Pour l’amour de Salonique

 

couv Salonique, mon amour 16mm corr MS.inddSi je n’avais pas lu, en exergue de ce livre, la mention « fiction », j’aurais pu les croire authentiques, ces « lettres retrouvées d’Antoine d’Alençon, enseigne de vaisseau à l’armée d’Orient, à son amie Camille (mars 1916 – août 1917) ». L’une des plus grandes réussites de ce roman, puisque c’en est un, c’est en effet d’avoir reconstitué, de manière impressionnante, l’atmosphère d’une époque, avec sa langue (encore) châtiée, sa sentimentalité, son patriotisme. C’est un travail singulier que l’auteur, Robert Guyon, a ainsi accompli, appuyé sur une documentation historique sérieuse, et pourchassant attentivement le moindre anachronisme. Un autre tour de force, c’est d’être parvenu à rendre crédible un texte qui se présente comme un seul côté d’une correspondance. En effet, les lettres de Camille à Antoine ont été détruites (on apprend dans le roman dans quelles circonstances). Antoine doit donc en évoquer le contenu avec assez de précision pour que l’on puisse suivre l’enchaînement des événements auxquels il se réfère.

Je ne m’intéresse guère, à vrai dire, à la première guerre mondiale, car tout ce qui est militaire me rebute, et les états d’âme d’un jeune officier de l’armée d’Orient (mon ignorance est telle que j’ai dû consulter la Wikipedia pour savoir ce que c’était que cette armée) n’auraient pas suffi à m’attirer. Non, ce qui m’intéressait a priori dans ce livre, c’était l’évocation de Salonique. Thessaloniki, comme on dit en grec, une ville que je connais mal. Elle ne se trouve guère qu’à 500 km de distance d’Athènes, mais c’est déjà presque un autre univers. Je n’y ai passé que quelques jours, en 2006, mais Robert Guyon, lui, la connaît fort bien ; il y a vécu pendant sept ans.

Sur la "paralia" de Salonique (photo ELC)

Sur la « paralia » de Salonique (photo ELC)

A l’époque où se situe son livre, au début du XXe siècle, Salonique était une ville notoirement multiethnique ; elle comptait environ 120 000 habitants, dont 80 000 Juifs, 15000 Turcs, 15 000 Grecs, 5 000 Bulgares et 5 000 Occidentaux. (C’est encore Wikipedia qui m’apprend tout ça…) Elle était alors l’une des plus grandes villes de l’Empire ottoman et ne fut reconquise par la Grèce qu’en novembre 1912. Le roman évoque de manière précise cette cité en pleine mutation. Depuis la « petite maison de pêcheur » où habite Antoine d’Alençon, sur le rivage, il a « une vue cavalière sur tout le quai du Roi Constantin (que les Grecs appellent tout simplement Paralia, bord de mer), jusqu’à la Tour Blanche, dernier reste de remparts turcs sur la mer et sinistre prison, qu’on appelait naguère, non sans frémir, la Tour du Sang ; et plus loin encore, un quartier récent, relié au centre-ville par un tramway électrique flambant neuf, où s’égrènent devant la mer les villas prétentieuses à l’éclectisme architectural étonnant (…) »
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Au passage, un clin d’œil au film de Pabst : « Il n’est pas rare non plus que je me rende aux bureaux de la Sûreté française, car Salonique est un vrai nid d’espions, du moins le dit-on, un salmigondis de nations et d’intérêts divergents, un caravansérail où tout s’échange, se négocie, s’achète, se corrompt. » Mais il décrit tout aussi bien les rites de la fête de Pâques et la coutume de la promenade du soir sur le bord de mer, il apprécie la cuisine grecque et ne dédaigne pas le vin résiné, « trouble et sentant la térébenthine. Ne t’y trompe pas, accompagné de quelques petits poulpes au vinaigre, d’olives et de fromage de brebis, la feta parfumée à l’origan, c’est délicieux. » (J’ajouterai que l’on reconnaît l’ancien habitant de la Grèce en celui qui parle de partager avec ses amis « un kilo », et non un litre, de vin nouveau ; car c’est ainsi qu’on le dit là-bas…)

