L’innocence perdue des objets

 

 

L’écrivain turc Orhan Pamuk (prix Nobel de littérature en 2006) vient d’achever ce printemps un projet qui lui tenait à cœur depuis longtemps : ce Musée de l’innocence, qui porte le même titre que son dernier roman.

 

C’est ce projet original que Pamuk a exposé samedi 27 octobre lors de sa conférence à l’auditorium du Louvre. Questionné par Sophie Basch (cette historienne, spécialiste de la littérature française autour de la Méditerranée orientale, a notamment consacré plusieurs livres à la Grèce et au philhellénisme), il a raconté en toute simplicité comment le projet s’est développé, à partir de l’achat en 1998 d’un bâtiment plus ou moins en ruine à Istanbul, sa ville natale, dans le quartier de Cukurcuma. L’immeuble avait été construit en 1897, trois ans après un grand séisme.

Le bâtiment du musée aujourd’hui (DR)

 

Orhan Pamuk avait d’autre part l’idée d’écrire « un roman qui serait un catalogue annoté – un catalogue pouvant se lire comme un roman ». Ce livre, bien qu’associé au musée, peut naturellement se lire à part et Pamuk le qualifie de « blague borgésienne ». Un roman d’amour dans la petite bourgeoisie d’Istanbul, une « histoire très simple » (je me méfie un peu quand quelqu’un comme Pamuk dit que c’est très simple…) : Kémal, un jeune homme d’Istanbul, tombe amoureux d’une lointaine cousine, Füsun. Il se marie avec une autre mais il espère quand même la conquérir. La voyant lui échapper, il collectionne tous les objets qui se rapportent à elle de loin ou de près et le font se souvenir d’elle… « J’avais l’histoire et je cherchais où la placer ». Orhan Pamuk insiste sur le fait que le musée et le roman racontent la même histoire, ce n’est pas que le musée soit l’illustration du livre. Il a pour objectif de redonner la sensation des émotions éprouvées à la lecture du roman…

La vitrine n° 28… (DR)

 

A la semblance de son personnage, Pamuk a donc recueilli une foule d’objets de la vie quotidienne des années 50-60 à Istanbul, qui avaient généralement été jetés ou détruits alors et auxquels les collectionneurs de la génération suivante ont commencé à s’intéresser à la fin du 20e siècle. Il en a retrouvé dans sa famille, chez des amis et a écumé les marchés aux puces. Le résultat, c’est ce Musée de l’innocence qui a ouvert ses portes en avril 2012. Le roman comptait 83 chapitres, le musée dispose de 83 vitrines où les objets sont disposés selon les indications de l’écrivain. Se souvenant que son rêve de jeunesse était de devenir peintre, il a d’abord fait beaucoup de dessins pour définir ces dispositions. Dans certains cas, il a fait placer au fond de la vitrine des gravures d’Antoine Ignace Melling, ce peintre du début du 19e siècle qu’il apprécie beaucoup et dont il parle dans son livre Istanbul. Estimant que ses œuvres lui donnent « l’exacte idée de ce qu’était l’impeccable Istanbul ottoman dans le passé » et lui font aimer « le sentiment de perte qui est constitutif de la beauté des dessins de Melling ».

Istanbul vu par Melling (DR)

 

Mais pourquoi ce titre, le Musée de l’innocence ? Interrogé à ce sujet, Pamuk explique que la stratégie présidant aux choix de ses titres vise à ajouter une question de plus au roman. Que les objets retrouvent une innocence intemporelle quand ils se dépouillent de leur histoire pour revenir à eux-mêmes. Car ce sont nous, les êtres humains, qui les connectons en leur prêtant une signification. « Ils sont innocents sans cette histoire que nous construisons à leur sujet. »

 

Le Musée de l’innocence, ajoute-t-il, a aussi beaucoup à dire sur la question du temps. Il se réfère à Aristote et à un temps fait de moments comme les objets sont faits d’atomes. Ainsi les objets du musée dont chacun correspond à un moment du roman. Si l’on pouvait les voir tous en même temps, l’idée du temps disparaîtrait. Avec le musée, « le temps est converti en espace. »

 

—— Gallimard, éditeur du Musée de l’innocence, vient de publier également le catalogue du (vrai) musée et le roman est sorti en septembre dernier en collection de poche Folio. Il publie aussi Le romancier naïf et le romancier sentimental, où Orhan Pamuk développe sa vision de la littérature grâce à six conférences données en 2010 dans le cadre des « Charles Eliot Norton Lectures » à l’université américaine de Harvard.

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