Erró, « le peintre du chavirement du monde »

Je ne sais pas trop pourquoi, mais je croyais qu’Erró était catalan… pas du tout, son pays d’origine, c’est l’Islande. Un drôle de pays, l’Islande. (Soit dit en passant, les Islandais ont drôlement bien fait de refuser de payer pour les errements des banques que leur gouvernement voulait leur faire assumer…) Avec ses étranges paysages nés de la structure volcanique de l’île. Mais je m’égare. D’ailleurs, au début de sa carrière, Erró aurait voulu prendre le pseudonyme de Ferro, et puis cela n’a pas été possible à cause d’une histoire d’homonymie, et donc il a fait l’ablation du F (mais certaines de ses œuvres les plus anciennes sont signées ainsi).

Erró, donc, au centre Pompidou qui lui consacre une exposition intitulée « Erró – 50 ans de collages » (l’artiste a fait au Musée national d’art moderne une donation de 66 œuvres de cette technique). Les pièces exposées les plus anciennes remontent à 1958 et celles des décennies 1990 et 2000 sont relativement peu nombreuses. Les collages d’Erró puisent à des sources variées d’images, récoltées principalement dans la presse. Des « comics » américains ou des images de propagande chinoise, russe ou cubaine sont associés à des reproductions de maîtres classiques, des coupures de revues scientifiques ou encore des images publicitaires. « Je suis toujours à l’affût d’images, de documentation, de revues, de catalogues et dictionnaires illustrés, explique l’artiste[1]. J’ai besoin de matériel efficace et, au cours de mes voyages, je fouille partout chez les soldeurs de livres, dans les kiosques. J’accumule une quantité énorme de matériel, et lorsque j’ai réuni beaucoup d’images se rapportant à un thème, c’est signe de commencer une série. »

« Favorisant les chocs visuels et mêlant les temporalités et les espaces, les créations d’Erró sont cocasses, troublantes, empreintes d’humour et de dérision. Éminemment politique et critique, son œuvre dénonce la guerre (de celle du Vietnam à l’invasion américaine en Irak), les pouvoirs totalitaires ou la consommation de masse. »

Il me semble qu’Erró a une manière particulière de pratiquer le collage, manière qui produit des images dont les éléments hétérogènes se côtoient avec le plus grand naturel, dans une troublante continuité. J’ai particulièrement apprécié ceux des années 70 qui incluent des personnages provenant des tableaux de maîtres anciens, comme l’ Ex Voto de Philippe de Champaigne dans Monkey Business ou Mademoiselle O’Murphy (dite aussi l’Odalisque blonde) de Boucher dans Passing by Miss Murphy. « Je peins parce que c’est pour moi une utopie d’ordre privé », dit encore Erró. Nous avons grand besoin de son regard ironique et de la liberté qu’il exerce.

J’ai emprunté le titre de de cette note à Jean-Louis Clavé, qu’il en soit remercié.

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Petits compléments :

Pour des œuvres récentes, voir ici.

Pour une biographie, regarder là.

Source images.


[1] Dans la documentation de l’expo.

Pouvoir indestructible de la beauté

Si ce sont les plumes qui font le plumage,
ce n’est pas la colle qui fait le collage.

Max Ernst

Bonheurs de l’été… C’est au Musée d’Orsay (et jusqu’au 13 septembre 09), l’exposition des collages de Max Ernst « Une semaine de bonté », comprenant un total de 184 œuvres renversantes.

L’exposition est déjà en soi un événement. En effet, jusqu’à l’an dernier, ces collages, que Max Ernst a conservés sa vie durant, n’avaient été exposés qu’une fois dans leur intégralité (moins cinq planches, sans doute jugées trop blasphématoires). C’était en mars 1936 au Museo Nacional de Arte Moderno de Madrid, juste avant que n’éclate la guerre civile espagnole… (Je rêve de Buñuel visitant cette exposition… ce qui n’est pas impossible, car il était retourné en Espagne en 1935-36 pour y créer sa société de production de films, Filmófono.)

tmp_b5961e3d322e3c840da5ef762330b867Pour faire bref, cette Semaine de bonté est constituée de sept séries de collages réalisés par Ernst en 1933 pendant un séjour en Italie. Ces travaux devaient servir de base au « roman illustré surréaliste » de ce titre publié en 1934 en cinq cahiers (éd. Jeanne Bûcher). L’exposition se calque sur la publication, puisque une salle du musée (et un cahier) est consacrée à chacun des quatre premiers jours de la semaine, tandis que les trois derniers sont regroupés dans une seule salle (et un seul cahier). Chacun des jours comporte un « élément », thématique commune, et un « exemple », symbole récurrent. Ainsi le dimanche a pour élément la boue et pour exemple le Lion de Belfort (figuré par un homme à tête de lion).

