L’élégance même

Je ne connaissais pas l’œuvre photographique de Laure Albin Guillot, jusqu’à l’exposition du Centre Pompidou Voici Paris, vue en décembre dernier et où elle figurait avec plusieurs nus et images destinées à l’illustration du Cantique du Narcisse de Paul Valéry. Mais actuellement le musée du Jeu de Paume, qui réalise décidément une très belle programmation d’expos photos, lui en consacre une exclusive, où l’on peut voir environ deux cents pièces déclinant ses sujets principaux : le portrait, le nu, la photo publicitaire et enfin ses très curieuses “micrographies décoratives”, images de préparations microscopiques qui firent sa renommée en 1931. (Le mari de Laure, le Dr Albin-Guillot, était un chercheur scientifique spécialiste de ces travaux au microscope). Quelques paysages enfin marqués d’une mélancolie discrète.

200x150-LAGuillotV4Il y a dans ce travail photographique une sorte de perfection formelle qui m’a amenée à la désigner mentalement comme « l’élégance même » et à m’interroger sur cette notion d’élégance. Le Trésor de la langue française la définit comme une qualité « qui se caractérise par une grâce faite d’harmonie, de légèreté et d’aisance dans la forme et les lignes, dans la disposition et les proportions des parties, dans le mouvement ». Mais aussi, et au-delà du caractère esthétique purement visuel, la « qualité d’une personne ou d’une action qui se caractérise par sa délicatesse et sa distinction ». Ici je retombe inévitablement du côté de Roger Vailland et de son attachement à la notion d’homme de qualité ; des rapports de cette notion avec celles d’élégance, de légèreté d’aisance, d’allure ; et de tout ce que cela suppose d’exigence.

Roses dans un vase, vers 1940. DR

Roses dans un vase, vers 1940. DR

« Complexe et controversé, le travail de Laure Albin Guillot (Paris, 1879-1962) reste méconnu du public français et international. Si son esthétique classique et son lyrisme symbolique l’éloignent des pratiques avant-gardistes de nombre de ses contemporains, l’influence de son travail et surtout son activisme institutionnel ont néanmoins marqué le milieu de la photographie française de toute une époque. » Marta Gili, directrice du Jeu de Paume

Voir aussi :
une belle sélection de photos de LAG sur le portail Arago.
(Le logiciel de WordPress me fait à nouveau des misères et je n’arrive pas à insérer des photos comme je veux…)

Manuel Álvarez Bravo : au-delà de l’emblème

« L’atelier de Don Manuel [à Coyoacán] était une maison de village
qu’il avait aménagée et peinte en bleu. Autour de la cour, il y avait
un atelier haut de plafond pour la photo et pour écouter de la musique,
une chambre noire d’où sont sortis des joyaux qu’il tirait
avec la plus grande dévotion, et plusieurs autres pièces. »
Pablo Ortiz Monasterio, Un après-midi avec Don Manuel

 

Manuel Álvarez Bravo a vécu pendant un siècle tout juste (1902-2002) et son œuvre photographique « constitue un jalon essentiel de la culture mexicaine du XXe siècle. À la fois étrange et fascinante, sa photographie a souvent été perçue comme le produit imaginaire d’un pays exotique, ou comme une dérive excentrique de l’avant-garde surréaliste. »

Ondas de papel (Vagues de papier), vers 1928

Ondas de papel (Vagues de papier), vers 1928

L’exposition du musée du Jeu de Paume, sous-titrée Un photographe aux aguets (jusqu’au 20 janvier 2013), veut dépasser ces lectures pour montrer de manière thématique les orientations de sa recherche. « S’il est vrai que l’histoire de la photographie reconnaît en Don Manuel  – comme on l’appelle respectueusement au Mexique – la grande figure de la photographie mexicaine, il n’en est pas moins vrai que l’analyse critique de son œuvre est toujours passée par le tamis du regard occidental européen et américain, prompt à coller des étiquettes de folklorisme, de mexicanité et de surréalisme », écrit Marta Gili (sur le site du musée). « L’exposition du Jeu de Paume veut sortir de ce chemin tout tracé pour proposer une analyse de l’œuvre de Manuel Álvarez Bravo qui la libère de cette vision hégémonique et lui donne sa juste place au croisement entre la photographie moderne au Mexique et son propre regard personnel d’auteur. »

