Le récit que délivre une parole propice

L'hotel de Lauzun au début du 20e siècle - image Paris Pittoresque

En voyant la façade du bâtiment, l’inscription surmontant le portail « Hotel de Lausun (sic), 1657 », les incroyables conduites descendant des gouttières, ornées de tritons (gris-vert pâle et or), je me suis dit que cette lecture – du festival Paris en toutes lettres – aurait lieu dans un cadre exceptionnel. J’étais venue écouter Philippe Forest lire un extrait de son prochain livre Le Siècle des nuages, à paraître chez Gallimard en septembre. Au premier étage, la salle de proportions parfaites est tapissée de tissu rouge carmin – murs où se cachent des portes invisibles, recouvertes qu’elles sont comme eux de boiseries jusqu’à mi-hauteur, puis de la même tenture rouge. Deux lustres sont posés sur la cheminée en marbre surmontée d’un miroir. Le plafond montre ses poutres enluminées. Côté rue est placée une pendule du Grand Siècle qui sonnera l’heure pendant la lecture…

 

Portrait du dic de Lauzun - image Wikipedia

Situé Quai d’Anjou, sur la rive nord de l’île St-Louis, l’Hôtel de Lauzun, dit aussi Hôtel de Pimodan, a été construit à partir de 1656 par l’architecte Le Vau pour le financier Gruÿn des Bordes et son épouse Geneviève de Mony (d’où les lettres G et M entrelacées dans les décors). Il est revendu en 1682 à Antoine Nompar de Caumont, duc de Lauzun – le séducteur de la Grande Mademoiselle, qui en épousera ensuite une autre, Geneviève de Dufort, fille du Maréchal de Lorges. L’hôtel particulier, propriété de la Ville de Paris depuis 1928, conserve encore son décor intérieur d’origine. Il a notamment été habité par Baudelaire, qui y louait trois pièces au deuxième étage. Et il a abrité le « club des Hashischins » : dans les années 1840, c’était un groupe voué à l’étude et à l’expérience des drogues, fondé par le docteur Jacques-Joseph Moreau[1], psychiatre qui a été le premier médecin à avoir pratiqué un travail systématique sur l’activité des drogues dans le système nerveux central. Le groupe se réunissait chez le peintre Fernand Boissard et de nombreux scientifiques, hommes de lettres et artistes français de cette époque y ont fait des passages. Théophile Gautier est un des premiers poètes à participer aux séances d’expérience des drogues, il écrira plus tard un ouvrage, intitulé Le Club des hachichins, consacré à cette organisation.

« Un soir de décembre, obéissant à une convocation mystérieuse, rédigée en termes énigmatiques compris des affiliés, inintelligibles pour d’autres, j’arrivai dans un quartier lointain, espèce d’oasis de solitude au milieu de Paris, que le fleuve, en l’entourant de ses deux bras, semble défendre contre les empiètements de la civilisation, car c’était dans une vieille maison de l’île Saint-Louis, l’hôtel Pimodan, bâti par Lauzun, que le club bizarre dont je faisais partie depuis peu tenait ses séances mensuelles, où j’allais assister pour la première fois. » (Th. Gautier, Le Club des hachichins)

C’est d’ailleurs là que Gautier rencontre pour la première fois Baudelaire, ce dernier étant venu un jour en simple observateur.

 

Pour en revenir à Forest, le titre de son livre est tiré d’un poème d’Apollinaire dans ses Calligrammes : « Mais chaque spectateur cherchait en soi l’enfant miraculeux/Siècle ô siècle des nuages ».

 

Au prologue du livre, un jeune garçon regarde dans le ciel le passage d’un avion. Avion qui s’est crashé, on l’apprend tout de suite après, en mars 1937 par temps de neige dans les monts du Beaujolais. Cette image originelle va servir de point de départ au narrateur pour faire le récit de la vie de son père et de « ce qu’il disait du naufrage d’avoir vécu ». De chacun des autres l’expérience s’avère impossible à comprendre, plus encore à communiquer : on ne pourra que « partager l’évidence de leur étonnement ». Cette vieillesse dont émerge simplement la certitude que tout se noie dans une complète indécision, dans un paysage de brume ou de neige comme celui où l’avion – un hydravion de l’Imperial Airways – s’est écrasé. Les deux thèmes s’entrelacent, la vision de l’épave, le récit de l’insaisissable temps passé.

