrir des photographes dont le travail m’était inconnu comme Marianne Breslauer, Laure Albin-Guillot et Aurel Bauh. J’ai hâte maintenant de voir l’exposition de la Maison européenne de la Photographie, La photographie en France 1950-2000, qui enchaîne avec la période suivante.

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Manuel Álvarez Bravo : au-delà de l’emblème

« L’atelier de Don Manuel [à Coyoacán] était une maison de village
qu’il avait aménagée et peinte en bleu. Autour de la cour, il y avait
un atelier haut de plafond pour la photo et pour écouter de la musique,
une chambre noire d’où sont sortis des joyaux qu’il tirait
avec la plus grande dévotion, et plusieurs autres pièces. »
Pablo Ortiz Monasterio, Un après-midi avec Don Manuel

 

Manuel Álvarez Bravo a vécu pendant un siècle tout juste (1902-2002) et son œuvre photographique « constitue un jalon essentiel de la culture mexicaine du XXe siècle. À la fois étrange et fascinante, sa photographie a souvent été perçue comme le produit imaginaire d’un pays exotique, ou comme une dérive excentrique de l’avant-garde surréaliste. »

Ondas de papel (Vagues de papier), vers 1928

Ondas de papel (Vagues de papier), vers 1928

L’exposition du musée du Jeu de Paume, sous-titrée Un photographe aux aguets (jusqu’au 20 janvier 2013), veut dépasser ces lectures pour montrer de manière thématique les orientations de sa recherche. « S’il est vrai que l’histoire de la photographie reconnaît en Don Manuel  – comme on l’appelle respectueusement au Mexique – la grande figure de la photographie mexicaine, il n’en est pas moins vrai que l’analyse critique de son œuvre est toujours passée par le tamis du regard occidental européen et américain, prompt à coller des étiquettes de folklorisme, de mexicanité et de surréalisme », écrit Marta Gili (sur le site du musée). « L’exposition du Jeu de Paume veut sortir de ce chemin tout tracé pour proposer une analyse de l’œuvre de Manuel Álvarez Bravo qui la libère de cette vision hégémonique et lui donne sa juste place au croisement entre la photographie moderne au Mexique et son propre regard personnel d’auteur. »

La hija de los danzantes (La fille des danseurs), 1933

La hija de los danzantes (La fille des danseurs), 1933

« Sans nier le lien avec le surréalisme ou les clichés liés à la culture mexicaine, cette sélection de 150 images vise à mettre en lumière un ensemble spécifique de motifs iconographiques dans le travail de Manuel Álvarez Bravo : les reflets et trompe-l’œil de la grande métropole ; les corps gisants, réduits à de simples masses ; les volumes de tissus laissant entrevoir des fragments de corps ; les décors minimalistes à l’harmonie géométrique ; les objets à signification ambiguë… » Elle confronte ses images les plus célèbres (comme La Bonne Renommée endormie ou l’Ouvrier en grève assassiné) à de courts films expérimentaux des années 1960, provenant de ses archives familiales.

Ruina das ruinas (Ruine des ruines), années 1930

Ruina das ruinas (Ruine des ruines), années 1930

Álvarez Bravo a connu tout au long de ce XXe siècle les profondes transformations qui ont affecté son pays à partir de la Révolution de 1910 : éloignement progressif de la vie rurale et des coutumes traditionnelles, émergence d’une culture cosmopolite, modernité et effervescence de la grande ville. Il a cultivé des liens forts avec le monde de l’art, avec d’autres photographes (Edward Weston, Tina Modotti, Cartier-Bresson…) des peintres (Diego Rivera, Pablo O’Higgins), des poètes (Xavier Villaurrutia, l’auteur du très beau livre Nostalgie de la mort).Il conquit l’admiration d’André Breton, lors de son voyage de 1938 au Mexique. Dès avant la 2e guerre mondiale, ses images étaient largement diffusées aux États-Unis et en Europe.