Les collages en noir et blanc sont réalisés[1] à partir de gravures illustrant des récits de voyage, des encyclopédies et des romans-feuilletons français du 19e siècle, notamment des œuvres de Jules Mary, Adolphe d’Ennery, Lucien Huard. Romans-feuilletons pleins d’événements sensationnels et tragiques qui rencontrent les thèmes obsessionnels du sexe et de la violence. Je rêve (décidément je rêve beaucoup…) d’une édition des œuvres complètes de Freud illustrées par ces collages, qui s’y prêtent tellement par leur art combinatoire du rêve et leur codification symbolique.

tmp_87d1d43e6c4492ba307c2dd9fb40a46dOn peut voir également dans l’expo la projection d’un extrait de film, la séquence « Desire » (12 minutes) du film de Hans Richter « Dreams That Money Can Buy » (Rêves à vendre, 1947). Avaient collaboré à ce film, excusez du peu, Max Ernst, Marcel Duchamp, Man Ray, Alexander Calder, Darius Milhaud et Fernand Léger… Il y est question d’un homme, Joe, qui s’aperçoit qu’il est doué du pouvoir de deviner les pensées en regardant les gens dans les yeux. Il monte alors un cabinet de consultation où il vend à ses clients des rêves sur mesure. Chaque séquence montre l’un d’entre eux et dans celui-ci, Max Ernst apparaît en habit noir, la poitrine barrée par l’écharpe rouge d’une décoration (que j’ignore). Il tire de sous le lit de la dormeuse les personnages qui y gisent…

Aujourd’hui, nous sommes devenus familiers avec les méthodes et les approches du surréalisme, de sorte que ces oeuvres ont perdu une partie du pouvoir de choquer et de surprendre qu’elles avaient à leur naissance. Mais la beauté, elle, demeure. (Keats : A thing of beauty is a joy for ever…)

Complément

Centre Pompidou (extrait du dossier de l’expo Dada)

C’est en 1919 que Max Ernst, qui se révélera comme le grand magicien du collage, crée ses premiers collages dada. Fidèle à l’esprit dada s’insurgeant contre la notion d’artiste et de filiation de l’œuvre, il réalise des collages en duo avec Arp, intitulés Fatagaga (1920), ainsi qu’avec Baargeld.

Avant et apres 2Ernst fait de la technique du collage une utilisation singulière qui se différencie des papiers collés cubistes ainsi que des photomontages dadaïstes. Contrairement à Braque, Picasso ou aux autres dadaïstes qui n’effacent pas les traces de la facture de l’œuvre, emprunts d’images, colle, etc., Ernst trompe le regard du spectateur en gommant toute allusion à sa réalisation technique. L’image qu’il présente est donc uniforme, même si elle est absurde. (…)

Chez lui, le collage naît de la rencontre entre des réalités différentes « sur un plan qui n’y semble pas approprié – et l’étincelle de poésie qui surgit du rapprochement de ces réalités ». De tels collages évoqueront de plus en plus l’activité mentale de libre association et le processus de figuration dans le rêve, dont Freud avait élucidé la logique inconsciente. Mais, avant de plonger dans la dimension de l’inconscient chère aux surréalistes, les collages dadaïstes de Max Ernst s’attachent à des thématiques comme la guerre ou la destruction, communes aux autres dadaïstes allemands, pour les traiter avec une esthétique qui lui a été toujours chère, celle de la distance et de l’ironie.

Max Ernst dans le film de Luis Bunuel "L'Age d'or", en 1930

Max Ernst dans le film de Luis Bunuel "L'Age d'or", en 1930

source images : Musée d’Orsay

L’Age d’or

nombreuses œuvres de Max Ernst sur le site World History of Art


[1] Sur la méthode de travail d’Ernst, voir l’article du Monde