Casanova créateur de son propre mythe


 Ma vie est ma matière,
ma matière est ma vie

Casanova, Histoire de ma vie

 

Il ne fait aucun doute que Casanova, citoyen vénitien, mais écrivain français par la langue, fait partie de cette génération des pères fondateurs de l’autobiographie moderne, qui a fleuri dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Et c’est bien là un des aspects particuliers de sa personnalité que l’exposition Casanova, la passion de la liberté, proposée actuellement à la Bibliothèque nationale de France, entend nous montrer.

Elle prend en effet pour fil conducteur le manuscrit original de l’Histoire de ma Vie, acquis en 2010 à grands frais – mais grâce à la générosité d’un mécène – par la BnF. Suivant un ordre globalement chronologique, qui est bien celui du récit (à part deux salles consacrées au goût du jeu et aux voyages), chaque séquence s’appuie sur plusieurs pages du manuscrit, classé trésor national. Dès la première salle, on peut aisément déchiffrer ces lignes de la préface : « Mon histoire, devant commencer par le fait le plus reculé que ma mémoire puisse me rappeler, commencera à mon âge de huit ans et quatre mois »…

Aisément, car l’écriture de Casanova est régulière, fluide et semble couler avec aisance. Au fil des pages, très peu de ratures, ni notes ni ajouts dans les marges. Ce qui me fait penser – et qui sera confirmé – que ce manuscrit définitif a été précédé de brouillons. On sait qu’il a en a entrepris l’écriture en 1789 au château de Dux en Bohême, où il avait été engagé comme bibliothécaire du comte de Waldstein. Il avait déjà publié en 1787 le récit d’un épisode bien connu de son existence, Histoire de ma fuite des prisons de la République de Venise qu’on appelle les Plombs.

« L’idée d’écrire son autobiographie a dû germer assez tôt dans l’esprit de Casanova ; il mentionne régulièrement son habitude de noter le soir les événements marquants de la journée », remarque Dirk van der Cruysse. Le Vénitien avait également coutume de raconter sa vie oralement, parfois pendant des heures entières, ce dont témoignent tous les témoins de sa vie. Il le fit ensuite par écrit « non pas par ambition littéraire ou vantardise dogmatique, par repentir ou par une rage de confession tournant à l’exhibitionnisme, [mais] comme un vétéran, à une table d’auberge, la pipe à la bouche, [qui] régale ses auditeurs sans préjugés de quelques aventures salées et même poivrées », note Stefan Zweig dans Trois poètes de leur vie : Stendhal, Casanova, Tolstoï.

Venise au temps de Casanova : le Grand Canal, par Canaletto

Casanova puise ses souvenirs dans des petits carnets qu’il nomme ses « capitulaires », ainsi que dans ses lettres et documents qu’il conserve dans ses malles. Ceux-ci ne sont pas parvenus jusqu’à notre époque, et même ses brouillons sont rares, aujourd’hui conservés aux archives d’État de Prague. Casanova écrit de manière méthodique, chaque chapitre répondant à un plan précis. Il dresse des listes de noms, avec parfois de courts commentaires. Marie-Laure Prévost, commissaire de l’exposition, signale que « l’une de ces listes, sur trois colonnes, donne l’impression d’une distribution de rôles en tête d’une pièce de théâtre, quelques mots complétant l’ensemble, comme pour camper la scène ou situer tel acteur dans le temps et dans l’espace. »

Jean-Marc Nattier : Portrait de Manon Balletti, 1757

Chaque salle s’agrémente d’une saynète en ombres chinoises. Une belle scénographie révèle, entre des murs peints d’un violet foncé épiscopal, des objets et images d’époque – comme le superbe plan de Venise de Lodovico Ughi, tracé vers 1729 – et de nombreux tableaux de Guardi, Canaletto, Longhi, Billa, ainsi que du frère de Casanova, Francesco, qui était peintre. Pour la période parisienne, ce sont des tableaux de Nattier : Madame Henriette de France jouant de la viole de basse et ce Portrait de Manon Balletti, une ravissante jeune fille aux joues roses, actrice qui fut l’une des amantes du beau Giacomo.

L’exposition fait également place aux rencontres de personnages célèbres faites par Casanova durant ses séjours à Paris, essentiellement de 1750 à 1752 et de 1757 à 1759, et elles sont nombreuses : Voltaire, d’Alembert, Crébillon, Farinelli (le castrat), Madame de Pompadour, Fontenelle, Choiseul, le Chevalier d’Éon, Cagliostro, le comte de Saint-Germain… Mais il n’apprécie guère Jean-Jacques Rousseau, auquel il rend visite à Montmorency en compagnie de son amie, la vieille marquise d’Urfé : « Nous trouvâmes un homme d’un maintien simple et modeste, qui raisonnait juste, mais qui ne se distinguait au reste ni par sa personne ni par son esprit. »

A travers toutes ces évocations, on parvient à un portrait beaucoup plus nuancé que l’image traditionnelle de Casanova, souvent limitée à son profil de séducteur et d’aventurier. « On croit savoir qui est Casanova. On se trompe », affirme Philippe Sollers dans son Casanova l’admirable. Pour lui, le Vénitien est avant tout un écrivain. « On ne veut surtout pas qu’il ait lui-même écrit sa vie, ni qu’elle soit magnifiquement lisible ».

