La guerre est le père de toutes choses, et le roi de toutes choses ;
de quelques-uns elle fait des dieux, de quelques-uns des hommes ;
des uns des esclaves, des autres des hommes libres.
Héraclite, fragment 53
Autant le dire d’emblée : j’ai eu beaucoup de mal à lire ce livre, et si je l’ai tout de même terminé, c’est que je suis invraisemblablement consciencieuse (ayant accepté de le chroniquer pour Babelio, je voulais aller jusqu’au bout). Et pourtant, j’avais à propos de cet auteur, réellement, « de grandes espérances ». J’avais beaucoup aimé le premier livre lu de lui (c’était Ma vie parmi les ombres), assez les deux autres (Lauve le pur et La Voix d’alto). Voici ce que j’écrivais en 2006 (sur mon ancien blog aujourd’hui défunt) :
La première fois que j’ai lu un livre de Richard Millet, j’étais loin de me douter que j’allais m’embarquer dans une sorte de grand voyage au pays des mots, et que les caractéristiques mêmes qui ne m’inspiraient guère d’attirance chez un auteur de la stature de Proust – les longues périodes truffées de subordonnées, les détails de comportement individuels amenant à l’énoncé d’aphorismes universels, la traversée du temps vécu et ressuscité par le souvenir – allaient justement devenir pour moi chez Millet, par je ne sais quelle correspondance spécifique de sensibilité, les signes d’une reconnaissance d’un esprit dont la tournure, je le voyais bien à mesure que je progressais dans ma lecture, s’ajustait particulièrement bien à mon attente, en même temps que je constatais des similitudes de circonstances, de génération et d’origine (même si ma campagne n’était pas la sienne) qui me renforçaient dans cette sympathie, au sens de compassion, dans cette identification qui fait que la lecture d’un certain auteur vous accompagne d’une manière plus personnelle et qu’on se l’approprie, en quelque sorte, comme si on avait pu écrire, décrire, les mêmes phénomènes dans les mêmes termes.
Un mot d’abord sur le titre. Il fait référence au Livre des Morts des anciens Egyptiens, dans sa formule 125 ; il s’agit de « ce qui doit être dit quand on accède à la salle des deux Maât ». Cette salle est en fait le tribunal d’Osiris, et le défunt va y prononcer une déclaration d’innocence : « Je n’ai pas commis l’iniquité contre les hommes, je n’ai pas maltraité les gens… Je n’ai pas fait le mal… Je n’ai pas affamé… etc. » La suite du titre de cette formule, énoncée ainsi : « Séparer le défunt de tous les péchés qu’il a commis », précise son but : le mort a péché et tout le monde le sait. Cependant, en prononçant cette formule dans son intégralité devant le tribunal, il sera purifié et pourra donc accéder au royaume d’Osiris.
Je ne sais pas si Millet, en écrivant ce livre, a recherché une telle purification. Ce qui m’embarrasse tout d’abord, c’est l’incertitude où je suis : dans quelle mesure le personnage du livre, qui en est le narrateur à la première personne, coïncide-t-il avec l’auteur ? Jusqu’où Millet, l’écrivain, le suit-il dans ses aberrantes affirmations ? Est-ce une autofiction ? Je sais que Millet a vécu au Liban, une partie de son enfance (selon la Wikipedia : de 6 à 14 ans). C’était donc dans les années 60, bien avant la guerre du Liban que ce livre retrace.
