Laisser venir les choses
au lieu de les créer
Gerhard Richter
La première fois que j’ai vu un tableau de Gerhard Richter, c’était à l’été 2010, dans l’expo « Mort, que me veux-tu ? » de la Fondation Bergé – Yves Saint-Laurent sur le thème des Vanités : ce « Crâne », une toile d’une beauté brutale. J’avoue que jusque-là je ne connaissais pas du tout Richter. Mais sur la foi de ce seul tableau qui m’avait laissé une impression durable, je suis allée voir l’exposition du Centre Pompidou, intitulée « Panorama ».
Présentation du musée
Cette rétrospective célèbre le 80e anniversaire de Gerhard Richter, aujourd’hui reconnu comme l’une des figures majeures de la peinture contemporaine. Un peintre classique dans sa pratique du métier et sa vision de la peinture, et qui ne la défend jamais mieux que dans ses œuvres, ainsi que dans ses écrits et les rares interviews qu’il accepte de donner. « Je n’ai rien à dire et je le dis » est une phrase de John Cage que Richter a faite sienne.
S’il défend la peinture envers et contre tout – en particulier au-delà de l’image photographique – il le fait avec des médiums plus hétérogènes qu’il n’y paraît. Après les « photos-peintures », réalisées d’après des photographies au début des années 1960, Richter met en place un type d’abstraction à partir du début des années 1970 où coexistent des grilles colorées, une abstraction gestuelle, des monochromes. Dans les années 1980, il réinterprète de manière à la fois érudite et inédite les genres de l’histoire de l’art : portrait, peinture d’histoire, paysage ; tout en explorant un nouveau type de tableaux abstraits aux couleurs acides, où les formes gestuelles et géométriques s’entremêlent. Quelques grandes commandes publiques offrent également à l’artiste d’aborder le format monumental, voire architectural ; enfin, depuis les années 2000, il réalise de grandes sculptures en verre qui sont des réponses au Grand Verre de Duchamp. Depuis 50 ans, Richter étonne non seulement par sa faculté à se réinventer, mais encore par sa capacité à transformer, à chacun des tournants de son travail, l’histoire de la peinture.
« Panorama », sa rétrospective au Centre Pompidou, est le titre de la troisième et dernière étape d’un projet itinérant qui a commencé à la Tate Modern de Londres et s’est poursuivi à la Neue National Galerie de Berlin. C’est aussi le titre du catalogue dont la construction, comme celle de l’exposition, résulte d’un travail collectif : les trois commissaires de Londres, Berlin, Paris, ont élaboré une liste d’œuvres communes, puis chacun a défini en complicité avec l’artiste une adaptation spécifique, à la lumière des lieux et des publics. Des œuvres ont été supprimées et ajoutées dans une scénographie et un accrochage différents à chacune des étapes. Chaque « Panorama » est unique.
L’œuvre de Richter est multiforme, comme on le voit, et certains aspects peuvent attirer ou déplaire aux uns ou aux autres. Restée assez indifférente aux œuvres de la première salle, qui est consacrée aux « photos-peintures » (à part le Tigre, mais c’est parce que j’aime les tigres), j’ai été enchantée par le grand, très grand triptyque « Nuage » qui vient ensuite : trois toiles de format 3 m x 2m (presque celui des affiches de métro !) Il m’a semblé que ces nuages avaient à la fois un aspect réaliste et une qualité de contemplation rêveuse qui nous aspire, renforcée par le fait que, dans chacune de ces trois compositions, le nuage est centré au milieu du tableau.
Viennent ensuite plusieurs séries d’œuvres abstraites peintes dans les années 70, 80 et 90 et prouvant que, si Richter affirme préférer à toute couleur le gris, il ne les en manie pas moins de manière magistrale. Il faut voir par exemple le très beau « Juin » (1983) dont les jaunes, rouges et verts acides éclatent en mouvements et angles vifs.
Parmi les genres de la peinture classique revisités par Richter, le paysage trouve une place de plus en plus importante dans son travail. Toujours peintes à partir de photographies prises au gré de ses voyages ou dans son environnement proche, ces toiles laissent la place à la nature, au ciel, sans aucune présence humaine. Pour la série des « Sketch » (1991) rassemblée à l’occasion de cette version de Panorama, l’atmosphère parfois brumeuse, diaphane, opaque, obtenue grâce à diverses techniques d’estompage, accentue leur dimension mélancolique et intemporelle.
Il en est ainsi, par exemple, de ce paisible bocage de Chinon (1987). On aura compris, par ces choix, que je suis moins sensible aux aspects de l’œuvre montrant Richter comme témoin de son siècle, comme la série intitulée « Le 18 octobre 1977 » consacrée à la mort en prison des leaders du groupe révolutionnaire Baader-Meinhof.
Dans ses travaux les plus récents, Richter s’interroge sur la façon dont la crédibilité de l’art peut être préservée face aux développements de l’image numérique. Mais il reste fortement attaché à la peinture : « Beaucoup de gens estiment que d’autres techniques sont plus séduisantes : mettez un écran dans un musée, et plus personne ne regarde les tableaux, déclare-t-il. Mais ma profession, c’est la peinture. C’est ce qui m’a toujours le plus intéressé. (…) De toute façon, je ne sais rien faire d’autre. Je reste cependant persuadé que la peinture fait partie des aptitudes humaines les plus fondamentales, comme la danse ou le chant, qui ont un sens, qui demeurent en nous, comme quelque chose d’humain. »
— Je recommande vivement la visite du site officiel du peintre, où l’on trouvera un très grand nombre d’œuvres classées par thèmes (et par chronologie à l’intérieur de chaque thème) et dont proviennent celles reproduites ici.