« Jamais je n’ai senti, si avant,
à la fois mon détachement de moi-même
et ma présence au monde. »
Albert Camus
Un professeur pas comme les autres réussit à capter l’intérêt d’une classe pas motivée… c’est sûr, on a déjà vu ce sujet de film, avec des variantes, Michelle Pfeiffer dans Esprits rebelles ou Robin Williams dans Le Cercle des poètes disparus. Alors, en quoi Detachment, le film de Tony Kaye, est-il différent ?
C’est que Detachment, lui aussi, dénonce l’échec d’un système éducatif confronté à la violence, physique et verbale, mais il va aussi plus loin, et cela à travers la personnalité de Henry Barthes (le merveilleux Adrian Brody), professeur d’anglais remplaçant, qui vient passer un mois dans cette école d’une banlieue de New York. Sans doute parce que lui-même a été marqué par une enfance traumatisante (père disparu très tôt du paysage, mère suicidée quand il avait sept ans), Henry ne cherche pas à éluder le malaise existentiel qu’il partage avec ses élèves. Au contraire, il en analyse les racines sociales (voir la séquence époustouflante à partir des mots « assimilation » et « ubiquitous ») et s’évertue à leur démontrer que les livres peuvent devenir des outils pour reconquérir leur liberté de pensée.
Autour de lui, dans la sphère scolaire, tout le monde craque ; la proviseure à laquelle on a annoncé son prochain renvoi pour cause de taux de succès insuffisant de son cheptel (oh, les beautés du système éducatif américain !), la conseillère pédagogique qui en a assez de se décarcasser pour des élèves qui n’en ont strictement rien à faire, un autre enseignant qui se désespère d’être apparemment invisible à tous, que ce soit des élèves ou des membres de sa famille. Il n’y a que le vieux professeur Seaboldt (James Caan) qui s’en sort avec l’aide d’un humour robuste, mais aussi de quelques petites pilules.
Henry est seul dans la vie et la tentative de relation qu’il amorce avec une de ses collègues tourne vite à l’aigre. Son grand-père, qui l’a élevé, se meurt dans un hôpital où le personnel, lui aussi, est démotivé… Presque contre son gré, Henry a recueilli chez lui Erica, une jeune fille SDF qui se prostitue (Sami Gayle, qui a quelque chose de Jean Seberg), mais c’est par humanité, parce qu’il ne supporte pas le gâchis qu’elle fait de sa vie ; elle n’est pas la solution pour lui. Bien noir, tout cela… Très belle scène finale où Henry voit l’école abandonnée et envahie de feuilles échappées des livres et cahiers.
« Le tout filmé avec un mouvement étrangement instable et des compositions très picturales qui exacerbent les tensions, les angoisses et toutes ces failles que chacun s’efforce de dissimuler », écrit Isabelle Curtet-Poulner dans Marianne. « Tony Kaye interroge un monde au bord de la disparition, qu’il compare à la Chute de la maison Usher, de Poe. Un monde dont la fin a commencé « par un murmure, puis plus rien ». Un monde où la dislocation des rapports humains, l’indifférence, la difficulté d’être soi engendrent de la violence brute. « Il y a des jours où la place qu’on accorde aux autres est limitée », relève Adrien Brody. Des jours aussi où le cinéma fouille le renoncement et le fond des âmes, sans limites.»
Images : Pretty Pictures
La citation de Camus se trouve en exergue du film