El ensueño (Le songe), 1931

El ensueño (Le songe), 1931

« C’est un photographe de paysages tranquilles et d’individus solitaires, silencieux, presque toujours de dos, parfois endormis. C’est un photographe froid, lent, de solitudes et de quiétudes : un chasseur d’images, un artiste aux aguets. » (Laura González Flores et Gerardo Mosquera, commissaires de l’exposition).

Pour ma part, j’aime particulièrement celles de ses photos qui exploitent une vision quasi abstraite des formes (comme les feuilles de papier), ainsi que celles qui appartiennent au regard surréaliste. Leurs titres souvent décalés dialoguent avec les images et nous orientent vers d’autres lectures. Et vers de longues patiences.

Portrait du photographe provenant du site officiel qui lui est consacré

Portrait du photographe provenant du site officiel qui lui est consacré

Site officiel de la fondation Manuel Álvarez Bravo
Bel article de Laurent Aubague dans la revue Amerika : Manuel Álvarez Bravo, photographe mexicain de l’abstraction figurative http://amerika.revues.org/1980
Toutes images : © Colette Urbajtel/Archivo Manuel Álvarez Bravo, SC
Citations provenant du site du musée

Cet absolu de la personne

 

 

« Qui a la grâce, c’est peut-être celui qui s’est accepté depuis toujours, qui n’a pas une seule fois cherché à sortir de soi, ou s’ajouter quoi que ce soit. Cet absolu de la personne donne un pouvoir irrésistible. » André Fraigneau, Papiers oubliés dans l’habit, carnets 1922-1949, éd. du Rocher, 2001. Point de départ possible pour un article à faire sur la notion de grâce chez Roger Vailland… En attendant, voilà la citation.

Gloire aux Pecha Kucha

 

 

Longtemps il bûcha
Longtemps il plancha
Sur le dos du chat
Puis il se cacha
Des Pecha Kucha

 
Du gutta percha
Quelques entrechats
Option de rachat
Mais pas de crachat
Les Pecha Kucha

 

Longtemps il chercha
Parfois il fourcha
Enfin il percha
Le nez de son chat
Au Pecha Kucha

 

Enfin il pencha
Sa soif étancha
Sourire ébaucha
Lutina le chat
Ces Pecha Kucha

 

Le sol il joncha
Joyeux s’épancha
Plus ne se fâcha
Danse avec le chat
Oh Pecha Kucha

La BNF à l’heure des Pecha Kucha

Je viens de passer deux jours à la fois studieux et récréatifs (et même re-créatifs) à la BNF, à suivre les travaux d’un séminaire organisé par le ministère de l’Éducation nationale avec la BNF et le CELSA et consacré à la culture numérique. Le titre complet étant « Les métamorphoses de l’œuvre et de l’écriture à l’heure du numérique : vers un renouveau des humanités ? »

Je vais avoir besoin d’un peu de temps pour digérer tout ce que j’ai vu et entendu pendant ces deux jours, toutes les pistes de réflexion, toutes les découvertes suscitées. Je ne sais pas encore si je me déciderai à pondre un compte-rendu, qui ne pourrait aucunement être exhaustif tant c’était riche (1). Au point de vue de l’inspiration générale, toutefois, quelqu’un l’a déjà fait, mon collègue blogueur des Confins, André Rougier : « L’univers tout entier et nous-mêmes… »

Mode d’emploi : prendre le petit bateau rouge
et s’embarquer dans la littérature numérique

La première journée était surtout consacrée à des exposés théoriques ; le lendemain, on est passés au concret. Dix auteurs web étaient invités à questionner l’écriture numérique depuis leur propre pratique dans un format original, le Pecha Kucha, qui ajoute à la performance in situ une contrainte temporelle et visuelle. (Pour ceux qui ne sauraient pas encore ce qu’est un Pecha Kucha, comme moi jusqu’à avant-hier, il s’agit d’un concept japonais de présentation, dans lequel l’intervenant est amené à projeter vingt images pendant vingt secondes chacune, et à parler pendant ce temps strictement encadré.) A ma propre surprise, ces brèves plongées permettaient de se faire une idée assez précise de l’univers concerné. Pour l’instant, je vais donc me borner à les énumérer en donnant les liens vers leurs sites ou blogs.