 

Le narrateur décrit en détail les débris de l’avion, note les traces de la chute sur la pente du coteau, montre l’épave échouée en bordure de la forêt – le ventre rond de l’avion « comme celui d’un gros poisson mort ». Le jeune garçon, un lycéen, aux prises avec sa version latine de Virgile, c’est son père, venu voir l’accident, voulant devenir pilote d’avion. Mais, dit le narrateur, « c’est moi qui me souviens, qui mets des mots sur l’histoire », sur ce passé attendant d’être délivré par une « parole propice ».

 

Plan des îles de la Cité et St-Louis, 1742 - source Wikipedia

Le temps, grâce à ce processus, acquiert sa vraie consistance. « Il y a eu un moment où l’ordre des jours s’est inversé. » Le passé est devenu une grande plage d’oubli où subsistent ici et là des fragments de souvenir. Il s’agit pour le narrateur, afin d’en faire un récit, de reconstituer le roman, de rechercher sa cohérence. De construire une hypothèse qui puisse rendre l’ensemble vraisemblable. Le père disparu a eu des visages successifs et dissemblables ; il est ce « personnage qu’il a été autrefois et dont il ne connaît plus rien ». Mais pour celui qui raconte, ce roman est aussi le sien. Il vient manifester « que quelque chose aura été dans le temps ».

 

Un livre un peu plus ancien de Forest (2006) - image Amazon

Le père est tombé mort sur un trottoir à Paris, arrêt du cœur, dix ans avant. Pour tous les vivants, les adieux demandent « le même et inutile pardon pour la faute exclusive d’avoir vécu. »  « L’oubli ne suffisant pas jusqu’à ce qu’il ait été lui-même oublié. »

 

La lecture s’achève. Au fond de la salle, il y a deux chaises à porteurs, mais c’est en Vélib que je rentre chez moi. Et je songe que finalement, ce décor du Grand Siècle convenait fort bien à ce texte mélancolique et désabusé, menant dans le siècle des nuages sa propre recherche du temps perdu.


[1] Son fils Paul a travaillé sur la psychopathologie et la criminologie, il est notamment l’auteur d’une étude sur le cas d’Edgar Poë.

Paris en toutes lettres, 2e édition

 

« Lire est le seul moyen de vivre plusieurs fois », disait Pierre Dumayet. Romain Gary aurait sans doute dit plutôt que « Écrire est le seul moyen de vivre plusieurs fois », mais ce n’est pas forcément contradictoire… La Mairie de Paris renouvelle du 9 au 13 juin son « festival littéraire » lancé en 2009. J’avais l’an dernier assisté à des lectures fort intéressantes (Kerouac, Audeguy…)

 

Le deuxième Paris en toutes lettres propose une quantité de manifestations exaltant la tecture, pour la plupart gratuites, ce qui ne gâte rien (voir le programme sur le site), et nul doute que cette fois encore j’y trouverai pâture. La musique est aussi de la partie…

 

Peut-être l’occasion d’aller découvrir le Cent Quatre, ce « lieu » du 20e arrondissement que je n’ai jamais visité (et qui connaît semble-t-il quelques difficultés à se faire une place). Il est investi par l’Oulipo, dans le cadre du festival. Et Brigitte Fontaine qui sera aux Bouffes du Nord ! Il y aura aussi, place des Vosges, un « banquet hugolien »… On peut crier au gadget, mais pour moi, tout ce qui pousse à lire est bon.

 

La bibliothèque de Victor Hugo dans sa maison de la place des Vosges. Photo L'Internaute Magazine / Tiphaine Bodin

Nous autres hommes du 21e siècle

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Le lendemain, samedi 6 juin, je suis retournée au Point Ephémère (toujours dans le cadre de Paris en toutes lettres) pour y assister à une lecture de Nous autres, de Stéphane Audeguy par Michel Vuillermoz, en présence de l’auteur.


Nous autres
est le troisième roman de Stéphane Audeguy, qui a déjà publié deux livres aussi différents que remarquables, La Théorie des Nuages (roman céleste) et Fils unique, mémoires apocryphes du frère aîné de Jean-Jacques Rousseau, François.

La présentation de Nous autres par l’éditeur (c’est Gallimard), sur son site, est plus que brève : « De retour dans sa chambre d’hôtel, Pierre ouvre au hasard un guide touristique. Il apprend que le mot safari signifie voyage. C’est ainsi que les choses commencent. L’action de ce roman se passe au Kenya, c’est-à-dire partout. » Sans doute de la même manière que la scène d’Ubu se situait « en Pologne, c’est-à-dire nulle part » : comme quoi, quelquefois, les termes opposés signifient la même chose.

