Quignard, le magicien du silence

A la Sorbonne, du 17 au 19 juin, avait lieu un colloque intitulé « Pascal Quignard au large des arts ou la littérature démembrée par les Muses ». J’ai eu le plaisir d’assister à la matinée du samedi 19.

Plantons le décor d’abord, ce n’est pas indifférent : la salle Bourjac, salle de taille moyenne, avec des fenêtres donnant sur une cour étroite. On y avait disposé trois beaux bouquets (*), composés de roses rouge sombre bien ouvertes (qui ressemblaient à des roses de jardin, pas à des roses de fleuriste…), de branches de groseilles, de feuillages. A ma gauche, une grande tapisserie « Hommage à Antoine Watteau, peintre français 1684-1721 ». Des bibliothèques vitrées sur deux côtés de la salle, remplies de volumes reliés, l’une surmontée par un buste en pierre sombre – Richelieu ?

Première intervention, un régal : celle de Bruno Blanckeman : Banquets, menus, friandises : les arts de la bouche dans l’œuvre de Pascal Quignard.

Il s’agit d’analyser, dans les romans de Quignard, la présence de la nourriture comme élément structurant du récit et rapport au romanesque. L’évocation de plats, d’aliments, de repas y est très fréquente. Les arts de la bouche proposent un modèle et hypotexte culturel « par où l’écriture engage une recherche composite », relevant aussi de l’esthétique par le lien avec d’autres arts (récit, conte, poésie, rhétorique). Que ou comment mange-t-on ? avec ou contre qui ? et quelle force on alimente ainsi ?

Nature morte aux gaufrettes de Lubin Baugin (vers 1631) - DR

On y constate la persistance de comportements élémentaires (modes de nutrition, rituels), de tropismes singuliers issus de déterminations organiques. Un parcours où l’histoire prend corps, se nourrit. Dans Carus, c’est en termes de goût et dégoût que se définit le mal de vivre : n’avoir plus goût à rien.

« Un caractère s’affirme quand une gamme de saveurs recoupe sa hiérarchie de valeurs. » Un complexe de dilections, d’appréciations ; « une lente, très lente cuisson de l’intime ». Dans ce système, la nourriture se trouve « investie d’une puissance de dramatisation ». Les aliments ont une fonction supplétive : « ils nomment ce que la narration tait » (exemples pris dans Villa Amalia). Les plats s’y présentent comme enjeu symbolique de la relation à l’autre.

Et l’imaginaire de la nourriture n’est pas toujours amène : c’est aussi le festin des morts, « une variation mortifère autour de l’art culinaire revenant à un réflexe vital de l’espèce. » Manger est une ingestion qui suppose la mort de l’autre, un acte de prédation (mot bien quignardien…) De qui, de quoi l’homme est-il la proie ? par quel fauve se laisse-t-il dévorer ? Carus, du roman qui porte son nom, est un homme triste, « celui qui porte en lui une mort qui le ronge ».

Mais par là, ce qui est en jeu, c’est « le mystérieux appétit de dire » – la source de l’écriture – et « les régimes contrastés de son assouvissement ». C’est la fonction des sciences humaines et des arts  – une nouvelle forme de prédation – de préparer le terrain à l’écrivain, de lui fournir une matière première préparée, apprêtée (au sens où on le dit en boucherie).

La voix mutique de Pascal Quignard

Avec cet oxymore, Stella Spriet explore les rapports de la voix avec la littérature et la musique. Écrire c’est sacrifier la voix, se taire, renoncer à toute profération ; renoncer à une langue sociale asservissante pour créer de la différence. Chez Quignard, il s’agit aussi de

« donner à travers le silence la parole à tous ceux qui ne peuvent parler – de donner voix aux absents de l’Histoire ». Ce silence devient un espace propre à la méditation, en rapport avec la solitude, la mélancolie, la souffrance.

Il s’y crée une langue autre, liée à la perte, la défaillance, la privation, à travers les jeux d’échos, de retours, de reprises entre pages, entre livres. L’usage du fragment (une poétique de la ruine) suscite le saisissement, la fulgurance. Celui des asyndètes et hyperbates induit une mise en suspens, « une écriture/écart qui institue le contretemps ». La porosité des strates temporelles permet de relier le passé au présent et l’expérience du silence de l’auteur rejoint celle du lecteur.

Parallèlement à ce pouvoir du silence, la pratique de la perte conduit à une sublimation par la musique, une souffrance qui se donne à entendre (ainsi dans Tous les matins du monde pour le personnage de Mr de Sainte-Colombe). La musique est là pour parler de ce que la parole ne peut dire, et en cela, « elle n’est même pas tout à fait humaine ».

Charon traversant le Styx, de Joachim Patinir, 1524 - DR

Gilles Declercq, dans « Ut Rhetorica », définit la rhétorique comme l’art de se défendre par la parole. Il y a là une posture politique, « un acte de résistance fondamentale à la vague de haine, au mépris déferlant actuellement contre la création, l’édition, les universités, les bibliothèques… »

C’est un élément qui relie l’antique au contemporain, au postmoderne dans l’œuvre de Pascal Quignard, un enjeu esthétique et politique lié à la manière de poser sa parole. On a affaire à une rhétorique archaïque, non domestiquée par la philosophie, « un usage sauvage de la parole (comme avant Aristote) ». Le rhéteur comme un sorcier de la Grèce antique…

« Le mythe est un taureau, le roman est un cerf » (Tiens, c’est un alexandrin !) Car seul le langage, en mentant, fabrique une image du vrai.[1]

Un double sublime : celui de l’anéantissement, celui de la dernière leçon de Tous les matins du monde, dans la commémoration amoureuse.

[Commentaire de Pascal Quignard : « Il faut qu’il y ait une privation sensorielle pour qu’il puisse y avoir une parole. »]

La matinée se terminait par un entretien entre Pascal Quignard et Valère Novarina sur le thème « De l’espace ». Confrontation un peu frustrante, à mon avis, car lorsqu’on met en présence un bavard et un taiseux (et je n’ai pas besoin de préciser qui est qui…), l’échange n’est pas très équilibré. Néanmoins, d’intéressants aperçus de Novarina sur l’art du spectateur, le rituel des morts à l’île de la Réunion, l’anagramme Dieu/vide (quand on pose l’équivalence U = V comme cela s’écrivait en ancien français), l’étymologie vue comme « un puits sans fond », le langage comme force de la nature…

*          *          *

Pour ceux qui voudraient poursuivre des lectures autour de l’œuvre de Pascal Quignard, il existe de nombreux documents sur le Web. On peut commencer chez remue-net avec l’article de Ronald Klapka qui donne beaucoup de pistes, et avec le numéro 260 de la Revue des sciences humaines de l’Université de Lille III.

 


[1] Voir à ce sujet l’entretien de Pascal Quignard avec Alain Veinstein, dont la transcription est disponible en ligne : c’est ici.

(*) PS le 4 juillet — On peut voir un de ces bouquets dans la chronique de Pierre Assouline.

— PS le 21 novembre 2011

Les actes de ce colloque viennent de paraître en volume aux Presses de la Sorbonne Nouvelle. Voir l’article sur le site Fabula

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