Le personnage principal, ce jeune officier donc, est à la fois acteur et observateur, il noue des liens avec la « bonne société locale » (il faut tout de même tenir son rang ; ses amis ne sont pas des pêcheurs et des cireurs de chaussures). Mais pour être honnête, il faut lui reconnaître une ouverture d’esprit. Il souligne par exemple : « Moi, je me sens comme un poisson dans l’eau avec toute cette macédoine de langues parlées en même temps, l’espagnol, le djido des Juifs émigrés d’Espagne au XVIe siècle, l’italien des familles, le grec qui s’impose peu à peu dans la rue et le turc. »
J’avoue avoir été relativement peu sensible à l’histoire d’amour entre Antoine et Camille, qui est pourtant le ressort essentiel de leur correspondance. C’est peut-être parce que le personnage de Camille est un peu évanescent, du fait que nous n’avons pas ses lettres à elle et que nous la voyons uniquement par les yeux d’Antoine. Mais finalement peu importe, car l’intérêt majeur du livre, à mon sens, n’est pas là, il est plutôt dans la recréation totale d’une époque et d’un lieu qui, grâce à des détails concrets, s’avère fortement évocatrice.

Biographie de l’auteur (selon le site de l’éditeur, la Société des Écrivains)
Robert Guyon, poète, voyageur, ancien élève de l’ENS de Saint-Cloud, professeur agrégé de Lettres et formateur, a passé la plus grande partie de sa carrière à l’étranger, dont Salonique pendant sept ans. Son enfance s’est déroulée en Égypte puis en Provence avant Paris puis le Chili par cargo, prélude à bien d’autres voyages en mer. Ses recherches ont porté principalement sur la littérature, la psychanalyse et l’histoire de la Marine Marchande. À la retraite, il vit aujourd’hui à Villeurbanne, son dernier port d’attache.

PS : Le nom de Thessalonique

Thessalonique fut fondée par le roi Cassandre de Macédoine en 315 avant JC, et baptisée ainsi en l’honneur de sa femme à qui il offrit la ville. Le nom de Thessalonique, fille de Philippe II de Macédoine et demi-sœur d’Alexandre le Grand, provient de la contraction des mots Θεσσαλών (Thessaliens) et νίκη (victoire), voulant signifier la victoire sur les habitants de Thessalie.

Le nom de Salonique par lequel on la désigne souvent en français – comme si celui de « Thessalonique » était trop long – provient sans doute du nom de Selânik qu’elle portait sous la domination turque. (Il est vrai que les noms ou patronymes grecs sont souvent bien longs pour des oreilles françaises, comme celui du poète grec d’expression française Ioannis Papadiamantopoulos, qui s’est fait appeler, en France, Jean Moréas).

Étaient originaires de Thessalonique les saints orthodoxes Cyrille et Méthode, qui furent les évangélisateurs de la Russie ; et bien des siècles plus tard, Mustafa Kemal Atatürk, fondateur et le premier président de la République turque. Mais le grand homme là-bas, c’est bien sûr Alexandre le Grand, « Megalexandros » comme on dit en grec où le nom est contracté comme dans « Charlemagne ».

2 réflexions au sujet de « Pour l’amour de Salonique »

  1. J’aime retrouver ici ton amour de la Grèce…
    Je reviendrai lire plus attentivement ce billet.
    Megalexandros ! le garçon, le jeune homme dont Héphaistion était amoureux et ami fidèle 😮 )

    Papadiamantopoulos est un nom que je me répète souvent dans la tête, sans raison précise !?!?

    Sans rapport avec ce billet, je n’oubliais pas cette date du 28 mars, mais j’oubliais qu’elle arrivait si vite ! Joyeux anniversaire, Elizabeth ! Tous mes voeux de bonheur et de réussite

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