Il n’y a d’ailleurs pas si longtemps que la critique a commencé à s’intéresser à son discours autobiographique en tant que tel et non pas seulement à l’historicité des faits qu’il rapportait. Il y a assurément beaucoup à gagner de ce côté, à la lecture de celui qui, lui aussi, a prétendu se peindre « dans toute la vérité de la nature » : « Pour captiver le suffrage de tout le monde, j’ai cru de devoir me montrer avec toutes mes faiblesses, tel que je me suis trouvé moi-même, en parvenant par là à me connaître ; j’ai reconnu dans mon épouvantable situation mes égarements, et j’ai trouvé des raisons pour me les pardonner ; ayant besoin de la même indulgence de la part de ceux qui me liront, je n’ai rien voulu leur cacher, car je préfère un jugement fondé sur la vérité, et qui me condamne, à un qui pourrait m’être favorable fondé sur le faux. »

Portrait de Casanova, gravure de Christian Friedrich Boetius d’après Anton Raphael Mengs, vers 1760

Casanova, la passion de la liberté
Bibliothèque nationale de France
(site François Mitterrand)
jusqu’au 19 février 2012
Exposition virtuelle

Images BnF et Wikipedia

PS le 24/12/11 : Pas lu mais qui semble intéressant : Lydia Flem, Casanova, l’homme qui aimait vraiment les femmes, aux éditions du Seuil.

Glorifications multiples de Casanova

Le manuscrit des mémoires de Casanova est récemment entré dans les collections de notre Bibliothèque Nationale. On a pu voir il y a quelques semaines sur France 5 le président de la BnF, Bruno Racine, commenter cet événement et annoncer la parution – d’ici environ trois ans – d’une nouvelle édition de ce texte dans la Pléïade. (Voir aussi sur le site consacré à Philippe Sollers, Pileface.)

En 1789, Casanova entame la rédaction de ses mémoires, intitulées Histoire de ma vie. Après sa mort en 1798, le manuscrit est légué à son neveu, puis confié en 1821 à l’éditeur Brockhaus de Leipzig. De nombreuses éditions du texte voient ensuite le jour, mais il faut attendre les années 1960 pour qu’une édition intégrale soit publiée en français.

La mise en ligne du manuscrit dans la bibliothèque numérique Gallica constitue une nouvelle étape…

Le personnage de Giacomo Casanova a inspiré de nombreux auteurs pour des textes de fiction : Stefan Zweig, Arthur Schnitzler, Pierre Kast et bien d’autres. L’écrivain hongrois Sándor Márai a tiré de l’épisode qui suit l’évasion des Plombs de Venise la matière de son roman La Conversation de Bolzano. A mon tour j’ai rédigé un commentaire de ce livre, accueilli par la Revue des Ressources.

Source images : manuscrit du site Pileface, couverture du livre de chez Amazon.

Paradisiaque

« … Mais déjà il tournait mon désir et mon vouloir
tout comme roue également poussée,
l’amour qui meut le soleil et les autres étoiles. »
Dante, Paradis, chant XXXIII

On peut sans doute, on peut sûrement reprocher beaucoup de choses à Philippe Sollers, mais pas d’être inconstant dans ses affections. Voici plus de quarante ans qu’il nous parle de Dante, encore et encore – peut-être parce que « on ne sacrifie jamais trop à une cause perdue ». C’est à l’automne de l’année 1965 que Philippe Sollers publie son premier essai sur le grand Italien avec Dante et la traversée de l’écriture, paru dans le  numéro 23 de Tel Quel. Il y eut ensuite, et entre autres, le roman Le Cœur Absolu, en 1987, et un livre d’entretiens avec Benoît Chantre sur La Divine Comédie,  paru en 2000.

photo7bernardins

« Dante est une vieille obsession, je le lis depuis longtemps, je me suis familiarisé avec l’italien pour l’entendre, je cherche partout ses traces (…). Aucun écrivain (mais c’est beaucoup plus qu’un écrivain) ne m’aura autant retenu, attiré, réattiré à travers le temps, au point que je suis conduit à imaginer que je vis sous sa protection, ou plutôt sa grâce. » (Ph. Sollers, Un vrai roman, ajout réalisé le 28 juillet 09.)

