C’est un étrange objet que le film de Lech Majewski, Bruegel, le moulin et la croix, inspiré du tableau de Brueghel l’Ancien Le Portement de Croix. Ce tableau associe en fait deux thèmes picturaux : d’une part le Portement de Croix, de l’autre, une anticipation de la Déploration – donc dans un télescopage temporel. Les acteurs de ces deux scènes sont entourés d’une multitude de personnages accessoires, faisant l’objet d’un travail de création aussi attentif que les scènes chrétiennes elles-mêmes.
Lech Majewski, metteur en scène, scénariste, réalisateur, producteur, peintre et poète américano-polonais est l’auteur d’une douzaine de films, de trois opéras et cinq pièces de théâtre. En 1995, il travaille avec Julian Schnabel en tant que scénariste sur le film Basquiat qu’il coproduit, où David Bowie joue le rôle d’Andy Warhol. En tirant son inspiration de la peinture, il n’en est pas à son coup d’essai ; il a déjà réalisé en 2004 sur le même principe The Garden of Earthly Delights (Le Jardin des délices) d’après Jérôme Bosch. Pour ce nouveau film (réalisé en 2009 mais sorti fin décembre 2011 en France), il a collaboré avec avec l’historien d’art Michael Gibson.
Le chef d’œuvre de Pieter Brueghel l’Ancien représente la Passion du Christ, située dans les Flandres du milieu du 16e siècle, époque où la région passe sous obédience espagnole. Le film de Majewski se concentre sur une douzaine de personnages choisis parmi les centaines de ceux qui figurent sur cette vaste toile (170 x 124 cm) et dont les histoires s’entrecroisent tout en réincarnant les grandes figures de la Passion. Parmi eux le peintre lui-même (interprété par Rutger Hauer), son ami et collectionneur d’art Nicholas Jonghelinck (Michael York), et la Vierge Marie (Charlotte Rampling).
Pieter Brueghel l’Ancien a mené une vie brève (de 1525 environ à 1569) dans un monde dangereux. L’occupation espagnole des Pays-Bas, devenus territoire espagnol en 1549, prend une tournure particulièrement répressive avec la nomination en 1566, par Philippe II, de Fernando Álvarez de Toledo y Pimentel, duc d’Albe, comme gouverneur des Pays-Bas, avec le titre de vice-roi, investi d’un pouvoir absolu pour réprimer les velléités d’indépendance exacerbées par les dissensions religieuses. Entré dans Bruxelles à la tête de l’armée espagnole le 22 août 1567, il y établit, sous le titre de Conseil des troubles, un tribunal qui déploie tant de rigueur qu’on ne le désigne plus que sous le nom de Conseil de sang. Ce sont les officiers (mercenaires) de l’armée espagnole que l’on voit répandus à travers le tableau, et le film, cavaliers vêtus de leurs costumes rouge vif.
Bruegel, le moulin et la croix invite le spectateur à reconstituer la gestation du tableau, à partir des dessins préparatoires du peintre, qui s’en explique (de manière un peu artificielle) auprès de son ami (et commanditaire ?), nous aidant à décrypter le langage des symboles qu’il utilise. Le peintre se voit comme l’araignée, invisible, mais enchaînant tous les éléments les uns aux autres à l’aide de sa toile. Ainsi, comme dans la plupart de ses autres œuvres, Bruegel prend soin de dissimuler l’évidence en détournant l’attention vers d’autres points. Alors que le Christ portant sa croix se trouve au centre – au sens propre comme au sens figuré – du tableau, il est noyé au milieu d’une multitude de personnages apparemment indifférents, voire ignorants de ce qui se passe. C’est ainsi, explique Bruegel, que s’exprime la quintessence de la souffrance, par le fait qu’elle passe inaperçue aux yeux des autres. Il vise aussi à montrer que seul l’art est capable de saisir le moment éphémère pour l’immortaliser.
Il y a quelque chose de fascinant dans la manière dont les personnages de Majewski sortent littéralement du tableau pour venir s’animer, ou dont nous entrons nous-mêmes dans l’image peinte. Cela étant, j’ai trouvé le film inégal. Le moulin, construit au sommet d’une étrange protubérance rocheuse, surplombant la plaine, joue un grand rôle ; le meunier, du haut de son perchoir, figure le Créateur lui-même – ceci n’étant pas une interprétation fantaisiste de ma part, mais la parole même de Brueghel relayée par Majewski. Mais l’absence de personnalité des personnages les transforme en allégories. Le plus gênant reste toutefois la complaisance apparente avec laquelle le réalisateur s’attarde sur des scènes de maltraitance, voire de torture. Au final, le film n’est pas sans intérêt et l’originalité de la forme reste inconstestable.
En savoir plus :
- le site du film
- le site du réalisateur
- History of Art (sur Brueghel)
- l’article du Monde sur le film