Alexandre est sans doute
le premier homme d’État
à avoir pensé planétairement…
René Grousset
Je suis allée au Louvre voir l’exposition « Au royaume d’Alexandre le Grand – La Macédoine antique », un peu par réflexe, parce que je vais un peu par principe voir tout ce que je peux qui se rapporte de près ou de loin à la Grèce. Je m’intéresse par contre bien peu aux conquérants, aux campagnes militaires et aux batailles. Mais avec Alexandre le Grand – que les Grecs appellent « Megalexandros », comme on dit en français « Charlemagne » – c’est un peu différent.
Dès l’entrée, on est fasciné par la couronne de feuilles de chêne en or qui semble surgir des ténèbres. L’exposition présente de nombreuses pièces rares provenant du Musée archéologique de Thessalonique, où elles ont été rapportées du site archéologique de Vergina (l’ancienne cité d’Aigai, capitale de la Macédoine). Le site de Vergina semble un rêve d’archéologue, une nécropole inviolée recélant des pièces exceptionnelles. Il avait d’abord été exploré dans les années 1860 par une mission française dirigée par l’archéologue Léon Heuzey, mais c’est au Grec Manólis Andrónikos que revient, en 1977, le mérite de la découverte. (Pour la petite histoire, Heuzey est réputé avoir fourni à Flaubert une partie de la documentation sur l’Antiquité destinée à l’écriture de Salammbô).
Ce qui me semble spécifique à Alexandre, c’est la manière dont ce personnage est véritablement entré vivant dans la légende, et comment cette légende a continué à travers les siècles à évoluer, croître et embellir. On connaît les péripéties de la vie d’Alexandre et son grand périple de conquêtes, mais on oublie facilement qu’il ne reste que très peu de documents de première main : seulement quelques inscriptions sur des pierres dans des cités d’Europe et d’Asie. Les cinq principaux historiens qui en ont donné des récits, Arrien, Diodore de Sicile et Plutarque en grec, Quinte-Curce et Justin en latin, les ont écrits plusieurs siècles après la disparition d’Alexandre.
Par la suite, c’est surtout à partir du Roman d’Alexandredu Pseudo-Callisthène (un auteur égyptien ou grec d’Égypte du IIe siècle ou IIIe siècle. Les historiographes l’ont appelé ainsi parce qu’il voulait se faire passer pour Callisthène, le contemporain et biographe d’Alexandre le Grand dont furent perdues les chroniques) que vont se développer la plupart des innombrables légendes, vies, romans, histoires ou exploits d’Alexandre le Grand qui se multiplieront, à partir du Ve siècle. (On peut voir sur le site de la BNF le manuscrit du Roman d’Alexandre réalisé au milieu du XVe siècle pour le duc de Bourgogne Philippe le Bon).
Un historien moderne constate (ou déplore ?) l’« énorme fatras » des ouvrages consacrés à Alexandre. Hagiographies, visions apologétiques, panégyriques… Ces livres fonctionnent sur le caractère proprement mythique du personnage, à commencer par ses origines, ce que lui-même avait cultivé, et brodent ad libitum en y greffant des épisodes fictifs tels que combats contre des monstres mythiques, rencontres avec d’autres personnages célèbres (pas forcément ses contemporains), voyages à des lieux où il n’a jamais mis les pieds (à Rome ou en Angleterre) et même l’exploration sous-marine dans une sorte de tonneau de verre. Même son cheval, Bucéphale, est devenu légendaire ! La peinture s’est emparée de la légende, et quand son temps fut venu, le cinéma en a fait autant.
Il faut dire que de son vivant, Alexandre a tout fait pour parvenir à ce statut exceptionnel. Selon Plutarque, Alexandre prétendait descendre, par son père Philippe II de Macédoine, de Téménos d’Argos, lui-même descendant d’Héraclès, fils de Zeus — et par sa mère, Olympias, il affirmait descendre de Néoptolème, fils d’Achille. En 331 av. JC, ayant conquis l’Égypte et s’étant fait proclamer pharaon, il se rend dans l’oasis de Siwa où il rencontre l’oracle d’Ammon qui – selon Alexandre, entré seul dans le temple – le confirme comme descendant direct du dieu (assimilé par la suite à Zeus). « Il ne conquiert pas sa divinité : elle se dévoile peu à peu », écrit Michel Cazenave. « On ne peut comprendre Alexandre si on n’entend pas en même temps qu’à travers son destin, c’est un nouveau visage du sacré qui se force ainsi sa voie, – qui va des dieux vers les hommes, – et inversement, bien sûr, une nouvelle appréhension du règne des dieux par les hommes qui se fraie son chemin. » « Même s’il ne crut pas vraiment à cette origine, et se contenta d’utiliser à des fins politiques une adoration et une vénération populaires qui le servaient, l’équivoque fut suffisante, de son vivant, pour que toute sa personne, ses actes, ses paroles en soient auréolées de mystère », souligne Jacques Lacarrière.
