Vrai culte et faux tombeau

En voyage au Mexique, j’ai visité le mardi 16 juillet 2013 la bourgade d’Ixcateopan, située dans le nord de l’État de Guerrero, à environ 170 km de la capitale. Cette visite était imprévue, pour des raisons qui n’ont pas leur place dans ce récit ; le fait qu’elle ait été improvisée rend toutefois la coïncidence intéressante.

Ixcateopan, dont le nom s’orthographie aussi (et se prononce) Ichcateopan, est connue au Mexique depuis 1949 pour être le lieu où ont été retrouvés les prétendus restes de Cuauhtémoc, le dernier tlatoani (empereur) aztèque, mis à mort en 1525 par les armées de Cortés. Je dis bien « prétendus » car cette découverte, devenue localement une légende officielle (dès 1950, le Congrès de l’État de Guerrero a décidé d’ajouter « de Cuauhtémoc » au nom de la ville), est fortement contestée par les autorités archéologiques du pays (voir ci-après).

(source : site officiel de l’État de Guerrero)

(source : site officiel de l’État de Guerrero)

Le nom d’Ixcateopan proviendrait d’un mot nahuatl dérivant des termes « ichacates » et « moteopan » qui signifient « voici le seigneur grandement respecté ». En effet, le village s’appelait autrefois Zompancuahuithli (nom dont je n’ai pas retrouvé l’origine) puis fut renommé Ixcateopan à partir du transfert de la dépouille de Cuauhtémoc en 1529. Le glyphe du lieu sur le Codex Mendoza (cf. image) comprend une pyramide et une fleur de coton, correspondant à une autre étymologie : de « ixcatl », coton, et « teopantli », temple (puisque les pyramides étaient des temples). On l’appelle aussi parfois « le village du marbre » car les rues en sont pavées de dalles de marbre blanc et ornées de dessins et d’inscriptions en marbre noir.

En arrivant à Ixcateopan, on est accueillis par une pyramide miniature, monument en l’honneur du héros national érigé à l’entrée du village. Pour atteindre l’église Nuestra Señora de la Asunción (Notre-Dame de l’Assomption) qui abrite désormais le « tombeau », et qui a été à cette fin désacralisée et définie comme musée, il nous a fallu faire maints tours et détours, car la rue principale était en travaux : on restaurait le pavement de marbre. En face du monument, deux ou trois ouvriers travaillaient à replacer des dalles, deux ou trois autres étaient nonchalamment allongés sur les tas de pierres extraites.

"....et un groupe de jeunes gens vêtus de pantalons blancs et de chemises vertes, sans doute les musiciens, attendent à l’extérieur." (photo ELC)

« ….et un groupe de jeunes gens vêtus de pantalons blancs et de chemises vertes, sans doute les musiciens, attendent à l’extérieur. » (photo ELC)

A côté de l’enclos de l’ancienne église se trouve une autre chapelle, peinte de blanc et mauve, de construction moderne, où une messe est en cours. Des instruments de musique sont posés sur le trottoir, et un groupe de jeunes gens vêtus de pantalons blancs et de chemises vertes, sans doute les musiciens, attendent à l’extérieur. Dans l’enclos, une quinzaine d’hommes attendent aussi, les uns assis, les autres debout. Ce sont des danseurs. Ils sont tous vêtus de costumes de couleur éclatante (quoique un peu défraîchis), de satin rouge ou bleu. Les rouges sont habillés en femmes… et portent aussi des bas de coton beige comme en avaient nos grand-mères. A notre demande, ils nous disent qu’ils vont exécuter la danse appelée « Moros y Cristianos » (Maures et Chrétiens), mais ce n’est pas encore le moment. (J’y reviendrai plus tard.) On entre dans l’ex-église par la porte latérale ; le portail, qui donne sur une cour en belvédère, du côté opposé à la rue, est lui aussi largement ouvert, et la lumière a envahi l’espace. Le mobilier a été enlevé ainsi que tous les signes du culte catholique.

P1050277  P1050280P1050279 copie bis

Dans le chœur, à la place du maître autel, se trouve le squelette exhumé et exposé dans une châsse de verre. Au-dessous de la châsse, qui est légèrement surélevée, on peut voir l’endroit supposé de la découverte, à faible profondeur. Au mur du fond de l’abside, une grande figure peinte de Cuauhtémoc, tel qu’il est représenté dans les codex. Au pied de la châsse, des bouquets de roses blanches fanées et une veilleuse. Sur les côtés de l’église, encore des panneaux et images diverses à la gloire du héros local – mais aussi les bonnets tricotés et bariolés que vend une marchande et une affiche pour un cours de danse traditionnelle. La marchande de bonnets nous dit que c’est aujourd’hui la fête de la Carmelita, la Vierge du Carmel.

