Le musée Calouste Gulbenkian de Lisbonne (cf. la note précédente) propose donc en ce moment, en plus de la richesse immense de ses collections permanentes, une exposition temporaire intitulée Quatre cents ans de nature morte. Il s’agit actuellement, et jusqu’au 8 janvier 2012, de la deuxième partie de cette manifestation, consacrée aux 19e et 20e siècles (1840-1955).
Un thème aussi vaste constitue en fait une opportunité pour voir comment les différents courants successifs de la peinture ont pu le traiter et s’en servir pour montrer leur approche particulière de la représentation picturale, leur travail sur la forme, la lumière, la couleur. La nature morte n’a pas disparu au 20e siècle, mais elle a évolué et a été réinventée comme l’a montré l’exposition Objets de désir : la nature morte moderne, tenue au MOMA de New York en 1997.
Je ne vais certes pas refaire ici la théorie de la nature morte en peinture, travail dont je serais bien incapable. Je voudrais seulement attirer l’attention sur l’origine du terme même, d’après les données de la Wikipedia et d’autres encyclopédies en ligne, et ce qu’il induit.
L’expression nature morte désigne un sujet constitué d’objets inanimés (fruits, fleurs, vases, etc.) ou d’animaux morts, puis, par métonymie, une œuvre (en peinture ou en photographie, etc.) représentant ces objets. Elle n’apparaît qu’à la fin du XVIIe siècle. Jusque-là, seul le terme de cose naturali (« choses naturelles ») avait été utilisé par Vasari pour désigner les motifs peints de Giovanni da Udine. Ensuite, en Flandre vers 1650, apparaît le terme stilleven pour des « pièces de fruits, fleurs, poissons » ou « pièces de repas servis », ensuite adopté par les Allemands (Stilleben) et par les Anglais (still-life), qui se traduirait par « vie silencieuse ou vie immobile » et qui avait en France un équivalent utilisé au XVIIe siècle : « vie coye ». L’expression nature morte apparaît en France au XVIIIe siècle. Mais Diderot, dans ses Salons, parle de « nature inanimée ».
L’historien de l’art Charles Sterling propose quant à lui la définition suivante (1952) : « Une authentique nature morte naît le jour où un peintre prend la décision fondamentale de choisir comme sujet et d’organiser en une entité plastique un groupe d’objets. Qu’en fonction du temps et du milieu où il travaille, il les charge de toutes sortes d’allusions spirituelles, ne change rien à son profond dessein d’artiste : celui de nous imposer son émotion poétique devant la beauté qu’il a entrevue dans ces objets et leur assemblage. »
Deux remarques. La première étant que l’on est passé, au cours de ces quatre siècles, de la représentation d’objets naturels (fleurs, fruits et légumes, pièces de gibier) à celle de toute sorte d’objets manufacturés et d’usage quotidien. Bien sûr les peintres – illustres ou obscurs – continuent à peindre des bouquets sans nombre, mais la gamme des objets représentés s’est énormément élargie.
La seconde concerne la nature du réel, que désigne la phrase de Gianni Morandi mise en exergue à l’exposition du musée Gulbenkian : « Il n’y a rien de plus surréel, de plus abstrait que la réalité. » J’ai envie de rapprocher cette affirmation d’une réflexion de Paul Auster dans l’introduction à son recueil True Tales of American Life : « If you aren’t certain about things, if your mind is still open enough to question what you are seeing, you tend to look at the world with great care, and out of that watchfulness comes the possibility of seeing something that no one else has seen before. » (En gros : « Si vous n’êtes pas certain des choses, si vous avez l’esprit assez ouvert pour questionner ce que vous voyez, vous vous mettez à regarder le monde avec une grande attention, et de cette attention vient la possibilité de voir ce que personne n’a encore vu.»)
Ce questionnement, c’est bien ce que nous proposent les œuvres exposées à Lisbonne, qui vont de Cézanne à Morandi en passant par Manet, Monet, Renoir, Van Gogh, Gauguin, Braque, Matisse, Picasso, Juan Gris, Dali, Magritte et bien d’autres.