Le plus étrange des dictionnaires

« Le sablier qu’il avait incorporé dans le livre était invisible
mais, dans un silence complet,
on pouvait entendre s’écouler le sable pendant la lecture.
Quand tout le sable était écoulé,
il fallait retourner l’ouvrage et continuer à le lire dans le sens inverse,
vers le début, ce qui permettait d’en découvrir la signification secrète.»

(Milorad Pavic, Le Dictionnaire Khazar, éd. Belfond, 1988, p. 17)

J’apprends par la Revue des Ressources la disparition récente de l’écrivain serbe Milorad Pavic, auteur notamment d’un livre inclassable, incomparable, indéfinissable. Dans mon blog précédent, Sablier, j’avais écrit en 2007 une note sur ce livre ; je la reprends ci-après, avec des différences minimes.

Il y a longtemps – disais-je alors – que je voulais écrire quelque chose sur ce livre culte, le Dictionnaire Khazar de Milorad Pavic, paru en 1988 en français, qui est assurément l’un des objets les plus étranges qu’il m’ait été donné de lire. Jusqu’ici, j’ai reculé devant la difficulté – d’écrire à ce sujet. Mais il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, etc, etc, n’est–ce pas ? En tout cas je vous préviens, cela va être long ; il n’y a pas moyen de faire autrement.

Donc, le Dictionnaire Khazar. Il a pour sous–titre « Lexicon Cosri – (Dictionnaire des dictionnaires sur la question khazare) – Reconstitution de la première édition de Daubmannus (1691) détruite en 1692 et complétée jusqu’à nos jours ». [Je ne suis sans doute pas très futée, mais jusqu’ici je n’ai pas réussi à comprendre si l’ouvrage originel de Daubmann ou Daubmannus a réellement existé. Et ce n’est qu’un des moindres des nombreux mystères que recèle ce livre.]

Pour tenter de comprendre ce dont parle le Dictionnaire Khazar, il faut revenir bien des siècles en arrière. J’ai commencé la lecture en croyant, dans mon ignorance crasse, que les Khazars étaient un peuple fictif. A mesure que je progressais dans le livre, je me suis rendue compte qu’il n’en était rien. Les Khazars avaient bien existé… Internet m’a donné les éléments historiques voulus :

Les Khazars étaient un peuple originaire d’Asie centrale, peuple de Crimée. On dit qu’ils avaient les cheveux roux avant même les conquêtes mongoles. Au début, ils croyaient au chamanisme, parlaient le turc et étaient nomades. Plus tard ils adoptèrent le judaïsme, l’islam et le christianisme, apprirent l’hébreu et le slave et s’installèrent dans des villes au nord du Caucase et de l’Ukraine. Ils avaient une grande tradition d’indépendance ethnique, s’étendant environ pendant 800 ans, du 5e au 13e siècle. Ce sont les Khazars qui ont fondé la ville de Kiev. (…) Le système de bimonarchie, hérité des Turcs, était le suivant : le kagan était le roi suprême et le bek était le chef de l’armée. Dans la capitale, les Khazars établirent une cour suprême composée de sept membres, et chaque religion y était représentée.

Sous le règne des rois Boulan et Ovadia, une forme standard de judaïsme se répandit parmi les Khazars. Le roi Boulan adopta le judaïsme en 838, censément après un débat avec des représentants des trois religions. L’aristocratie khazar et beaucoup de petites gens devinrent juifs. (…) Saint Cyrille vint en 860 pour essayer de les convertir, en vain, mais il parvint à convertir des Slaves.

source : Histoire des Khazars : la nation juive de Russie et d’Ukraine

de Kevin Alan Brook,  © 1996-2004

Traduction de Janine Marc et Roger Wiesenbach.

Le livre de Milorad Pavic est centré sur l’événement du 9e siècle cité ci–dessus : le débat des trois religions, désigné dans son livre sous le nom de « polémique khazare » ou « question khazare ». Le Dictionnaire Khazar comprend grosso modo (très grosso) trois parties : le Livre Rouge ou sources chrétiennes sur la question khazare, le Livre Vert ou sources islamiques sur la question khazare, le Livre Jaune ou sources hébraïques sur la question khazare. Plus, pour faire bon poids, des remarques liminaires de l’auteur, qui ne font que nous embrouiller davantage, deux appendices et une remarque finale de l’auteur. (En outre, j’aimerais beaucoup consulter un autre exemplaire du livre, car sur le mien, le sommaire mentionne que se trouve en page 257 une « liste des articles » ; or mon exemplaire se termine à la page 253, et je ne pense pas qu’il lui manque des pages, car c’est sur cette page 253 que figure la mention « achevé d’imprimer », etc. Mystère.)

