Je n’avais encore lu aucun livre de Maylis de Kerangal mais, dès les premières lignes de Naissance d’un pont, j’ai été accrochée. C’était différent, violent et fort, installant d’emblée son monde particulier. Il n’est pas si fréquent, que je sache, que le roman français contemporain se coltine un sujet donnant directement accès au monde industriel. (Il y a sans doute des exceptions…) « Ce livre, dit l’éditeur (Verticales) part d’une ambition à la fois simple et folle : raconter la construction d’un pont suspendu, quelque part dans une Californie imaginaire, à partir des destins croisés d’une dizaine d’hommes et femmes, tous employés du gigantesque chantier. Un roman-fleuve, à l’américaine, qui brasse des sensations et des rêves, des paysages et des machines, des plans de carrière et des classes sociales, des corps de métiers et des corps tout court. » Oui.
En survolant à la vitesse grand V la 4e de couverture, j’avais zappé le mot « Californie », et avant de rencontrer des éléments qui appuient cette hypothèse, j’avais spontanément situé l’histoire en Amérique du Sud – sans doute à cause de la forêt et de la présence des Indiens – ce qui aurait été plausible aussi, après tout.
Naissance d’un pont, c’est la mondialisation à l’œuvre. Les travailleurs viennent de partout : « Il y a Mo Yun, ex-mineur chinois de 17 ans, Katherine Thoreau, mère de famille white trash qui a dû jouer des coudes pour obtenir un job sur le chantier, Soren Cry, un bad boy du Sud hyper tatoué, Sanche Cameron, le grutier, Summer Diamantis, la responsable de production de béton, Shakira Ourga, l’intendante russe, Nan Fisher et Buddy Loo, le Noir et l’Indien chercheurs d’or, ainsi qu’une multitude d’autres, “flux sonore, épais où se mélangent rôtisseurs de poulets, dentistes, psychologues, coiffeurs, pizzaiolos, prêteurs sur gages, prostituées, écrivains publics, vendeurs de tee-shirts au poids, etc.” (extrait de l’article des Inrocks). Chacun se bat pour trouver et garder sa place dans l’immense machinerie. Il y a des accidents, des agressions, des problèmes de délais, des conflits d’intérêts et de personnes, des imprévus, des retournements. C’est rapide, brutal, percutant. Et noir, très noir. Magistralement écrit, avec des notations très courtes qui alternent avec de longues phrases d’un lyrisme glauque. Presque toujours au présent. On pardonnera (moi surtout) à Maylis de Kerangal de jouer avec les noms propres : le chef de chantier s’appelle Georges Diderot, l’ouvrière Katherine Thoreau et l’architecte (brésilien) Ralph Waldo (comme Emerson)… Tout cela est emporté par le flux du livre comme par un fleuve en crue.
Au point de vue de la forme narrative, c’est aussi un roman qui respecte la règle des trois unités : unité d’action (le « projet » au sens industriel du terme, c’est-à-dire sa réalisation), unité de lieu (le chantier), unité de temps (certes pas un seul jour comme dans le théâtre classique, mais le temps nécessaire au projet, du début à la fin). Ce qui confère au livre une cohérence exceptionnelle.
— Trois articles : sur Rue 89, dans Télérama, dans Les Inrocks
En septembre 2010, François Chaslin recevait Maylis de Kerangal dans son émission sur l’architecture. http://www.franceculture.fr/emission-les-jeudis-de-l-architecture-construire-un-pont-evocations-litteraires-2010-09-30.html.
François Chaslin commence son émission (qui pourrait paraître technique … mais non!) en lisant un texte « littéraire » sur les portes, un toit , une rue, une ambiance. Une ambiance dans cette émission. Des points de vue… Je suis fan de François Chaslin qui m’ouvre des perspectives !
« Métropolitains » le dimanche en ce moment ! (Je po-de-cast !)
Revenons à votre billet : merci de cette analyse.
Ellise