Le résumé de Bibliosurf est plus précis :

« Lorsque le narrateur apprend que son père, qu’il n’avait jamais vu, vient de mourir au Kenya, il n’imagine pas dans quelles pérégrinations il va se trouver engagé.
D’abord, ce père inconnu avait choisi non seulement de s’expatrier dans ce pays improbable, fabriqué de toutes pièces à la fin du XIXe siècle, mais encore de s’installer à Kibera, le plus grand bidonville d’Afrique de l’Est, à quelques kilomètres seulement du centre de la capitale. Ensuite, le fils découvre bien vite qu’il lui sera très difficile de respecter la dernière volonté du défunt, être inhumé en terre kenyane : les Kenyans refusent la sépulture à un Blanc.
Voilà donc le duo improbable d’un père mort et d’un fils explorateur malgré lui, lancés dans une traversée du pays à la recherche d’un lieu où il sera possible d’abandonner le corps aux bêtes sauvages… »

Interrogé dans Libération sur son choix du Kenya, Audeguy répond :

« J’ai choisi le Kenya d’abord par intuition, et ensuite par nécessité. La nécessité c’est que je voulais aller sur le Rif. Une vallée qui fait 4000 km de long, dont beaucoup d’endroits sont inaccessibles pour des raisons géopolitiques comme par exemple le Soudan. Je voulais choisir un pays qui soit partie intégrante de la mondialisation, sans conflit ethnique binaire, qui permette de parler d’une Afrique autre que le Sierra Leone ou du Rwanda. Le Kenya est certainement un des pays d’Afrique qui a l’Histoire la plus complexe et qui est arrivé à gérer relativement bien les conflits ethniques. Ça permet de faire un roman sur l’Afrique, où n’apparaisse ni le mot « sida », ni le mot « machette ».

Lecture. (Par la fenêtre, au-delà du canal, je vois une grande affiche annonçant un concert de Leonard Cohen ; c’est pour le 7 juillet.)
Déception des touristes à la vue de leur premier guépard. Visite du héros à la morgue de Nairobi. Evocation du port de Mombasa et du chantier de construction du chemin de fer, sans doute au début du 20e siècle. Réception d’un grand paléontologue à l’Alliance française. « Le dégoût d’être un homme ».

Stéphane Audeguy photographié par C. Hélie - source : Libération

Stéphane Audeguy photographié par C. Hélie - source : Libération

Quelques échanges avec Stéphane Audeguy après la lecture. Pourquoi des sujets aussi divers ? Il avoue un grand éloignement pour tout ce qui pourrait ressembler à l’autofiction, mais de l’intérêt pour notre époque : « J’ai une grande curiosité pour maintenant… pour voir ce que ça va donner ». Il aime les digressions – ce que Diderot, dit-il, appelait rhapsodies – et les « quasi-objets » (trains, nuages…) qui servent de support à son écriture. La tonalité de ce troisème livre serait-elle plus sombre ? Non, pas vraiment, car déjà dans la Théorie des Nuages, on avait toute la barbarie du 20e siècle avec la bombe d’Hiroshima… Il évoque les rites funéraires des Kenyans – à l’origine ils n’enterraient pas leurs morts mais les exposaient aux vautours …

« Nous » : au nom de qui le discours narratif est-il tenu ? « La culture c’est le nous – un collectif dans lequel on est pris – mais ça peut englober aussi les animaux, les volcans, les pierres. »

Kerouac étranger à sa propre langue

     Jack Kerouac vu par le photographe Tom Palumbo, vers 1956. Image Wikimedia Commons.

Jack Kerouac vu par le photographe Tom Palumbo, vers 1956. Image Wikimedia Commons.

Jack Kerouac, emblème de la Beat Generation, auteur à redécouvrir. C’était le propos de la présentation faite par Bernard Comment, vendredi 5 juin, au Point éphémère (quai de Valmy) dans le cadre du nouveau festival « Paris en toutes lettres ».

La plupart d’entre nous, si nous avons lu Kerouac, le connaissent par l’ « épouvantable traduction française » (selon les termes de Bernard Comment) de son roman le plus célèbre, Sur la route, version française qui a considérablement « affadi le texte ». Mais on nous promet bientôt une traduction de la première version que Kerouac avait élaborée de ce livre : un tapuscrit sur des feuilles de papier japonais collées bout à bout, sans paragraphes ni chapitres – mais avec beaucoup de tirets…

Bernard Comment évoque sa rencontre à Bordeaux avec Bernard Wallet (fondateur des éditions Verticales) et leur aveu d’une admiration commune pour Kerouac, « fondateur d’une nouvelle prose » basée sur les assonances, les allitérations, les paronomases, les onomatopées. Il y a toujours chez lui « priorité de l’écoute sur le récit ». La position de Kerouac est « décalée dans la langue et la culture américaines ». La raison de cette distance se situant dans son écoute de la langue anglaise pendant son enfance, alors que sa langue maternelle était le français. Grand lecteur, doté d’une mémoire phénoménale (il est censé avoir mémorisé tout Shakespeare), son modèle était Joseph Conrad : quelqu’un qui, lui aussi, a changé de langue pour plonger dans l’écriture.

