« La juste mesure du pire »


L’on fait plus souvent des trahisons par faiblesse
que par un dessein formé de trahir.

La Rochefoucauld

Il y a des livres que l’on reçoit comme un coup de poing dans la tronche, et celui-là en est un. Mais on n’a pas envie de se plaindre, au contraire, on remercie. Chapeau, monsieur Chalandon. Respect total.

Mon Traître est l’histoire d’Antoine, un luthier parisien qui découvre l’Irlande. On est au début des années 70. Antoine est un jeune homme paisible, taciturne. Il ne sait rien de l’Irlande du Nord. Il va la découvrir un peu par hasard (mais le hasard, comme chacun sait, n’existe pas), y revenir encore et encore, s’y faire des amis. Et parmi eux Tyrone Meehan, un combattant de l’IRA, un héros. On est en plein conflit avec l’Angleterre de Margaret Thatcher. Les années passent et la paix finit par venir. Et puis en 2005, coup de théâtre, Antoine apprend que Tyrone, son ami, son héros, était depuis le début un traître, un agent à la solde de l’ennemi. Vingt-cinq ans de trahison.

Il est clair que le récit a été inspiré par une histoire vraie, celle de l’amitié entre l’auteur, Sorj Chalandon, et Denis Donaldson, un proche du leader nord-irlandais Gerry Adams. Donaldson a été abattu en avril 2006, tué au fusil de chasse dans le petit cottage familial où il s’abritait. Le sort de son double fictif sera le même.

Le livre est bref, les souvenirs d’Antoine alternent avec quatre interrogatoires de Tyrone Meehan par l’IRA après la révélation de sa double vie. Les phrases aussi sont brèves, les mots courts, pas un adjectif superflu. Elles révèlent admirablement l’atmopshère d’un pays, d’un lieu, d’une époque, elles suscitent chez le lecteur des images (la grève de la faim de Bobby Sands). Antoine, accablé, ne cherche pas tant à comprendre le pourquoi de la trahison – comme si c’était d’avance une vaine entreprise – que le comment : comment vit-on quand on trahit ? Comment fait-on pour s’en arranger ? Est-ce que quelque chose reste vrai ?

Peinture murale à la gloire de Bobby Sands, Belfast (2005) - Image Wikipedia

Pour rendre cet indicible, Sorj Chalandon dit avoir tenté de « trouver la juste mesure du pire ». On ne saurait mieux dire. Dans une interview publiée sur le site du CFPJ, il s’explique sur l’extrême parcimonie de son écriture : « Je pense qu’on a toujours des mots de trop. Il faut aller au sang des mots. Mes mots sont tellement nettoyés qu’ils en sont douloureux. J’écris coupé déjà. Pour Mon traître, il n’y a quasiment pas eu de retouche, c’est presque le premier jet. Quand j’écris les mots, ils ont déjà été nettoyés dans ma tête. Le mot parfait, c’est celui qui est cassant. Celui qui n’a pas de gras autour. Chaque mot devrait être une larme de glace qui se casse net. Pour arriver à ça, il faut avoir mal et aimer les mots. J’essaie qu’il n’y ait pas de mot parasite. Il faut même que je fasse attention car je pourrais aller vers un dépouillement absolu. »

Sorj Chalandon a été journaliste au quotidien Libération de 1974 à 2007. Grand reporter puis rédacteur en chef adjoint, ses reportages sur l’Irlande du Nord et le procès de Klaus Barbie lui ont valu le Prix Albert-Londres en 1988.

Un article de Hubert Artus chez Rue 89

Sur Denis Donaldson : un article du Sunday Times

6 réflexions au sujet de « « La juste mesure du pire » »

  1. Je suis heureuse que tu aies aimé ce livre. Il m’avait beaucoup aidée à avancer un peu dans un semblable deuil que j’a(va)i(s). L’auteur y est, avec en même temps toutes précautions possibles pour ne pas heurter davantage ceux qui pourraient l’être – à mes yeux un exploit -. C’est vraiment un des livres qui aura le plus compté pour moi.

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