
Carte de Venise au XVe siècle par Erhardum Reüwich de Trajecto et Bernhard von Breydenbach
Cette fois, j’ai dû ouvrir mon coffre à adjectifs et en tirer les plus rutilants, pour arriver à qualifier les tableaux de cette exposition : Rivalités à Venise (c’est au Louvre jusqu’au 4 janvier 2010). J’ai en trouvé plein :
admirable, beau, bellissime, brillant, divin, éblouissant, éclatant, étincelant, étonnant, étourdissant, fabuleux, fantastique, fastueux, flamboyant, fulgurant, glorieux, lumineux, luxueux, magnifique, merveilleux, paradisiaque, pompeux, prestigieux, resplendissant, riche, royal, remarquable, sensationnel, somptueux, sublime, superbe, splendide, triomphal.
De quoi simplement commencer à avoir un début d’idée de la splendeur de ce qui nous est proposé. Dans la Venise des années 1540 à 1590, trois géants de la peinture, Titien, Tintoret, Véronèse, s’affrontent dans des combats picturaux. Pour les situer un peu (extraits du site de l’expo) :
Titien, Vénus au miroir (vers 1555). Washington, National Gallery of Art
Titien (Tiziano Vecellio), né vers 1490 à Pieve di Cadore, dans les Dolomites, s’est formé à Venise auprès des Bellini et de Giorgione. Il acquiert rapidement une grande renommée dès 1520 à Venise et rapidement dans toute l’Italie et en Europe.
Tintoret (Jacopo Robusti) est né à Venise vers 1518. Trente années le séparent de Titien, qui aurait été quelques temps son maître. Une forte antipathie semble s’être installée entre eux et de nombreuses commandes ou promesses de commandes apparaissent comme des tentatives pour surpasser ou bloquer l’autre.
Véronèse (Paolo Caliari) naît en 1528 à Vérone. Il s’installe à Venise dans les années 1550 et reçoit très vite de très nombreuses commandes émanant d’églises ou du Palais Ducal, faisant ainsi de l’ombre à Tintoret. Il semble qu’il soit devenu le protégé de Titien, voire son pion dans sa rivalité avec Tintoret.
Ces trois peintres vont se côtoyer pendant plus de trente ans, et après la mort de Titien en 1576, les deux autres se confronteront encore pendant une douzaine d’années. Mais s’ils sont rivaux, ils s’influencent, s’inspirent. Ils ont énormément contribué au renouvellement de leur art : utilisation de l’huile sur toile, accent mis sur la couleur de préférence au dessin, émergence du tableau de chevalet qui transforme non seulement la peinture vénitienne mais la peinture européenne toute entière.
Les Vénitiens ont un réel engouement pour les portraits d’artistes et nombreux sont les collectionneurs et artistes eux-mêmes qui passent commande pour des portraits de peintres, de sculpteurs et d’architectes. Les peintres ont majoritairement préféré être les auteurs de leur propre représentation, occasion d’une autocélébration ou d’une réflexion intime.

Véronèse, Iseppo da Porto avec son fils Adriano (vers 1551). Florence, Galerie des Offices.
J’ai retrouvé ici un portrait de Véronèse que j’avais beaucoup admiré au musée du Luxembourg en décembre 2004 (je n’ai pas une mémoire si précise mais j’ai conservé des traces de mon ancien blog, Sablier) : Iseppo da Porto avec son fils Adriano – une pose très naturelle de l’enfant qui s’accroche des deux mains au bras de son père – tous les deux en pelisse bordée de fourrures.
Des trois, c’est sans doute Véronèse que j’apprécie le plus, son usage de la couleur me semble incomparable. De plus, le personnage a des côtés fort sympathiques. Jugez plutôt : En 1573, Véronèse défie le tribunal de l’Inquisition qui lui reproche des libertés prises par rapport aux textes saints dans une Cène (on lui reproche d’avoir ajouté à l’épisode religieux quantité de personnages secondaires et anecdotiques, dont un perroquet et deux hallebardiers, l’un ivre et l’autre saignant du nez.)
Voici comment Philippe Sollers, grand Vénitien devant l’Eternel, raconte l’affaire dans son Dictionnaire amoureux de Venise : « L’Inquisition feint de s’inquiéter (à Venise, il faut vraiment insister pour qu’elle vous poursuive). Que fait ce Christ dans une telle atmosphère de luxe, de dépense, de richesse étalée ? N’y a-t-il pas là, pêle-mêle, des nains, des Noirs, des singes, des perroquets ? La Palestine connaissait-elle Palladio ? Que veut Véronèse avec ces pitreries blasphématoires ? Réponse de l’artiste : « Nous autres peintres, nous prenons les licences que prennent les poètes et les fous. » L’affaire est vite réglée : il suffit de changer de titre. Et voilà pourquoi nous admirons cette énormité voluptueuse et agitée qui s’appelle Le Repas chez Lévi. […] »

Schiavone, Jupiter et Callisto (vers 1550)
A part les trois grands peintres précités, d’autres encore sont présents dans l’exposition, et suffiraient presque à son intérêt. J’ai notamment apprécié Schiavone (Andrea Meldolla ou Andrija Medulić, dit Andrea Schiavone ou Lo Schiavone[1]) peintre et graveur italien « maniériste[2] » de l’école vénitienne et d’ailleurs influencé par Véronèse. Regardez ce petit tableau de la série montrant l’histoire de Jupiter et Callisto. Ne dirait-on pas que les personnages sont en train de danser ?
Lumières, dorures, draperies, fastes et éclats, chairs et chevelures, plaisirs sensuels, une fête pour les yeux que cette Venise.
Images
Carte de Venise au XVe siècle : source Wikipedia
Toutes les autres images : site du Louvre
[1] C’est-à-dire « le Slave », parce qu’il était originaire de Dalmatie.
[2] Le maniérisme, aussi nommé Renaissance tardive, est un mouvement artistique de la période de la Renaissance allant de 1520 (mort de Raphaël) à 1580. Il constitue une réaction face aux conventions artistiques de la Haute Renaissance, réaction amorcée par le sac de Rome de 1527 (par les troupes de Charles-Quint) qui ébranla l’idéal humaniste de la Renaissance. Le terme « maniérisme » vient de l’italien manierismo (de l’expression bella maniera), dans le sens de touche caractéristique d’un peintre en opposition avec la règle d’imitation de la nature. Le maniérisme se caractérise en outre comme un art de répertoire, où les artistes puisent chez Raphaël ou Michel-Ange des formules pour définir leur vocabulaire spécifique. C’est donc un jeu artistique de l’emprunt, mais aussi un jeu de codes et de symboles souvent troubles. Il s’adresse ainsi aux lettrés de l’époque, en multipliant les allusions et les citations, au risque de brouiller le sens des œuvres.
magnifique ce Schiavone, que je ne connaissais pas, fascinante découverte, eh oui la peinture c’est de la danse !
Oui, n’est-ce pas ? Le tableau est tout petit (peut-être 20 cm x 20) mais donne une très forte impression.