Très soucieux de son image, Alexandre emmène avec lui dans ses expéditions des chroniqueurs chargés de raconter ensuite les hauts faits de la conquête, tout comme un chef d’Etat aujourd’hui trimballe dans sa suite les dircom et les attachés de presse auxquels il appartient de répandre la bonne parole. L’histoire a conservé le nom de ceux d’Alexandre : son ami Ptolémée (qui deviendra roi d’Égypte à la mort du conquérant), mais aussi Callisthène (le vrai, neveu d’Aristote, et ce dernier avait été le précepteur d’Alexandre), Anaximène, Onésicritos, Polyclète, Aristobule, Marsyas. Il fait frapper des monnaies à son effigie. Il fonde des villes nommées Alexandrie : si celle d’Égypte est la plus connue, il en aurait existé jusqu’à 70, la dernière étant la cité d’Alexandria Eskhate (c’est-à-dire « Alexandrie la plus lointaine ») sur les bords du fleuve Syr Daria, au Tadjikistan, aujourd’hui dénommée Khodjent.
Il reste ainsi tout au long de l’Antiquité, et au-delà, non seulement l’incarnation du conquérant victorieux, resté invaincu sur les champs de bataille tout au long de sa vie, mais aussi une figure mythique qui se prête à la construction d’une légende. Les Romains lui avaient voué un culte, et sa notoriété a persisté dans les régions conquises, où l’on a reconnu des peuples afghans au XIXe siècle vénérant « Iskandar » (variante orientale du nom d’Alexandre). Le concept de roi de droit divin, qui existait aussi à Sumer, dans l’union du monarque avec la déesse Ishtar, a persisté dans les rites d’avènement des rois d’Irlande au Moyen Age.
Si Alexandre le Grand ressemblait un tant soit peu à ce que suggèrent ses effigies (dont les têtes sculptées figurant dans l’exposition), il ne devait pas passer inaperçu. Bel homme, le bougre ! De plus, il avait semble-t-il les yeux vairons : un bleu, un marron. Comme David Bowie, qui n’est pas exactement l’homme le plus laid au monde.
Quoi qu’il en soit, la légende une fois établie a prospéré et ne peut plus être dissociée d’une vérité historique invérifiable. « En histoire, ce que les gens ont cru compte souvent tout autant que la réalité des faits », rappelle Michel Cazenave. Et la réalité d’Alexandre n’est pas seulement dans le mythe initial, mais aussi « dans la florescence autonome de ce mythe au-delà de son trépas, dans l’écoulement des siècles ». Son impact ne s’est pas dissipé de nos jours. « Comme le montre tout récemment [NDLR : ceci est écrit en 2004] la reprise, ou la poursuite, de la polémique entre Skopje et Thessalonique à propos du film Alexandre d’Oliver Stone, il n’est guère d’autre homme célèbre de l’Antiquité dont l’étude ait été plus influencée par des préoccupations de politique contemporaine », note Pierre Briant. On n’en a pas encore fini avec Alexandre…
La documentation sur Alexandre le Grand est évidemment immense. Je signalerai juste deux sites, celui de François-Xavier de Villemagne (d’où provient la carte des conquêtes) et le site de Michel Eloy Peplums avec un important dossier à propos du film d’Oliver Stone, une mine d’informations et d’analyses.
Je suis désolé mais, le tableau de l’apothéose d’Ingres est l’apothéose d’Homère et non celle d’Alexandre(http://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Apoth%C3%A9ose_d%27Hom%C3%A8re). Mais ce n’est pas très grave puisque cet article est fort intéressant.
Tu as absolument raison ! Je me suis emmêlé les pinceaux. Merci de me l’avoir signalé… et merci pour l’appréciation. Je vais remplacer le tableau par un autre, car il n’est pas à sa place.
Belle expo! J’ai été frustrée d’ Alexandre! En revanche j’ai découvert la Macédoine que je ne connaissais pas du tout.
Une expo ancienne au Musée Guimet traitant de l’Afghanistan m’avait fait découvrir l’expédition d’ Alexandre avec beaucoup plus de vivacité