Il se passe quelquefois souvent des choses intéressantes au musée du Louvre. Ainsi, j’ai assisté hier soir une des soirées consacrées au cinéaste iranien Abbas Kiarostami, comprenant la présentation des poèmes de Kiarostami par Jean-Claude Carrière, qui a participé à leur traduction (avec son épouse iranienne Nahal Tajadod), suivie de la projection du film Five (5 Long Takes Dedicated to Yasujiro Ozu, 2004) d’Abbas Kiarostami.
Cinéaste, photographe, Abbas Kiarostami est aussi un poète. Il a publié plusieurs recueils, dont deux ont été traduits en français, Avec le vent (POL, 2002), édité et Un loup aux aguets, (La Table Ronde, 2008). Abbas Kiarostami fait également souvent référence à la poésie persane classique dans ses films, citant certains vers dans Où est la maison de mon ami ? et Le vent nous emportera, ou filmant la représentation filmée d’une adaptation théâtrale d’un poème d’amour persan du XIIe siècle dans Shirin.
Pour cette partie de la soirée, je suis un peu restée sur ma faim. Jean-Claude Carrière a fait une brève présentation de la poésie persane ancienne, parlant de Saadi, Hâfez, Rûmi et Omar Khayyam, puis il a conversé avec Kiarostami (par l’entremise d’une traductrice) sur sa pratique de la poésie. Les propos de Kiarostami correspondaient assez bien à cet extrait provenant du livre de Jean-Luc Nancy, L’Évidence du film (éd. Yves Gevaert, 2001) :
« Pourquoi la lecture d’un poème excite notre imagination et nous invite à participer à son achèvement. Les poèmes sont sans doute créés pour atteindre une unité malgré leur inachèvement. Quand mon imagination s’y mêle, ce poème devient le mien. Le poème ne raconte jamais une histoire, il donne une série d’images. Si j’ai une représentation de ces images dans ma mémoire, si j’en possède les codes, je peux accéder à son mystère.
L’incompréhension fait partie de l’essence de la poésie. »
Mais très peu de ces poèmes, qui sont pourtant très brefs, ont été lus… En voici quelques exemples :
« Un amas
de vieux pneus
un chien malingre
surveille
sans salaire »
« Des ouvriers de la mine
aucun n’a vu tomber
la première neige de l’hiver »
« La luciole
éclaire sans regret
dans une nuit sans lune »
* * *
Quant à la projection, ce fut une curieuse expérience. Comme son nom l’indique, le film comprend cinq parties, cinq plans-séquences tournés en caméra numérique et dédiés au cinéaste japonais Yasujiro Ozu.
Quatre de ces plans-séquences se placent sur le bord de mer, à cet endroit particulier où les vagues viennent se briser sur le sable, le cinquième ayant pour site la vue (si l’on peut dire) nocturne d’un étang. Tous sont sans dialogues, avec de très brèves interventions musicales qui font la transition de l’un à l’autre.
1. La mer. Les vagues vont et viennent. Leur bruit rythme la séquence Un morceau de bois sur la grève est pris, repris, ballotté, rejeté par les vagues. Il se casse soudain en deux morceaux dont l’une (la plus petite) reste sur le sable humide, l’autre est emportée par l’eau. Le cadre s’ajuste imperceptiblement afin de maintenir les deux objets mobiles dans le champ. Les quatre autres parties du film sont tournées en plan fixe.
2. La mer. Une promenade de bord de mer est séparée de la plage par une balustrade de fer peinte en blanc. Des passants, en général vêtus pour l’hiver, portant parfois un parapluie, traversent le champ à vitesse variable dans les deux sens. Quatre vieillards se rencontrent et discutent un moment. A deux reprises quelqu’un prend le chemin en plan incliné qui descend vers la plage pour y promener son chien.
3. La mer. On aperçoit des formes indistinctes au loin sur la plage, à la lisière de l’eau. On reconnaît un groupe de chiens assis ou allongés tout au bord de l’eau, tantôt changeant de place, tantôt immobiles. Le déferlement des vagues se propage de gauche à droite comme dans un « effet domino ». Au bout d’un moment, j’ai eu quasiment des hallucinations. Je voyais à la place des chiens des corbeaux, puis des moines, puis des phoques. Ensuite des chiens à nouveau. A la fin de la séquence, la mer se confond avec le ciel en un bleu-rose très pâle, devenant pratiquement blanc. Les chiens ne bougent plus. On ne voit plus qu’un signe bleuâtre – l’ourlet de la vague – qui court sur l’écran comme un moniteur cardiaque.
4. La mer, à la lisière de l’eau, vue de très près. Une procession de canards traverse le champ en file indienne, de gauche à droite, se dandinant à des rythmes divers. On entend le bruit humide de leurs pattes. Certains courent et doublent les autres. L’un d’eux s’arrête et, un instant, regarde la mer. Alors tout le troupeau traverse le champ en sens inverse, en rangs serrés, à toute vitesse. Très drôle.
5. Un étang, la nuit. Obscurité. Aboiements, chants de grillons, coassements de grenouilles. Reflet de la lune dans l’eau frémissante, qui se convulse, se fragmente, se brouille, au gré du mouvement des nuages. Coups de tonnerre au loin, puis plus près, éclairs (grâce auxquels on aperçoit la surface de l’eau comme une tôle ondulée), il pleut. Puis ça se calme et la lune revient. Lentement, annoncé par le chant des coqs suivi de pépiements d’oiseaux, le jour se lève sur les eaux. Cette séquence m’a semblé la plus longue de toutes.
Les cinq premières minutes m’ont paru interminables et j’ai sérieusement pensé à m’en aller. Puis je me suis prise au jeu. J’ai pris quelques notes dans le noir (pas faciles à déchiffrer) et j’ai fini par trouver un certain charme à ces visions statiques redonnant à la perception un autre mode de fonctionnement.