La hija de los danzantes (La fille des danseurs), 1933

La hija de los danzantes (La fille des danseurs), 1933

« Sans nier le lien avec le surréalisme ou les clichés liés à la culture mexicaine, cette sélection de 150 images vise à mettre en lumière un ensemble spécifique de motifs iconographiques dans le travail de Manuel Álvarez Bravo : les reflets et trompe-l’œil de la grande métropole ; les corps gisants, réduits à de simples masses ; les volumes de tissus laissant entrevoir des fragments de corps ; les décors minimalistes à l’harmonie géométrique ; les objets à signification ambiguë… » Elle confronte ses images les plus célèbres (comme La Bonne Renommée endormie ou l’Ouvrier en grève assassiné) à de courts films expérimentaux des années 1960, provenant de ses archives familiales.

Ruina das ruinas (Ruine des ruines), années 1930

Ruina das ruinas (Ruine des ruines), années 1930

Álvarez Bravo a connu tout au long de ce XXe siècle les profondes transformations qui ont affecté son pays à partir de la Révolution de 1910 : éloignement progressif de la vie rurale et des coutumes traditionnelles, émergence d’une culture cosmopolite, modernité et effervescence de la grande ville. Il a cultivé des liens forts avec le monde de l’art, avec d’autres photographes (Edward Weston, Tina Modotti, Cartier-Bresson…) des peintres (Diego Rivera, Pablo O’Higgins), des poètes (Xavier Villaurrutia, l’auteur du très beau livre Nostalgie de la mort).Il conquit l’admiration d’André Breton, lors de son voyage de 1938 au Mexique. Dès avant la 2e guerre mondiale, ses images étaient largement diffusées aux États-Unis et en Europe.

El ensueño (Le songe), 1931

El ensueño (Le songe), 1931

« C’est un photographe de paysages tranquilles et d’individus solitaires, silencieux, presque toujours de dos, parfois endormis. C’est un photographe froid, lent, de solitudes et de quiétudes : un chasseur d’images, un artiste aux aguets. » (Laura González Flores et Gerardo Mosquera, commissaires de l’exposition).

Pour ma part, j’aime particulièrement celles de ses photos qui exploitent une vision quasi abstraite des formes (comme les feuilles de papier), ainsi que celles qui appartiennent au regard surréaliste. Leurs titres souvent décalés dialoguent avec les images et nous orientent vers d’autres lectures. Et vers de longues patiences.

Portrait du photographe provenant du site officiel qui lui est consacré

Portrait du photographe provenant du site officiel qui lui est consacré

Site officiel de la fondation Manuel Álvarez Bravo
Bel article de Laurent Aubague dans la revue Amerika : Manuel Álvarez Bravo, photographe mexicain de l’abstraction figurative http://amerika.revues.org/1980
Toutes images : © Colette Urbajtel/Archivo Manuel Álvarez Bravo, SC
Citations provenant du site du musée

L’étrangeté du banal (et inversement)

Encore de la photo, encore du noir et blanc, mais ce n’est pas du tout la même chose. Du Mexique des années 1930, on passe au New York des années 1960 (essentiellement) avec Diane Arbus.

Plutôt que par goût, je suis allée voir cette exposition pour essayer de mieux appréhender une œuvre que je connais peu, ou mal. J’avais en tête quelques images hyper connues, celle du travelo aux bigoudis, celle du petit garçon à la bretelle pendante, celle des petites filles jumelles en robe sombre à col blanc – qui toutes figurent dans l’expo. J’avais envie de voir un ensemble qui me permettrait de m’en faire une idée plus précise.