Le 1er juillet 2009, par une chaleur démente, Sollers intervenait au Collège des Bernardins sur le thème : « Le catholicisme de Dante ». Sujet en or pour ce qui se veut « un lieu de recherche et de débat pour l’Eglise et pour la société ».

Dans l’auditorium des Bernardins, sous les combles, l’orateur avait sur sa table une rose blanche que, selon un rituel mystérieux, une jeune femme en robe rouge est venue plusieurs fois déplacer. Je me suis demandé si ce n’était pas Sollers lui-même qui avait suggéré la présence de cette fleur, quand il a cité le chant XXXIII du Paradis,  avec comme « terme fixe d’un éternel dessein » la Vierge Marie, rose blanche, révélation de la Trinité…

Bronzino : Portrait allégorique de Dante - vers 1530 - National Gallery of Art, Washington

Bronzino : Portrait allégorique de Dante - vers 1530 - National Gallery of Art, Washington

En fait, le sujet traité a plutôt été le catholicisme de Sollers à travers l’intercession de Dante. Dante aura pu être à Sollers ce que Virgile fut à Dante ! Dante, lu à quinze ans, lu et relu, une expérience intérieure, « une expérience qui doit révéler le chemin que nous menons, de l’enfer, qui n’est que trop évident, au paradis que personne ne veut savoir ». Le paradis, nous y voilà ! s’il fallait trouver une cohérence, elle est bien là ! « Tous mes livres, dit Philippe Sollers, sont consacrés – sous des angles divergents – au paradis, et on y trouve toujours la trace de Dante », avec sa splendide langue italienne : « inutile de lire Dante si on ne voit pas qu’il faut que ça chante ! » Et pour Sollers cela chante depuis longtemps, avec son départ pour l’Italie au début des années 60, à Florence, « un éblouissement d’architecture et de musique ».

Le Paradis terrestre, Peinture de Wilson Bigaud (1951). Musée d'art haïtien.

Le Paradis terrestre, Peinture de Wilson Bigaud (1951). Musée d'art haïtien.

Eblouissement auquel il nous convie ensuite à travers un petit film, « Vers Dante »,  réalisé par Georgi K. Galabov et Sophie Zhang, et qui glorifie les « évangélistes »[1] sollersiens, à l’œuvre à Florence, à Rome, à Venise : ce sont Bach, Monteverdi, Haydn… et Giotto, le Titien, le Bernin… (la « Gloire du saint Esprit » du Bernin à St Pierre de Rome).

Voilà qui éclaire un peu les choses. Franchement, en effet, je me suis souvent demandé pourquoi Sollers proclame avec tant de panache son catholicisme. Comme Sollers parle beaucoup (trop, diront sûrement certains…), il s’en est fréquemment expliqué. Exemple : dans l’article « Pourquoi je suis catholique » sur le site « Sur et autour de Sollers » :
« Si la liturgie et l’atmosphère qui règne dans les églises sont si importantes pour moi, c’est que l’esthétique joue un rôle capital dans cette religion. Dans notre culture, la peinture, la sculpture, la musique sont d’origine catholique. J’ai besoin de ces révélations physiques, sensuelles, corporelles. C’est pour cette raison que les autres religions ne pourraient pas me convenir : elles n’offrent pas un tel choix esthétique. Je suis, par exemple, très content de savoir qu’un pape allemand joue du Mozart, presque chaque jour, pour se délasser. » On n’est pas loin de Cioran (dans ses Syllogismes de l’amertume) :« S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu. »

Saint-Just – relayé par Roger Vailland – disait que le bonheur est une idée neuve en Europe. Sollers, même combat… Il y a quelques mois, dans un dossier du Nouvel Obs :« On vous parle beaucoup, et mal, du retour des religions, ou encore des mystiques. Mais le voyage de Dante, lui, est initiatique, il se veut, et il est, progression vers la connaissance (c’est-à-dire la gnose). C’est une expérience historique et physique, une exploration des racines du temps. Le 14 avril 1300, soudain, est plus proche de nous que la confusion mondialisée du début du XXIe siècle. Au lendemain de tant de catastrophes, le bonheur du paradis est une idée neuve sur la planète. On ne veut pas le savoir ? On préfère ses petits enfers ? »

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Source  images :

Collège des Bernardins

Tableau de Bronzino

Le Paradis terrestre


[1] N’oublions pas que ce terme désigne « celui qui annonce une bonne nouvelle »…

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PS ajouté le 4 août
On peut lire un compte-rendu bien plus détaillé, et comprenant de nombreuses citations, sur le site « pileface », sur et autour de Sollers : « Un soir au collège des Bernardins en compagnie de Sollers et Dante« .