J’ai respiré l’haleine de la forêt
et suivi l’arc de la lune.
Sylvain Tesson,
Dans les forêts de Sibérie
Gallimard, 2011
Le projet, d’abord. Il y rêvait depuis sept ans, depuis son premier séjour, en 2003, au bord du lac Baïkal. Il avait tenté une première expérience limitée en 2008 : trois jours dans la cabane d’un garde-chasse. Il s’y est lancé pour de bon deux ans plus tard. De février à juillet 2010, Sylvain Tesson passe six mois dans une isba en bois, un ancien abri de géologues, au nord de la réserve Baïkal-Lena, à 120 km du plus prochain village. Mais quel est son objectif ? Il s’en explique. La vie solitaire dans les bois, cette existence d’ermite, d’anachorète, est-ce pour lui une fuite ? un jeu ? une quête ? Finalement, déclare-t-il, le terme qui convient le mieux sera « expérience », car « la cabane est un laboratoire. Une paillasse où précipiter ses désirs de liberté, de silence et de solitude. Un champ expérimental où s’inventer une vie ralentie. » Une expérience, c’est aussi quelque chose qui est circonscrit dans le temps, et qu’on décrit quand elle est terminée : mais sur cela je reviendrai.
Voilà donc notre auteur qui s’installe dans son ermitage. Ermite peut-être, mais pas ascète : « J’y ai emporté des livres, des cigares et de la vodka. Le reste – l’espace, le silence et la solitude – était déjà là. » La vodka sera bien présente dans le récit de Sylvain Tesson, et ce n’est pas pour faire couleur locale. Il ne s’est pas embarqué sans biscuits. Il nous donne plaisamment la liste du « Matériel nécessaire à six mois de vie dans les bois » et, en parallèle, une « Liste de lectures idéales composée à Paris avec grand soin en prévision d’un séjour de six mois dans la forêt sibérienne » : une soixantaine d’ouvrages, classiques et modernes, un mélange joyeusement international. « J’ai une petite collection de livres sur la vie dans les bois : Grey Owl pour la radicalité, Daniel Defoe pour le mythe, Aldo Leopold pour la morale, Thoreau pour la philosophie mais son prêchi-prêcha de parpaillot comptable me lasse un peu. » On verra par la suite qu’il a déjà lu d’autres auteurs que je qualifierai de « forestiers », comme Élisée Reclus et Jünger dont le Traité du Rebelle a pour sous-titre Le Recours aux Forêts et constitue en quelque sorte un manuel de désobéissance civile. En somme, dit Tesson, « des livres de dandy et une vie de moujik ».
Vie de moujik, car on ne peut pas passer toute la journée à lire. Les conditions matérielles sont rudimentaires, le confort spartiate et il faut affronter le froid, couper du bois, pêcher dans le lac pour améliorer l’ordinaire de pâtes assaisonnées au Tabasco.
Le récit de Sylvain Tesson est écrit au présent, avec vivacité, alacrité, en phrases courtes, percutantes. Il ne manque pas d’humour – denrée indispensable quand on vit seul – et il a le goût de la formule. Il nous livre d’ailleurs quelques aphorismes bien tournés : « Le luxe de l’ermite, c’est la beauté », « la solitude est une patrie peuplée du souvenir des autres » ou encore « l’homme libre possède le temps. L’homme qui maîtrise l’espace est simplement puissant. » Mais il a soin de ne pas en abuser et cherche plutôt à noter, en temps réel puisque le livre se présente comme un journal, les réflexions que lui inspirent son séjour : en amont, les raisons qui l’ont amené là (et comme Tesson, visiblement, aime les listes, voici aussi celle des « Raisons pour lesquelles je me suis isolé dans une cabane ». L’attention portée à la vie quotidienne », à chaque détail, à chaque instant, alimente ce « journal d’ermitage » et, en retour, « tenir un journal féconde l’existence ». Attention et contemplation qu’il va bien sûr rapprocher de celles des mystiques contemplatifs, des philosophes et poètes chinois : « Ah, le génie chinois ! Avoir inventé le principe du ‘non-agir’ pour justifier de rester toute la journée à se dorer au soleil du Yunnan sur le seuil d’une cabane… »