Ce qui est montré au Jeu de Paume répond sans doute à cette tentative, bien que la manière dont ces photos sont montrées ne nous y aide guère. « A une approche chronologique, thématique ou académique, l’exposition a préféré offrir un parcours dont les œuvres sont en elles-mêmes le fil conducteur du regard du spectateur », déclare le musée dans son feuillet d’information. Autrement dit, débrouillez-vous… Entendons-nous, je n’aime pas non plus quand on vous mâche trop le travail, ni surtout quand on vous ordonne comment on doit regarder l’œuvre de tel ou tel artiste. Il me semble qu’en cela comme en beaucoup d’autres domaines, on doit pouvoir trouver un juste milieu. (Des éléments biographiques et documentaires étaient toutefois concentrés dans une salle à la fin du parcours, où je n’ai même pas essayé d’entrer pour cause d’extrême affluence.)

« Arbus puise l’essentiel de son inspiration dans la ville de New York, qu’elle arpente à la fois comme un territoire connu et une terre étrangère, photographiant tous ces êtres qu’elle découvre dans les années 1950 et 1960. La photographie qu’elle pratique est de celle qui se confronte aux faits. Cette anthropologie contemporaine — portraits de couples, d’enfants, de forains, de nudistes, de familles des classes moyennes, de travestis, de zélateurs, d’excentriques ou de célébrités — correspond à une allégorie de l’expérience humaine, une exploration de la relation entre apparence et identité, illusion et croyance, théâtre et réalité. »

 

Femme portant un enfant, Central Park, NY, 1956 - Image Utata Tribal Photography

Dans son très bon article sur le site L’Intermède, Claire Colin montre ce « mouvement de réinsertion de l’atypique dans le banal » qui s’exerce également en sens inverse, renvoyant tout le monde dos à dos (ou plutôt face à face) dans l’exercice de l’étrangeté. « Il ne suffit pas à Diane Arbus de montrer combien l’étrange n’est pas là où l’on pouvait l’attendre : la photographe veut aussi aller jusqu’à démontrer qu’il se loge dans le plus familier ». « Les photographies de Diane Arbus laissent ainsi transparaître, un instant, la faille du quotidien derrière laquelle peut s’agiter une puissance indistincte et mystérieuse », conclut-elle.

Tout cela, incontestablement, m’intéresse, mais je n’arrive pas à y prendre plaisir (on me dira que ce n’est pas forcément le but recherché). Je fais partie des gens que l’obsession d’Arbus pour les « freaks » met mal à l’aise… Finalement, j’ai trouvé sous la plume de Greg Fallis (sur le site Utata – Tribal Photography, cité par mon collègue Lunettes Rouges) un point de vue que je rejoins. Je traduis ici un fragment de son article :

« Il y a certains photographes pour lesquels je perçois immédiatement le sens de leur travail. Il y en a certains pour lesquels je le perçois seulement après y avoir apporté une grande attention, ou après que j’ai regardé assez d’images pour que l’objectif de ce travail pénètre finalement dans ma tête. Et puis il y a certains photographes dont le travail semble toujours planer hors de ma portée. Et pour moi, cela inclut Diane Arbus.

Je trouve son travail le plus ancien accessible et émouvant, et son travail ultérieur (notamment les séries de photographies d’attardés mentaux adultes, vivant dans une institution à Vineland, New Jersey) est souvent d’une beauté qui vous hante, bien que ces images me semblent quelquefois cruelles. Mais les photographies pour lesquelles elle est le plus connue me laissent froid. Elles ont un détachement clinique que je trouve repoussant. Ce détachement lui était peut-être nécessaire pour s’approcher aussi près – au plan physique et émotionnel – des sujets, mais je ne ressens rien pour ces gens. Je suis touché seulement, et d’une manière qui n’est pas positive, par la photographie, par le fait que cette femme a choisi de prendre cette photographie.

Et pourtant 38 ans après sa mort (NDLR : Diane Arbus s’est suicidée en 1971), ces photographies conservent un pouvoir étrange pour attirer et retenir notre attention. Je ne le comprends pas. Je ne le perçois pas vraiment. Mais je reconnais son existence. »

Au musée du Jeu de Paume jusqu’au 5 février 2012