Première série

(Entre les deux séries, une intervention de François Bon)

Deuxième série

—–

(1) Quelqu’un l’a fait : Jean-Michel Le Baut sur le site Café Pédagogique (en 3 parties)

 

Écrire à la main

 

Je n’y avais pas pensé spontanément, mais c’est vrai que l’on écrit de moins en moins à la main, de même que l’on reçoit de moins en moins de lettres. (Je parle évidemment des vraies lettres, pas des factures et autres courriers administratifs.) C’est un article de Philip Hensher dans le Guardian (article signalé par Jean Véronis) qui a attiré mon attention sur ce sujet . Hensher est l’auteur d’un livre intitulé The Missing Ink: The Lost Art of Handwriting, and Why it Still Matters (grosso modo : L’art perdu de l’écriture manuscrite et pourquoi elle a encore de l’importance – la première partie du titre étant un jeu de mots avec “the missing link”, le chaînon manquant). Il y défend les vertus de l’écriture manuscrite, tout en se demandant si ce n’est pas, déjà, un combat d’arrière-garde…

Personnellement, j’écris encore beaucoup à la main. Je suis passée, pour tout ce qui était activité professionnelle, à la machine à écrire dans les années 70 et à l’ordinateur dans les années 90, et je ne suis pas du tout technophobe. Mais je me promène avec un carnet de notes dans mon sac, ainsi qu’un stylo à bille (ainsi que le recommande d’ailleurs Mr. Henscher) et un des aspects plaisants de cette habitude est de constater les différences dans ma manière d’écrire ces notes, selon que je suis pressée, ou mal placée (écrire debout dans la rue est malaisé) ou distraite, et la possibilité de faire des croquis, et aussi la juxtaposition absolument aléatoire dans ce carnet de choses vues, de références de livres, de réflexions fugaces, de souvenirs, de jeux de mots. Je pense (mais cela ne concerne que mon propre mode de fonctionnement) que si j’utilisais, au lieu d’un carnet en papier, un e-carnet quelconque, j’aurais tendance à répartir ces divers éléments dans des sections séparées les unes des autres, et j’y perdrais le plaisir de leur incohérence.

Je prends aussi des notes à la main, et je vois qu’en bibliothèque, sur dix personnes, neuf prennent leur notes sur ordinateur et je suis la dixième avec mon matériel préféré, bloc format A4 ligné, non quadrillé, et comme stylo un roller à encre liquide. Après de nombreux essais, j’ai pu déterminer que le meilleur, à mon sens, en tout cas le mieux adapté à mon goût en matière d’écriture, c’est l’ « Uniball Eye Pencil (fine) », UB 157, de Mitsubishi Pencil Co. Ltd. Noir évidemment. Avec lui, j’aime la manière dont la main glisse sur le papier, sans effort (la paresse reprend ses droits), le tracé fin et égal que l’on obtient, sa netteté. Son aspect est sobre, gris mat avec une partie gris argenté qui comprend une « fenêtre » par laquelle on peut voir le niveau de l’encre restante : très utile. Par la suite je vais écrire mes textes directement à l’ordinateur, mais passer par une phase d’impression pour corriger à la main.

L’article de Philip Hensher est plein de remarques intéressantes sur ce que l’écriture manuscrite nous apprend de nous-mêmes et des autres. Cette pratique est-elle vraiment menacée ? Combien de générations encore avant que l’enseignement de l’écriture à la main soit supprimé ? J’ai l’impression que c’est un peu la même question que celle du livre papier versus le livre numérique. J’aimerais croire que les deux peuvent coexister : après tout, l’invention de la photographie n’a pas éliminé la peinture ; simplement, après cette invention, on a peint autrement.

— Sur le plaisir d’écrire à la main, cette note d’un blogueur