Donc, restons-en sur le narrateur, le personnage. Agé de 22 ou 23 ans, il quitte la banlieue parisienne pour aller s’engager au Liban et combattre dans les milices chrétiennes. Ce garçon a été déraciné de son Limousin natal par une mère indifférente, qui l’avait jusque-là négligé et qui semble le tenir en bien piètre estime. Il ne sait presque rien de son père, qui est mort. Il n’a pas d’amis, pas d’amoureuse. S’il part, ce n’est pas par conviction politique (encore que : il lui semble évident de se situer d’un côté plutôt que l’autre), mais pour tenter de se confronter au réel, d’acquérir par là l’expérience du monde qui lui manque. Sa seule conviction, en fait – et le seul côté sympathique du personnage – c’est sa vocation d’écrivain ; il ne désire vraiment rien d’autre. « Les Palestiniens, les Libanais, les Syriens, les Israéliens, les chrétiens, les musulmans, les druzes, tout ça m’intéressait médiocrement ; si quelque chose me requérait, c’était le bruit des armes, persuadé que la guerre et l’écriture sont sœurs. » De cette parenté entre la guerre et l’écriture, le livre va développer la métaphore, avec de nombreuses variations. Il reflète également l’obsession de Millet quant à la décadence de la langue française : « la conversation ou l’esprit, choses qui disparaîtraient à la fin du siècle, avec le sentiment que chacun avait des nuances infinies de la langue, et dont on peut se demander si la simplification, voire la créolisation, n’entraînent pas la modification structurelle, l’appauvrissement et, à court terme, la fin de ce qu’on nomme encore, et de façon inappropriée, la littérature. »
Un personnage vraiment antipathique, en effet, insensible, veule, arrogant, affichant pour les combattants de l’autre camp un mépris incroyable, appuyé en cela sur des considérations physiques relevant du racisme, montrant avec ostentation un anti-communisme primaire et proclamant à chaque occasion son aversion du genre humain : « n’ayant en quelque sorte pas vécu, pour peu qu’on appelle vivre acquérir la connaissance des us et des coutumes, de la psychologie des hommes et des groupes humains, mais ayant beaucoup vécu si on s’en tient à la basse fondamentale de l’espèce humaine : sa chiennerie, son ignominie, ce par quoi elle ne cesse de choir. » Il se sent dans ce pays en guerre à la fois « un innocent et un imposteur ».
Je passe sur toutes les évocations de massacres, de tueries, d’exécutions, qui amènent le narrateur à constater, quant à sa propre indifférence devant ce spectacle : « C’était dans cette insensibilité que je trouverais à être moi-même, et non dans l’amour d’un prochain dont je me sentais plus que jamais éloigné. » Et quand il en est l’acteur : « J’ignorais tout des armes automatiques, et la première fois que j’ai tiré avec une slavia, puis avec une semenov, enfin avec une kalachnikov, le lendemain matin, j’ai éprouvé un plaisir si singulier que je ne peux le rapporter qu’à ma découverte du plaisir sexuel, je n’exagère rien, et si la dimension symbolique de la comparaison peut sembler un cliché, elle n’en est pas moins juste (…) ».
Je n’ai pas envie d’en dire plus. Je suis bien loin des dispositions où je me trouvais dans mon texte de 2006. Il ne faut sans doute pas confondre l’auteur avec son personnage, mais je ne vois pas dans la manière dont ce personnage est traité de désapprobation pour son point de vue. C’est sans doute délibérément que ce livre n’est pas aimable ; en ce qui me concerne, l’objectif est atteint.
critique publiée le 9/3/11 chez Babelio
Pour beaucoup d’écrivains, du personnage qui dit « je » dans une de leurs oeuvres de fiction, faire une caricature d’eux-mêmes, et pousser cette caricature à l’extrême, voire la pousser au noir, ne serait-ce pas une façon de résister à la tentation de lui témoigner trop d’indulgence à force de s’identifier à lui? A l’instant, je pense à John Kennedy Toole et au héros, improbable à force d’anti-héroïsme, de La Conjuration des imbéciles, ou à certains personnages de Chevillard… fantoches qui ne manquent pourtant pas de traits communs avec leurs créateurs (quelques minutes suffiraient sûrement à trouver d’autres exemples).
Ceci dit, je dois avouer que votre compte-rendu ne me donne pas vraiment envie de me plonger dans le livre, en effet!
Hypothèse vraisemblable en effet, comme dans le cas de beaucoup d’écrivains qui ne s’aiment pas eux-mêmes (je pense par exemple à François Nourrissier).
Un lecteur m’a signalé une interview de Millet parue dans le Point et qui répond tout à fait à la question : il s’agit d’un récit autobiographique. Lire ici :
http://www.lepoint.fr/actualites-chroniques/richard-m-le-maudit/989/0/309605