Voici venu le temps des liens qui délient.
Juliette Mézenc
Une semaine après le début de ce fameux Rendez-Vous des Lettres à la BNF, que m’en est-il resté ? Difficile synthèse. Disons qu’essentiellement, c’est l’impression qu’on se trouve à une période un peu floue de transition, de mutation en cours. L’édition numérique est encore balbutiante en France (0,5 % du marché du livre en 2011, c’est dire…) Cela ne signifie pas pour autant que les livres numériques existants ne sont pas aboutis ; simplement, qu’une fois que l’édition numérique aura pris toute l’ampleur dont le potentiel existe, ces premiers livres en seront les incunables, aussi rares, aussi précieux.
Les trois journées (deux en fait pour moi, n’ayant pas assisté à la troisième) m’ont permis tout de même de me faire une idée plus précise de ce dont on parle quand on dit « culture numérique ». Entendons-nous : je ne suis pas (enfin, pas encore…) auteur de livres numériques, ni même lectrice (quoique actuellement assez tentée par l’hypothèse d’acquisition d’une liseuse)… Je suis très attachée au livre papier, je l’aime en tant qu’objet, je serais très triste s’il devait totalement disparaître – ce à quoi je ne crois évidemment pas. L’informatique est entrée dans mon existence après toute une vie, déjà, d’écriture à la main et à la machine (pas toujours électrique). J’ai à peu près le même âge qu’Antoine Compagnon, et en l’écoutant au début de ces Journées, j’étais d’un côté agacée par son attitude de mandarin des lettres (et d’ailleurs, à quoi bon trente ans de recherche sur Proust si l’on doit ensuite prôner la plongée dans le texte brut ?), de l’autre touchée par certaines de ses réticences – par exemple sur la disparition éventuelle de la notion de texte linéaire…
En fait, je retiendrai surtout deux éléments qui m’ont frappée. Le premier, d’ordre théorique, était l’intervention d’Yves Citton, montrant que les humanités, aujourd’hui dévalorisées, cultivent une compétence incontournable, celle de l’interprétation – qu’il importe de préserver. Les machines n’ont que la capacité de reconnaître et mettre en corrélation des éléments déjà identifiés ; l’interprétation humaine, recourant au tâtonnement, à l’intuition, au non quantifiable, permet de découvrir de nouvelles grilles de lecture. La surabondance de l’information a conduit à une nouvelle forme de rareté : celle du temps d’attention, et plus encore de la qualité d’attention accordée. Citton appelle ainsi à la mise en œuvre d’une véritable écologie de l’attention, où la préservation de « vacuoles » d’isolation et de silence (au sens où l’a dit Gilles Deleuze) contribue à la construction des subjectivations. Il attire notre attention sur la responsabilité individuelle et collective dans la constitution d’ « objets d’attention » propres à nous libérer ou à nous aliéner…
« On fait parfois comme si les gens ne pouvaient pas s’exprimer. Mais en fait, ils n’arrêtent pas de s’exprimer. […] Nous sommes transpercés de paroles inutiles, de quantités démentes de paroles et d’images. La bêtise n’est jamais muette ni aveugle. Si bien que le problème n’est plus de faire que les gens s’expriment, mais de leur ménager des vacuoles de solitude et de silence à partir desquelles ils auraient enfin quelque chose à dire. Les forces de répression n’empêchent pas les gens de s’exprimer, elles les forcent au contraire à s’exprimer. » (Gilles Deleuze, « Les intercesseurs », Pourparlers, Paris, éd. de Minuit, 1990)
Le second élément, concret celui-là, c’était bien évidemment la série des Pecha Kucha du mardi après-midi (voir ma note du 22 novembre). Une dizaine d’auteurs de livres numériques, dont une bonne partie faisant partie de la « constellation » de l’éditeur publie.net, ont procédé à cet exercice de haute voltige. Brèves présentations (à raison de 20 images exposées durant 20 secondes chacune, cela fait 6 minutes 40 par personne) mais immersion totale, chaque fois, dans l’univers d’un créateur, dont la parole se fait réellement entendre. Dans ces objets, d’ailleurs, l’image et le texte sont intimement liés et ne sauraient exister l’un sans l’autre ; leur conjugaison indissociable aboutit à une autre forme d’expression artistique, encore en voie d’élaboration.