Quatre visions du monde

C’est de la différence systématiquement organisée
que naît l’intelligibilité des formes
.
Philippe Descola

L’exposition anthropologique « La Fabrique des Images » que propose le musée du quai Branly, actuellement et pour encore presque un an (jusqu’au 17 juillet 2011), n’est pas forcément d’une « lecture » facile pour le profane (c’est-à-dire quelqu’un comme moi), mais elle mérite largement que l’on fasse un effort de concentration, car on en sera largement récompensé…

Très schématiquement, il s’agit de montrer, par des œuvres d’art et des objets, les différents types de représentation des êtres (humains et non-humains) que les sociétés ont élaborés ou, plus globalement encore, les différents principes de déchiffrement selon lesquels les civilisations voient le monde et en rendent compte. Cela semble très abstrait quand on le formule ainsi ; le montrer concrètement n’en est que plus admirable. « Figurer, en somme, c’est donner à voir l’armature ontologique du réel », dit Philippe Descola, le commissaire de l’exposition.

Une petite clarification d’abord, et je l’emprunterai à mon éminent collègue blogueur Lunettes rouges ; il s’agit du titre[1] de l’exposition. « La seule faiblesse de cette exposition est peut-être son titre, qui place d’emblée le visiteur dans une approche type ‘histoire de l’art’; or le discours tenu ici ne peut se réduire à la vision esthétique à laquelle nous sommes habitués et c’est faire un grave contresens que s’y limiter (lire plutôt ici). Il s’agit ici plus de compréhension du monde et de la représentation induite, que de fabrique d’images. Le parcours très linéaire de l’exposition commence par une table des matières, puis se déroule sur quatre chapitres et finit par une synthèse comparative.

Philippe Descola a donc construit sa démonstration sur une division en quatre systèmes incarnés dans des ontologies cohérentes et des énoncés divers : traités philosophiques et médicaux, récits étiologiques, mythes et discours rituels. Son pari, comme il le définit dans l’introduction au catalogue, a été la recherche de schémas figuratifs communs indépendants des traditions culturelles. Un pari fondé sur l’idée « que l’on ne représente que ce que l’on perçoit ou imagine, et que l’on ne perçoit ou imagine que ce que l’on a appris à discerner dans le flux des impressions sensibles et à reconnaître dans l’imaginaire ».

 

Ces quatre visions du monde correspondent à l’animisme (section de l’expo « Un monde animé »), le naturalisme (« Un monde objectif »), le totémisme (« Un monde subdivisé ») et l’analogisme (« Un monde enchevêtré »). (Je vous renvoie au site du musée pour le développement de ces définitions.) Elles se différencient par des combinaisons variées entre les différences (physiques et morales) et les ressemblances (idem) entre les êtres.

L’exposition présente notamment (dans la section « Un monde subdivisé ») un bel ensemble de peintures sur écorce (cf images ci-dessus et ci-contre) des Aborigènes de la terre d’Arnhem, sur la côte Nord-Ouest de l’Australie. L’essentiel de la collection musée du quai Branly a été rassemblée par le peintre tchèque Karel Kupka au début des années 1960.

J’ai été très attirée par une œuvre du peintre mexicain José Benítez Sánchez – un cosmogramme intitulé « La vision de Tatutsi Xuwari Timaiweme » provenant du Musée National d’Anthropologie de México. Il s’agit d’un tableau de grande taille, réalisé selon la technique traditionnelle des Indiens Huichol[2] en fils de laine collés, mettant en œuvre un nierika, la vision initiatique d’un dieu. Il représente les déplacements et métamorphoses d’un ancêtre, à travers une vision double : celle de l’ancêtre, celle reflétée sur l’initié. Le mot nierika a divers sens : visage, image, photo, dessin, vision. Il désigne des objets chamaniques puissants symbolisant le seuil et l’ouverture, qui permettent au chamane d’accéder au royaume spirituel. Le tableau de José Benítez Sánchez montre que ce motif pictural combine deux modalités de représentation : figurer et voir. (Tout cela est très clairement exposé par un petit film explicatif qui passe en boucle dans la même salle.)

Los Espíritus Antepasados Ascienden a la Tierra, José Benítez Sánchez, 1974

L’image du tableau de José Benítez Sánchez provient du site d’art, histoire et culture huichol Wixarika. Sur la culture huichol : voir aussi le site Visions chamaniques.


[1] En repensant à l’exposition du musée Jacquemart-André « Du Greco à Dali – les grands maîtres espagnols », je me dis que le problème avec les titres, c’est qu’ils semblent n’être là que pour être « accrocheurs », et peu importe qu’ils ne « collent » pas vraiment avec le contenu…

[2] Les Huichol ou Wixáritari sont un peuple indigène vivant dans la Sierra Madre occidentale au centre-ouest du Mexique, principalement dans les états de Jalisco, Nayarit, Zacatecas et Durango. Ces tableaux visent à transmettre une tradition ancestrale pré-hispanique et rapportent des expériences visionnaires, résultat d’états modifiés de conscience obtenus par l’ingestion du cactus sacré (peyotl) lors de cérémonies et de pèlerinages.

3 réflexions au sujet de « Quatre visions du monde »

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  3. Cela paraît très intéressant . La peinture mexicaine est très belle .
    Je crois que l’artiste peint avec la totalité de son être, conscient et inconscient : ses connaissances, ses intuitions, ses ressentis, ses émotions, ses visions extérieures et intérieures, son subconscient, son esprit, son âme … Il se donne corps et âme à son art, pourrait-on dire .
    Enfin, je ne sais pas, c’est une néophyte qui parle …
    On dirait qu’il y a dans l’ acte de création un besoin de montrer le visible (limité au regard ordinaire) dans sa réalité invisible illimitée, sa multiplicité de facettes, son infinité …
    La vraie création artistique est forcément une porte ouverte sur le monde spirituel présent en chacun de nous . Elle est donc aussi un pont de communication . Elle peut nous transporter ailleurs, plus loin, plus haut … sans effort, juste par l’intermédiaire des sens et de la sensibilité en les stimulant .

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