De l’autre côté de l’Oural (Salon, 1)


Pourquoi diable aller au Salon du Livre ? Si c’est pour acheter des livres, vous n’avez qu’à vous adresser à votre livraire habituel (je laisse telle quelle la faute de frappe…) ; et pour le reste, vous n’avez qu’à me lire !

Au Salon du Livre, vendredi 26 mars, une rencontre était organisée par le magazine Transfuge sur « Le nouveau roman russe » avec Georges Nivat, Andréï Kourkov et Viktor Erofeev. Bien utile quand on est un peu perdu devant l’avalanche de nouveaux auteurs apparus depuis le grand chambardement d’il y a deux décennies.

Georges Nivat

Pour s’y retrouver, on ne saurait avoir meilleur guide que Georges Nivat, auteur notamment d’une monumentale Histoire de la littérature russe, en sept volumes dont le dernier est actuellement en préparation, ainsi que de plusieurs ouvrages consacrés à Soljenitsyne.

La rupture politique des années 90 a-t-elle été aussi une rupture esthétique ? De nombreux auteurs actuels, indique Georges Nivat, étaient déjà présents avant le changement, par exemple Mark Kharitonov, âgé d’environ 70 ans maintenant. Il n’avait pas publié avant 1990, et il a été le lauréat du premier Booker Prize russe en 1992. Certes le changement a été considérable. Erofeev avait alors proclamé l’« enterrement de la littérature soviétique ». Plus de censure, désormais en Russie comme ailleurs la possibilité de publier dépend des éditeurs et ils sont nombreux. Certains éléments ont persisté : on continue le système de « revues épaisses » où beaucoup d’œuvres de poésie et aussi en prose sont publiées. Mais leur tirage est en baisse : Novy Mir[1] existe toujours mais il est passé de plus d’un million d’exemplaires à 5 000…  Le panorama de la littérature russe semble aujourd’hui beaucoup plus éclaté – d’autant que les écrivains russes sont installés partout : en Allemagne, en Israël… (avec des publications en russe).

Chaque pays montre un plus ou moins grand appétit de littérature étrangère (en ce moment plutôt moins…) mais cela vient aussi du lecteur. « Le lecteur français a de grands emballements pour des auteurs russes mais peut-être pas un intérêt régulier. » Beaucoup d’auteurs russes ont été traduits en français : Petrouchevskaïa, Oulitskaïa qui a eu du succès d’abord en France avant la Russie. Par rapport à l’époque soviétique, le tableau est très riche mais beaucoup plus difficile à appréhender.

Andréï Kourkov

Pour Andréï Kourkov (qui est ukrainien mais écrit en langue russe) , la littérature russe post-soviétique écrite à la fin des années 1980 ne constitue pas vraiment une rupture. Aujourd’hui, la littérature russe classique reste dominante et en Russie, la littérature joue un rôle important dans la vie de la cité. Gorki n’a-t-il pas dit que « les écrivains sont les ingénieurs des âmes » ? Aujourd’hui une nouvelle idéologie s’impose à eux, celle du patriotisme.

Interrogé sur une éventuelle influence européenne, Georges Nivat prend comme exemple le cas de Soljenitsyne, estimant que dans son dernier livre, il le fait « plus européen qu’il n’aurait voulu être ». Mais une autre influence a marqué beaucoup d’écrivains russes actuels, c’est le passage par l’expérience de la guerre, de la vie militaire. C’est visible aussi au cinéma comme chez Sokourov que Nivat qualifie de « génie absolu ».

Viktor Erofeev

Viktor Erofeev, arrivé sur le plateau avec quelques minutes de retard[2], est assurément une grande figure de cette nouvelle littérature post-soviétique. Il rappelle les circonstances du lancement de l’« almanach » Metropol en 1979. Il s’agissait alors de faire une revue avec les textes refusés par la censure et les supports officiels. Metropol, dit  Erofeev, était une manière « de déclarer qu’on ne pouvait plus exister comme ça ». [La chose fit grand bruit. Accusé de pornographie, Erofeev fut alors exclu de l’Union des écrivains qui venait tout juste de l’admettre dans ses rangs. Il fut également interdit de publication en URSS et cela jusqu’en 1998.] Après la fin du monopole [de l’édition] dans les années 80, on a pu voir le début d’une nouvelle littérature avec d’autres textes, intentions, désirs – une littérature non engagée, libre. De nouvelles approches du style, des personnages, « avec des auteurs comme Sorokine, Pélévine… qui sont des figures encore très contestables. » Metropol a été « le commencement du postmodernisme russe ».

Ces nouveaux auteurs ont-ils pu réinventer la langue russe ? Georges Nivat cite Mikhaïl Chichkine, qui élabore « des phrases avec une structure de rébus », ce qui donne à ses livres (titres : La Prise d’Izmaïl, Le Cheveu de Vénus) « l’aspect d’un roman tolstoïen qui devient un jeu de pièges ». Il y insère de nombreuses citations anti-russes, anti-slavophiles « intégrés dans son magasin d’accessoires ». Il mentionne également le roman de Mark Kharitonov L’approche, pour sa « technique d’appréhension du réel, une sorte de réalisme magique ». Il y a aussi des grands narrateurs. « La Russie, longtemps amnésique, est aujourd’hui obligée de revivre son passé. »

C’est peut-être ce qu’a fait Erofeev avec son livre Ce bon Staline. Pour lui, « le pays est en train de mourir, peut-être déjà mort. » Comment voir ce phénomène ? dans la déploration ou le lyrisme ? « Les nouvelles idées, la modernisation, la lutte contre la corruption ne donnent pas notre pays la possibilité de survivre. Cette situation représente une expérience très spéciale. Pour la littérature c’est passionnant : l’agonie d’un grand pays… mais pour les habitants, ce n’est pas très confortable. La littérature soviétique était optimiste comme au 19e siècle où l’origine du mal était un défaut politique ou social lié à un régime. »

Il y a six mois, raconte encore Erofeev, dix-neuf professeurs de l’Université de Moscou ont écrit une lettre aux autorités du Kremlin pour demander l’interdiction de son livre[3]. Un rêve kafkaïen. « Comme sous Staline, je suis accusé de russophobie, donc la lutte continue et nous ne savons pas où nous allons… Aujourd’hui on dit que la Russie est une civilisation orthodoxe, comme dans l’URSS on la disait soviétique. La situation sociale, idéologique est très instable – et la littérature non engagée ne comprend pas, ne voit pas d’issue. Peut-être faudra-t-il encore vingt ou trente ans avant une vraie chute de l’Empire. »

Pour sa part, Andréï Kourkov s’est déclaré convaincu « que la Russie va survivre ». Au plan littéraire, il souligne qu’après la révolution de 1917 il y a eu « une littérature heureuse et active », pas après 1990. Elle peut encore resurgir, a-t-il conclu : « Je reste d’un optimisme noir. »

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Documentation sur tous ces auteurs sur le site Littérature Russe.net

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source images :

Nivat = son  propre site

Erofeev = ici

Kourkov = Wikipedia

Couvertures livres = Amazon


[1] « Le Nouveau Monde », qui avait été le premier à publier en 1962 Une journée d’Ivan Denissovitch de Soljenitsyne.

[2] Vous voyez bien que j’y étais ! Par contre en recherchant la bibliographie d’Erofeev, je me suis aperçue que j’avais failli le confondre avec un autre Erofeev, Venedikt de son prénom, auteur du formidable Moscou-sur-Vodka (paru en France en 1976).

[3] Désolée, je n’ai pas saisi le titre. Toutefois Erofeev a précisé qu’il était « vieux de dix ans ».

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