Le tapuscrit de Sur la route. Source : http://ny-ca.net/home.aspx/

Le tapuscrit de Sur la route. Source : http://ny-ca.net/home.aspx/

Jack Kerouac était né Jean-Louis Kerouac, en 1922 à Lowell, Massachusetts, dans une famille de Canadiens français. Origine qui aura une influence déterminante sur sa vie et son œuvre, avec cette minorité francophone, avec un père alcoolique et athée, une mère « bigote, écrasante », un frère aîné – Gérard – atteint d’une maladie cardiaque, condamné et mort à 9 ans (d’où un sentiment permanent de culpabilité du petit frère). Kerouac écrit en décembre 1950 dans une lettre à son ami Neal Cassady, à propos de son frère : « je sais maintenant que je l’ai imité tout au long de mon existence ».

Le sport va lui servir de tremplin d’ascension sociale, c’est son excellence au football américain qui lui permet de s’inscrire à Columbia University (contre l’avis de sa famille). New York est pour lui un lieu de libération puis c’est l’ouverture vers l’Ouest, l’immensité américaine, « échappant à la mère et au fantôme du frère ».

Dès la fin des années 40, un texte écrit à quatre mains avec William Burroughs (Et les hippopotames ont été ébouillantés dans leurs cuves…) témoigne de son choix d’écrire hors de sa langue maternelle (Bernard Comment cite Proust, que Kerouac avait lu en français : « Il faut se départir du côté de la mère »). Mais il reste très empreint du catholicisme de son enfance, malgré ses tentatives pour s’en affranchir (par exemple, le nom du héros de Sur la route est Sal(vatore) Paradise).

Sa période d’errance le conduit jusqu’au Mexique où il écrit le cycle de poèmes Mexico City Blues et le roman Tristessa, « magnifique histoire d’amour avec une prostituée mexicaine ». Son premier voyage (heureux) en Europe a lieu en 1957 ; il retrouve à Tanger Allen Ginsberg et Burroughs (en train d’écrire le Festin Nu, dont Kerouac lui suggère le titre).

L’année 1957 est aussi celle de la publication de Sur la route –  « un succès fracassant qui l’écrase complètement ». Il fait un séjour « calamiteux » en Californie, à Big Sur, en 1959 : « c’est la fin de l’échappée, le destin le rattrape ». Il revient au bercail, s’installe en Floride avec sa mère, sombre dans l’alcool.

Kerouac retourne en 1965 à Paris et se rend en Bretagne pour faire des recherches sur ses racines bretonnes, mais c’est un séjour catastrophique (dont il fait le récit dans Satori à Paris). Il meurt en 1969 en Floride, à l’âge de 47 ans. Sa pierre tombale porte son nom d’enfant : Ti-Jean Kerouac.

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Voir aussi : l’exposition de 2007 à la New York Public Library pour le cinquantenaire de Sur la route.

NB : Sauf indication contraire, les passages entre guillemets citent les propos de Bernard Comment.

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Mise à jour du 15 juin 09, 12:38

Je lis dans le journal anglais  The Independent que Kerouac figure dans trois films, pas moins, qui se trouvent à divers stades d’élaboration.

On the Road (Sur la route) est en cours d’adaptation par les réalisateurs de Carnets de voyage (Diarios de motocicleta), Walter Salles et Jose Riveras ;  le film est produit par Francis Ford Coppola.

Kerouac apparaîtra également dans Howl, un film avec James Franco et Alan Alda, au sujet du procès pour obscénité intenté en 1957 à l’éditeur d’Allen  Ginsberg pour son poème du même titre .

Et il est question aussi d’un film sur Lucien Carr, l’ami commun qui a fait se rencontrer Kerouac, Ginsberg et Burroughs, et sur le meurtre commis par Carr en 1944.

PS du 19 juin 2010

Parutions de Jack Kerouac : Livre des esquisses, traduction de Lucien Suel, éditions La Table Ronde & Sur la route, le rouleau original, traduction de Josée Kamoun, éditions Gallimard.

Voir article sur le site Remue.net.