La forêt sibérienne n’est pas un simple cadre à cette aventure, elle en est un personnage à part entière. D’ailleurs Tesson l’évoque de manière assez exaltée, avec ce que dans mon for intérieur j’ai appelé « lyrisme sibérien ». Des exemples ? « Le froid a lâché ses cheveux dans le vent »… « La glace craque. Des plaques compressées par les mouvements du manteau explosent. Des lignes de faille zèbrent la plaine mercurielle, crachant des chaos de cristal. Un sang bleu coule d’une blessure de verre ». « Les marbrures de la glace, la banquise explosée, l’armée des pins sous le fardeau de la neige et les draperies de granit noir composent sur la toile du ciel un tableau de souffrance. A côté Friedrich ressemble à de l’art haïtien. »
Sans surprise, il parle beaucoup de la solitude, qu’il voit agir comme une « caisse de résonance » qui amplifie les impressions, convoque des souvenirs, génère même les pensées puisque l’on ne peut avoir de conversation qu’avec soi-même. Elle a aussi ses limites : « Rien ne vaut la solitude. Pour être parfaitement heureux, il me manque quelqu’un à qui l’expliquer. » Mais justement, est-il vraiment si souvent seul dans sa cabane ? Je m’attendais tant à un récit d’isolation complète, six mois sans voir âme qui vive, que je m’étonne du nombre de visites reçues et effectuées : le garde-chasse Volodia, le météorologue Youra, les pêcheurs Sacha et Youri, le garde forestier Sergueï… (et je ne parle même pas des chiens). Quand ils ne viennent pas à la cabane, c’est le Sylvain qui chausse ses raquettes et se rend dans leurs divers établissements. Et bien sûr, la vodka coule à flots lors de ces rencontres – loin de moi l’ombre d’une critique sur ce point ; je veux simplement dire par là que la vie de cet ermite n’est pas aussi austère qu’on l’imaginerait depuis nos villes lointaines. Il n’y a pas que des bonheurs, certes. La petite amie de l’auteur, restée en France, ne supporte plus son absence et le quitte ; il apprend cette nouvelle par un SMS de cinq lignes…
Les six mois se sont écoulés, le printemps est revenu, puis le bref été sibérien, et il est temps de partir. Tesson écrit une belle page de bilan de l’expérience : « Je suis venu ici sans savoir si j’aurais la force de rester, je repars en sachant que je reviendrai… » Mais l’expérience n’est-elle pas différente du fait que, d’emblée, on la sait – l’auteur comme le lecteur – limitée dans le temps ? Si comme l’affirme Sylvain Tesson, « rien ne [lui] manque de [sa] vie d’avant », pourquoi ne pas rester, à jamais, sur les bords du lac Baïkal ?
En écho avec ce que vous avez écrit là, ceci :
« Je referme aujourd’hui le journal que Sylvain Tesson a rédigé pendant son bref séjour en Sibérie, dans des conditions difficiles mais en connaissance de cause. On sait donc dès les premières pages qu’il en reviendra vivant et les mains pleines, avec un livre, mais un livre qui annonce à chaque pas que le printemps est un leurre. Longue litanie sur l’hiver qui piétine, aux variations infimes que traque l’expression heureuse. Ici et là quelques pépites, des bris, des aphorismes, des souvenirs qui font apparaître nos vanités. Que reste-t-il à la fin ? Des bouteilles de vodka vides, l’amie chère qui s’en va, deux chiens qu’on abandonne. Mais aussi, toujours ou presque, cette volonté de continuer, indéfectible et fragile qui nous attend au saut du lit, des ombres et des taches de lumière, le sentiment tenace que tout est joué bien avant qu’on ne s’en rende compte, l’assurance que certains journaux de bord sont écrits avant même que le jour ne se lève. Comment se relève-t-on d’un telle expérience née d’un engagement qui aura été une prison ? Je voudrais lire le journal du retour. »
http://www.lesmarges.net/files/b6f1e9495a05f133d2daf0988f6b1d27-1778.html
On ne saurait mieux dire ! Moi aussi, mon impression finale c’est ça : « je voudrais lire le journal du retour »…