Le pommier est sur le flanc de la colline. Une pomme tombe du pommier, elle dévale la pente à grands bonds désordonnés, prenant de la vitesse à mesure qu’elle descend, et semblant suivre un but qu’elle est seule à connaître. Elle atterrit dans le ruisseau qui l’entraîne, elle semble plusieurs fois devoir s’arrêter devant des micro-obstacles, puis continue à flotter et disparaît.
Cette séquence du film de Nuri Bilge Ceylan Il était une fois en Anatolie dure longtemps, je n’ai pas mesuré combien, mais assez longtemps pour qu’on se concentre sur le destin aventureux de la pomme, qui a une bonne tête de pomme, verte avec des joues rouges. Il n’y a pas de doute que c’est elle l’héroïne, pendant un instant certes, elle a son heure de gloire. (Comme la tomate chez Almodovar !) Le reste du temps, du moins dans la première partie du film, on (c’est-à-dire moi) ne voit pas clairement qui est le personnage principal. Ou plutôt, chacun l’est à son tour.
L’histoire est simple – en apparence. En Anatolie, dans la Turquie profonde, un convoi de trois véhicules circule la nuit sur une route de campagne. Des policiers, un procureur, un médecin escortent un meurtrier qui est censé leur indiquer l’endroit où il a enterré sa victime. Mais la recherche traîne en longueur, car les souvenirs de l’assassin sont incertains ; ce soir-là il avait bu, et puis tous ces paysages se ressemblent… Le commissaire le harcèle : « alors, c’est ici ? » Les acteurs de l’expédition oscillent entre l’exaspération (le commissaire de police, qui pète les plombs plus d’une fois), l’impatience (le procureur, qui est pressé d’en finir car il doit être à Ankara le lendemain matin) et l’ennui (le docteur).
Au milieu de la nuit, épuisés, ils s’arrêtent dans un village pour casser la croûte chez le maire qui, dûment averti, les reçoit à bras ouverts et en profite pour essayer de faire remonter ses doléances vers les autorités supérieures. Une panne d’électricité (dont le réalisateur affirme qu’elle fut réelle et fortuite) donne l’opportunité d’une séquence magnifique, où la fille du maire apporte sur un plateau une lampe à pétrole et des verres de thé pour tous. Elle est belle, d’une beauté qui laissera tous ces hommes pétrifiés et muets. Elle-même ne prononce pas un mot. Elle passe comme une apparition, comme un personnage de Georges de La Tour avec sa lampe.
Au petit matin, « un jour noir plus triste que les nuits », ils finiront par trouver le corps, par l’exhumer au prix de quelques péripéties tragi-comiques, par le ramener en ville aux fins d’autopsie. Commence alors une deuxième partie, plus courte, où le médecin occupe le devant de la scène. Les événements qui viennent de se dérouler, les conversations qu’il a eues avec le procureur pendant les heures d’attente, stimulent les questions qu’il se pose sur le sens de sa vie, de sa solitude (divorcé et apparemment nostalgique), de sa place dans cette petite ville perdue.
J’ai trouvé toutefois ce film moins abouti, moins réussi que Uzak ou Climats, œuvres précédentes de Ceylan. Il y a beaucoup de bonnes choses, notamment le contraste entre le tragique de la situation et les préoccupations minuscules des comparses, sur fond de mélancolie oppressante (Pierre Murat a raison de parler de Tchekhov…) Mais la première partie peut sembler interminable, répétitive, et l’ensemble bancal du fait de ce poids excessif. Au total, c’est tout de même beaucoup plus intéressant que la énième mouture du cinéma français sur les états d’âme d’une poignée de trentenaires parisiens.
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