Au Salon du Livre, samedi 27 mars 2010, une rencontre avec Paul Auster, Emmanuel Carrère et Enrique Vila-Matas sur le thème « Écrivains en terre inconnue ». Et cette terra incognita, c’est bien entendu celle de l’écriture…[1]
Question. Enrique Vila-Matas, dans Dublinesca ou Perdre des théories, vous êtes votre propre personnage : êtes-vous plagiaire de votre œuvre ?
Enrique Vila-Matas : Oui. Mon livre mène une double vie : je détruis la théorie mais elle me sert pour écrire le roman. La théorie meurt quand le roman naît – à chaque roman correspond une nouvelle théorie pour accéder à la vérité de l’écriture. Le personnage se trouve dans une situation limite, il touche le fond, le roman ne peut que lui donner l’occasion de remonter. Je suis en cela en communauté d’esprit avec les deux autres auteurs : par l’aspect de dualité, de double face (j’ai envie de me retirer et de disparaître…).
Emmanuel Carrère : Nous avons aussi en de commun des histoires de disparition, fréquentes chez Paul Auster, aussi chez Vila-Matas, par exemple dans Docteur Pasavento, et pour moi c’est dans Un roman russe l’histoire du soldat hongrois retrouvé cinquante ans après en Russie dans un hôpital psychiatrique : un personnage qui aurait pu sortir des livres de mes voisins.
Paul Auster : J’ai un énorme respect pour le travail de Vila-Matas ; j’ai même mis son nom dans mon dernier roman. C’est un auteur de fiction mais il dit la vérité. Nous sommes tous plus ou moins du même âge, des garçons d’après-guerre (NDLR : Auster est né en 1947, EVM en 1948, EC, un peu plus jeune, en 1957.) Nous avons le même goût de l’ambiguïté, d’une incertitude constante en face de la réalité – ce qui peut être déconcertant pour le lecteur. Un critique m’a même attaqué en disant : « Paul Auster ne croit pas aux valeurs traditionnelles de la fiction ! » (pour moi, c’est un compliment…). On cherche à décrire une nouvelle réalité. Est-ce que l’histoire s’est vraiment passée ou imaginée ? Dans l’histoire racontée par Freeman[2], il a changé tous les noms et lieux. Ce qu’on a imaginé est réel parce que cela fait partie du monde. On marche sur une ligne périlleuse, mais c’est le statut de l’être humain.
EVM : Cette nouvelle réalité tient beaucoup à l’ambiguïté des personnages. Le mien est à la fois éditeur et auteur, comme si je me voyais de l’extérieur. Cela peut se rapprocher du film sur Bob Dylan où il est incarné par différents acteurs, c’est une identité polyphonique.
EC : Ce à quoi on croit, c’est à l’élan qui fait raconter une histoire – ce qui a été mis en cause par les écritures du soupçon, de la méfiance. Nous avons foi dans le mouvement romanesque… Dans mes trois derniers livres, la part de l’imagination est égale à zéro, mais ce ne sont pas des documents ou des témoignages. Ils relèvent d’une organisation romanesque, même si le matériau documentaire c’est le réel. Je crois éperdument, comme lecteur (et comme auteur) dans l’élan du récit, quelle que soit son origine.
PA : Tous trois avons aussi écrit de la non-fiction : il y a dans certaines histoires vraies une qualité fictionnelle. Pour la radio (National Story Project[3]), j’ai ramassé des histoires vraies dans tout le pays. La vie aussi est bizarre et imprévisible. Maintenant je lis beaucoup moins de fiction que dans le passé. Quand on est jeune, on cherche à se trouver, mais après on est ce qu’on est, ce qu’on lit ne va pas nous changer. On vit en écrivant toute la journée dans le monde imaginaire, ça fait du bien de lire la réalité.
EVM : Nous sommes tous trois des écrivains réalistes. Il existe beaucoup de réalités et beaucoup de points de vue sur ces réalités. Comme l’a dit Steiner : tous les livres ramènent à une question unique qui est celle de l’existence de Dieu. C’est toujours oui ou non. Le jour où une troisième voie s’ouvrira, on pourra aller vers un nouveau langage…
EC : J’ai écrit une biographie[4] de Philip K. Dick, un écrivain exceptionnel qui a fini dans la peau d’un illuminé religieux, se prenait pour un prophète, il est tombé dans le monde de ses livres…
PA : Détruire le mur entre fiction et réalité, ce n’est pas un problème. Par exemple, je raconte quelque chose qui m’est arrivé, mais je l’attribue à quelqu’un d’autre.
Question : Existe-t-il des sujets qui sont intouchables ?
EC : Je ne pense pas, a priori.
PA : Il n’y a rien, il n’y a aucune interdiction dans la fiction. Si on limite les possibilités, on empêche la fiction de se développer. On doit rester ouvert à tout.
EVM : On peut tout dire. Le langage de la fiction permet d’aller plus loin que le réel, et de donner accès à une vision qui ne serait pas possible autrement.
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Derniers livres parus :
Paul Auster : Invisible (Actes Sud)
Emmanuel Carrère : D’autres vies que la mienne (POL)
Enrique Vila-Matas : Dublinesca + Perdre des théories (Ch. Bourgois)
Images couvertures : Amazon.
[1] Propos reconstitués d’après mes notes.
[2] Dans Invisible, où le romancier Jim Freeman accepte de mettre en forme les notes écrites par son ami Adam Walker, trop malade pour continuer le livre qu’il a entrepris.
[3] Ce qui a donné le livre True Tales of American Life (Faber & Faber), en français Je pensais que mon père était Dieu et autres récits de la réalité américaine (Actes Sud).
[4] Sous le titre Je suis vivant et vous êtes morts (Seuil).
C’est bien, grâce à toi j’ai eu un rattrapage de ce que j’ai manqué. Je vais toujours et malgré le côté pompe à fric et daubes médiatiques au Salon du Livre. En fait il reste encore possible de s’en faire des moments inoubliables (quelques vraies rencontres presque à chaque saison) et intéressants (découvertes d’auteurs dont on ne soupçonnait pas même l’existence). Il y a toujours des lectures et parfois certains débats qui restent de qualité. Kourkov fait partie pour moi de celles de cette année.
Et puis le plaisir de retrouver les copains, même s’il ne faut jamais oublier qu’ils sont là pour bosser.
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