« Roman-lexique en 100 000 mots, glossaire, encyclopédie, dictionnaire maudit, recueil de légendes, de biographies, ouvert à d’infinies combinaisons et interprétations, le Dictionnaire Khazar se présente sous une forme totalement originale, puisque de n’importe quel endroit d’où le lecteur commence, il comprendra le récit – ou du moins une signification possible du récit. Une autre subtilité du Dictionnaire Khazar est qu’il existe deux versions de ce livre : un exemplaire féminin et un exemplaire masculin. Il y a une seule et unique différence entre les deux exemplaires…*

« Le Dictionnaire Khazar provoqua à sa parution un véritable coup de tonnerre : depuis les grandes fantaisies ésotériques de la Renaissance, rien de semblable n’avait paru, et il est peu d’écrivains, à l’exemple d’Ismaïl Kadare ou d’Italo Calvino, pour conjuguer ainsi l’imaginaire, l’absurde et la réalité. Milorad Pavic entraîne son lecteur à la découverte des chasseurs de rêves, du diable iconographe Sevast Nikon, des maçons de la musique qui taillaient d’énormes blocs de sels sur lesquels jouaient les vents, de la princesse Ateh qui se réveillait chaque matin avec un visage nouveau… et ce n’est pas le moindre mérite de ce livre que le lecteur finira toujours par se demander si ces êtres, ces événements extraordinaires ont ou non existé. » (source)

A première vue, le Dictionnaire Khazar est composé d’articles comme dans une encyclopédie, dont certains vont se retrouver traités dans les trois sections de l’ouvrage (mais pas tous, ce serait assurément trop simple) tandis que d’autres ne figurent qu’une seule fois. Mais ces articles ne sont pas toujours traités de manière similaire ; bien souvent, ils sont constitués de légendes, de portraits de personnages, de récits tirés de leur biographie ; ils sont entrecoupés de digressions ; il faudrait les passer au peigne fin pour vérifier si les apparentes répétitions ne cachent pas de minuscules différences.

« Il y a, dans certains romans, une perturbation de la continuité textuelle, mais qui ne déstabilise pas le concept d’un rythme programmé par le texte. Par contre, des romans tels que Pale Fire de Vladimir Nabokov, The Dissertation de R. M. Koster, Marelle de Julio Cortázar et le Dictionnaire Khazar de Milorad Pavic font appel au choix du lecteur pour constituer l’ordre textuel. Les deux premiers proposent une alternative : le lecteur doit choisir entre deux ordres de lecture possibles. Marelle, cependant, peut être lue d’innombrables façons et thématise l’angoisse que peut provoquer chez le lecteur une telle liberté. En reproduisant la structure à la fois arbitraire et aléatoire d’un dictionnaire, le Dictionnaire Khazar ne présuppose aucun ordre de lecture et libère donc le lecteur de toute angoisse. Chaque lecteur décide de l’ordre textuel et, par voie de conséquence, détermine sa propre expérience rythmique du texte. De tels romans revalorisent le libre arbitre du lectorat et la dimension ludique de la lecture. Ce faisant, ils subvertissent le concept d’un rythme unique programmé par un ordre textuel prédéterminé », écrit Magessa O’Reilly, de l’université de Laval (Canada).

Le cinéaste et écrivain Colas Ricard a réalisé un index du Dictionnaire Khazar, que l’on peut consulter sur son site ; mais cette initiative bienvenue me semble toutefois insuffisante, et si j’ai entrepris de la compléter, je crains bien que ce travail ne me prenne quelques années.

Tout cela peut paraître bien aride et impuissant en tout cas à expliquer le charme unique de ce livre, avec ses légendes étranges et ses métaphores incongrues. Il n’y a qu’une seule solution, c’est de le lire.

—–

PS : Le site de la traductrice du “Dictionnaire Khazar” en langue française.

_____

*Par la suite (2002), une nouvelle version unique et « androgyne » du livre a été éditée.

8 réflexions au sujet de « Le plus étrange des dictionnaires »

  1. Le nombre de pages de votre exemplaire est correct (mais peut-être avez-vous trouvé la réponse à votre question puisque c’est un de vos anciens articles que vous reprenez sur cette page), vous détenez la version poche dans laquelle n’a pas été reproduit en effet « la liste des articles » du roman. Il s’agit juste de l’énumération des articles du dictionnaire par livre (rouge, vert et jaune) sans autres commentaires.
    Cordialement.

  2. Ping : Parution en français du roman LE DICTIONNAIRE KHAZAR de Milorad Pavic (titre original serbe: Hazarski recnik). | Maria Béjanovska

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