Théorie de la narrature

J’ai toujours aimé les mots-valises qui permettent de combiner deux notions grâce à leur homonymie relative. C’est pourquoi j’ai été ravie quand, au fil d’une phrase que j’écrivais sur le sentiment de la nature qu’exprimait un narrateur, m’est venu le mot de narrature.

Qu’est-ce que la narrature ? A l’évidence, il s’agit d’une narration (selon le TLF : Récit développé dans une oeuvre littéraire ; exposé détaillé de la suite de faits et d’actions constituant l’intrigue) se rapportant à la nature (selon le TLF : Milieu terrestre particulier, défini par le relief, le sol, le climat, l’eau, la végétation). A l’école de la narrature se rattachent donc les écrivains de terroir, les Pourrat, les Pergaud – auquel Pierre Assouline a récemment rendu hommage – Genevoix, Giono, Bosco et bien d’autres… Des Canadiens… Des Suisses : Ramuz, Chappaz… Et il faut y inclure aussi le grand D.H. Thoreau, auteur de Walden, précurseur des écologistes ; et puis des gens comme Kenneth White ou encore les écrivains dits « du Montana », McGuane, Jim Harrison, Rick Bass…

Je lance ce mot dans le domaine public, n’ayant aucune envie de conserver sur lui une quelconque exclusivité. Naturellement.

(Image : paysage d’Auvergne, photo de l’auteur, qui ne se souvient plus de quelle rivière il s’agit…)

Horizons de l’Aubrac

« Au centre de la France, sur les confins des départements de la Lozère, du Cantal et de l’Aveyron, tout près du faîte où se partagent les eaux, celles qui descendent vers l’Océan et celles qui descendent vers la Méditerranée, s’étend un vaste plateau, fait d’une seule coulée de lave, qui s’est muée, en refroidissant, en toutes sortes de roches et de cristaux : le porphyre antique qui est rose et rouge, comme les joues d’une bergère, l’olivine qui est du même vert placide que les gouffres placides où reposent les torrents, la magnétite qui affole les boussoles, l’uranium qui est louche, comme les régimes en décomposition à la veille des révolutions, le basalte solennel et pesant comme une exécution capitale, sur une place publique, devant le peuple assemblé, les tambours battant à la mort, et l’obsidienne, mate comme les ténèbres, avec des lueurs soudaines, des traînées de lumière comme la vague maîtresse, le pan d’océan que révèlent au milieu de la tempête les fanaux du paquebot. C’est le plateau de l’Aubrac, où Lamballe possède un domaine, qu’il aime, et qu’il perdra un jour, sans verser une larme. »

C’est ainsi que Roger Vailland décrit, à la fin de son roman Bon pied bon œil, la région où je viens de passer une trop brève semaine. Je savais juste qu’il parlait de l’Aubrac dans ce livre, je ne me souvenais pas précisément de ce passage, que je viens de retrouver ; il allie le descriptif géologiquement précis à une certaine solennité que Vailland affectionne quand il parle de choses qui lui tiennent à cœur ; et puis il y a les ruptures de rythme qu’il manie si bien : une longue période lyrique, suivie d’une phrase brève et sèche.

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Mais l’essentiel n’est pas de nature littéraire, il est dans la rencontre avec un lieu, un paysage et un terroir, comme on le dit si facilement. J’étais déjà passée par le Massif central, bien sûr, et même dans certains coins du Rouergue, mais cette fois j’avais envie de me concentrer sur une région d’étendue relativement limitée, et c’est ainsi que j’ai exploré essentiellement le nord de l’Aveyron et le Cantal, avec juste une incursion vers le Puy-de-Dôme pour y voir quelques églises romanes.

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J’ai fait des « kilomètres de chien » sur des routes petites, voire minuscules, et sinueuses comme des chapelets de saucisses enroulées. Et je pensais de temps en temps au fait que la France est aujourd’hui habitée essentiellement par une population urbaine (77 % aujourd’hui, selon l’INSEE, contre 53 % en 1936), laissant les campagnes désertées. J’ai regardé tous ces chiffres en rentrant et vu que l’Aveyron et le Cantal ont des densités de population de l’ordre de 30 habitants au km2, soit un tiers de la moyenne française. Les villages que j’ai traversés étaient vivants, ne manquaient pas de commerces, mais c’était peut-être un effet d’été, il faudrait revenir au cœur de l’hiver. En dehors des villages (rares et éloignés), fort peu de maisons isolées, quelques burons, souvent abandonnés. Je ne croisais que bien peu de véhicules, bien plus souvent des troupeaux de vaches, qui considéraient la route comme une extension naturelle de leur espace : patience recommandée. Et parfois j’entendais leurs clochettes avant même de les voir, en contrebas de la route ou en contrehaut, si cela peut se dire (et pourquoi pas ?)