Il n’y a apparemment personne d’autre aujourd’hui que les habitants d’Ixcateopan, mais c’est à la fin de février que se célèbrent les grandes fêtes locales, pour commémorer la naissance de Cuauhtémoc (le 23 février 1496, ou 1497, ou 1501) et sa mort (le 28 février 1525). La légende qui s’est emparée du personnage le fait naître également ici où sa mère, Cuayauhtitali, aurait été la fille du seigneur local. Il est dit également qu’après leur exécution, les restes de Cuauhtémoc, des autres dignitaires aztèques mis à mort avec lui, ainsi que ceux d’un prêtre qui s’opposait à ces exécutions, furent transportés à Ixcateopan et enterrés en ce lieu en 1529 (en dépit du fait que l’église n’a été construite qu’après 1550). Dès lors et jusqu’au milieu du 20e siècle, l’emplacement du tombeau était resté inconnu.

P1050282

Mais Cuauhtémoc, entre temps, est devenu un symbole de l’identité culturelle mexicaine, et singulièrement de son identité indigène, dont il est de bon ton de se réclamer. Aussi, lorsqu’en 1949 l’historienne Eulalia Guzmán proclame avoir retrouvé les ossements du dernier empereur, les dirigeants en place se hâtent de lui emboîter le pas sans chercher plus loin. Les archéologues n’ont guère été écoutés. « Une donnée fondamentale dans cette affaire était de savoir si les couches couvrant la fosse qui contenait les ossements et la plaque qui les couvrait étaient intactes, car dans ce cas ce qui se trouvait en dessous aurait été parfaitement scellé. Toutefois, il n’en était pas ainsi. Il n’y avait pas eu de contrôles archéologiques durant le processus de fouilles, ni de journal de terrain où aurait été noté ce qui se faisait au jour le jour », note Eduardo Matos Moctezuma dans la revue Arqueología Mexicana.

« Qu’est-ce que nous allons faire de la dame ? » demanda en 1976 le président Luis Echeverría au gouverneur du Guerrero Rubén Figueora, devant le rapport de la troisième commission chargée d’examiner le dossier : celle-ci ayant conclu que le crâne, appartenant à une jeune femme métisse, ne pouvait être celui de Cuauhtémoc. Le reste des ossements provenait de huit individus distincts. Ces conclusions rejoignaient d’ailleurs celles des experts professionnels émises en 1949 et 1951 sur l’absence de preuves scientifiques de la découverte d’Eulalia Guzmán. Mais selon l’historienne Alicia Olivera, également membre de la commission, la validation de la découverte constituait pour le gouverneur Figueroa une opportunité politique grandiose. L’État du Guerrero pourrait ainsi être rappelé comme étant le berceau d’un héros national martyr et non plus seulement comme le lieu de la « guerre sale » des années 60… (Un récit des expertises successives est publié en ligne par le site « Guerrero Cultural » regroupant la Fondation Académique du Guerrero et le Colegio de Guerrero).

Monument à Cuauhtémoc à Vera Cruz (image Wikipedia)

Monument à Cuauhtémoc à Vera Cruz (image Wikipedia)

Les gens du cru ne s’en préoccupent guère, semble-t-il. Le culte de Cuauhtémoc n’a fait que croître et embellir, le cinquantenaire de la découverte a été célébré en 1999. Qu’importe au fond que le squelette exposé dans l’ancienne église de l’Assomption ne soit pas le sien ? Les reliques de saints catholiques sont souvent d’origine douteuse, cela ne les empêche pas de produire des miracles… Quoi qu’il en soit, lorsque nous sommes sortis de l’église, les danseurs n’étaient pas encore prêts ; ils attendaient la fin du service religieux. La danse qu’ils s’apprêtaient à représenter, « Moros y Cristianos », venue d’Espagne en 1538, se transmet traditionnellement au Mexique depuis le 16e siècle. « Les Indiens, qui y jouaient à l’origine seulement les rôles des Infidèles, assurèrent progressivement les rôles des victorieux chrétiens espagnols guidés par l’apôtre Paul/Cortés dans leur reconquête de la foi chrétienne. La représentation de cette Danse des Maures et Chrétiens par les Indiens vaincus actualisait ainsi constamment la reconnaissance de la domination de l’empire espagnol et de sa religion », indique P.-A. Baud (La danse au Mexique : art et pouvoir, éd. de L’Harmattan, 1995). Quatre siècles plus tard, cette danse est toujours perpétuée, pour célébrer une fête chrétienne (celle de la Vierge du Carmel) devant un mausolée dédié à un héros national précolombien… Mais je ne suis pas restée regarder les danseurs. Dans la mesure où cette manifestation n’est pas un spectacle, il y aurait eu là, me semblait-il, quelque chose d’inconvenant. Je n’ai fait que prendre une photo unique des danseurs en attente, de loin et avec un sentiment fugitif de honte. Le photographe est souvent un prédateur.

(sauf autrement indiqué, les images sont de l’auteur)

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s