« Au centre de la France, sur les confins des départements de la Lozère, du Cantal et de l’Aveyron, tout près du faîte où se partagent les eaux, celles qui descendent vers l’Océan et celles qui descendent vers la Méditerranée, s’étend un vaste plateau, fait d’une seule coulée de lave, qui s’est muée, en refroidissant, en toutes sortes de roches et de cristaux : le porphyre antique qui est rose et rouge, comme les joues d’une bergère, l’olivine qui est du même vert placide que les gouffres placides où reposent les torrents, la magnétite qui affole les boussoles, l’uranium qui est louche, comme les régimes en décomposition à la veille des révolutions, le basalte solennel et pesant comme une exécution capitale, sur une place publique, devant le peuple assemblé, les tambours battant à la mort, et l’obsidienne, mate comme les ténèbres, avec des lueurs soudaines, des traînées de lumière comme la vague maîtresse, le pan d’océan que révèlent au milieu de la tempête les fanaux du paquebot. C’est le plateau de l’Aubrac, où Lamballe possède un domaine, qu’il aime, et qu’il perdra un jour, sans verser une larme. »
C’est ainsi que Roger Vailland décrit, à la fin de son roman Bon pied bon œil, la région où je viens de passer une trop brève semaine. Je savais juste qu’il parlait de l’Aubrac dans ce livre, je ne me souvenais pas précisément de ce passage, que je viens de retrouver ; il allie le descriptif géologiquement précis à une certaine solennité que Vailland affectionne quand il parle de choses qui lui tiennent à cœur ; et puis il y a les ruptures de rythme qu’il manie si bien : une longue période lyrique, suivie d’une phrase brève et sèche.

Mais l’essentiel n’est pas de nature littéraire, il est dans la rencontre avec un lieu, un paysage et un terroir, comme on le dit si facilement. J’étais déjà passée par le Massif central, bien sûr, et même dans certains coins du Rouergue, mais cette fois j’avais envie de me concentrer sur une région d’étendue relativement limitée, et c’est ainsi que j’ai exploré essentiellement le nord de l’Aveyron et le Cantal, avec juste une incursion vers le Puy-de-Dôme pour y voir quelques églises romanes.

J’ai fait des « kilomètres de chien » sur des routes petites, voire minuscules, et sinueuses comme des chapelets de saucisses enroulées. Et je pensais de temps en temps au fait que la France est aujourd’hui habitée essentiellement par une population urbaine (77 % aujourd’hui, selon l’INSEE, contre 53 % en 1936), laissant les campagnes désertées. J’ai regardé tous ces chiffres en rentrant et vu que l’Aveyron et le Cantal ont des densités de population de l’ordre de 30 habitants au km2, soit un tiers de la moyenne française. Les villages que j’ai traversés étaient vivants, ne manquaient pas de commerces, mais c’était peut-être un effet d’été, il faudrait revenir au cœur de l’hiver. En dehors des villages (rares et éloignés), fort peu de maisons isolées, quelques burons, souvent abandonnés. Je ne croisais que bien peu de véhicules, bien plus souvent des troupeaux de vaches, qui considéraient la route comme une extension naturelle de leur espace : patience recommandée. Et parfois j’entendais leurs clochettes avant même de les voir, en contrebas de la route ou en contrehaut, si cela peut se dire (et pourquoi pas ?)

Car l’Aubrac, qui tire son nom, paraît-il, de « Alto Braco » qui veut dire « lieu élevé », constitue également un lieu d’estive pour les troupeaux venant des fermes du Cantal et de l’Aveyron. L’Aubrac n’est pas seulement un territoire, c’est aussi le nom d’une race de vache, adaptée au climat rigoureux de ces hauts plateaux. Et elles sont incroyablement belles, les vaches de l’Aubrac, avec leurs cornes droites et fines, leur poil couleur de café-crème et leurs yeux comme fardés de khôl. (Le héros de Vailland cité plus haut, Lamballe, s’est établi comme éleveur de « taureaux de l’Aubrac » – machisme oblige. « Et tes vaches ? lui demande un ami. – Ce sont les plus belles de l’Aubrac, » répond Lamballe. « Il faudra que tu viennes voir mon troupeau… Les vaches de l’Aubrac, sais-tu, elles ont les yeux fendus en amande et les paupières noires des putains orientales. »)
Ce que j’ai tellement aimé dans ce pays, c’est la manière dont s’y déploient les paysages, on monte en tournant encore et encore, on débouche sur un haut plateau, et à perte de vue s’étendent des lignes de collines, ponctuées de quelques arbres, doucement arrondies comme des corps alanguis, dans ce pays que l’on devine âpre et sévère. Faute de pouvoir mieux décrire, je m’appuierai sur Julien Gracq :
« Rarement je pense au Cézallier, à l’Aubrac, sans que s’ébauche en moi un mouvement très singulier qui donne corps à mon souvenir : sur ces hauts plateaux déployés où la pesanteur semble se réduire comme sur une mer de la lune, un vertige horizontal se déclenche en moi qui, comme l’autre à tomber, m’incite à y courir, à perte de vue, à perdre haleine. » (Carnets du Grand Chemin, José Corti, 1992).
Vastes horizons et ciels immenses qui suscitent une exaltation sereine, si toutefois cet oxymore a un sens. Revenue dans la ville, je me dis que je n’ai pas passé assez longtemps à contempler, tout simplement, cette beauté simple et éternelle. Ce sera un prétexte pour y retourner.

(toutes les photos sont de mon cru sauf la vache qui vient de Wikipedia…)