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Car l’Aubrac, qui tire son nom, paraît-il, de « Alto Braco » qui veut dire « lieu élevé », constitue également un lieu d’estive pour les troupeaux venant des fermes du Cantal et de l’Aveyron. L’Aubrac n’est pas seulement un territoire, c’est aussi le nom d’une race de vache, adaptée au climat rigoureux de ces hauts plateaux. Et elles sont incroyablement belles, les vaches de l’Aubrac, avec leurs cornes droites et fines, leur poil couleur de café-crème et leurs yeux comme fardés de khôl. (Le héros de Vailland cité plus haut, Lamballe, s’est établi comme éleveur de « taureaux de l’Aubrac » – machisme oblige. « Et tes vaches ? lui demande un ami. – Ce sont les plus belles de l’Aubrac, » répond Lamballe. « Il faudra que tu viennes voir mon troupeau… Les vaches de l’Aubrac, sais-tu, elles ont les yeux fendus en amande et les paupières noires des putains orientales. »)

Ce que j’ai tellement aimé dans ce pays, c’est la manière dont s’y déploient les paysages, on monte en tournant encore et encore, on débouche sur un haut plateau, et à perte de vue s’étendent des lignes de collines, ponctuées de quelques arbres, doucement arrondies comme des corps alanguis, dans ce pays que l’on devine âpre et sévère. Faute de pouvoir mieux décrire, je m’appuierai sur Julien Gracq :

« Rarement je pense au Cézallier, à l’Aubrac, sans que s’ébauche en moi un mouvement très singulier qui donne corps à mon souvenir : sur ces hauts plateaux déployés où la pesanteur semble se réduire comme sur une mer de la lune, un vertige horizontal se déclenche en moi qui, comme l’autre à tomber, m’incite à y courir, à perte de vue, à perdre haleine. » (Carnets du Grand Chemin, José Corti, 1992).

Vastes horizons et ciels immenses qui suscitent une exaltation sereine, si toutefois cet oxymore a un sens. Revenue dans la ville, je me dis que je n’ai pas passé assez longtemps à contempler, tout simplement, cette beauté simple et éternelle. Ce sera un prétexte pour y retourner.

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(toutes les photos sont de mon cru sauf la vache qui vient de Wikipedia…)

La Lune et les arbres


Corot : Diane et Actéon, 1836 - Collection Robert Lehmann, Metropolitan Museum of Art

Corot : Diane et Actéon, 1836 - Collection Robert Lehmann, Metropolitan Museum of Art

Dans son livre Plaidoyer pour l’arbre, Francis Hallé analyse l’influence de la Lune sur la croissance et le comportement des arbres. En effet, selon les recherches du Pr Zürcher, professeur de sciences forestières à l’Ecole polytechnique de Zürich, le diamètre des arbres varie deux fois par jour, parallèlement avec les marées.

C’est lorsque la lune est à son zénith que son pouvoir d’attraction est le plus fort, notamment sur la mer et sur la sève des plantations.

C’est en mesurant le diamètre de jeunes épicéas plusieurs fois par jour que ces variations infimes (de l’ordre du millimètre) sont apparues. Le phénomène est dû à ce que l’eau contenue dans le tronc subit des différences de pression dans la journée, ce qui déforme les vaisseaux conducteurs de sève et les fait gonfler ou rétrécir, selon un cycle quotidien correspondant exactement à celui des marées. L’attraction lunaire a donc aussi une influence sur la vie des plantes, ce que les jardiniers connaissent depuis longtemps.

Il y a bien longtemps d’ailleurs que les forêts sont associées à la Lune, par exemple à travers la figure de la déesse grecque Artémis, Diane chez les Romains. Artémis est la divinité de la nature sauvage, protectrice des fauves, la forêt est son territoire et la Lune sa planète, comme le Soleil est celle de son frère Apollon.

Source image : Metropolitan Museum of Art

Lien : le festival de la Garde-Freinet, La Forêt en Partage